Lettres à M. Félix Coudroy/Lettre 46

tout entier qui est faussé dans sa source et dans son principe.

Chose extraordinaire ! Quand je suis monté à la tribune, je n’avais pas dix adhérents, quand j’en suis descendu, j’avais la majorité. Ce n’est certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes ; on allait voter, quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l’amendement. Il a été renvoyé de droit à cette commission. Dimanche et lundi il y a eu une réaction de l’opinion d’ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait : Les représentants rester représentants ! mais c’est un danger effroyable, c’est pire que la Terreur ! — Tous les journaux avaient tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans ma bouche. Toutes les réunions, rue de Poitiers, etc., avaient jeté le cri d’alarme… enfin les moyens ordinaires.

Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés, qui ne m’ont pas mieux compris que les autres ; mais il est certain que l’impression a été vive et ne s’effacera pas de sitôt. Plus de cent membres m’ont dit qu’ils penchaient pour ma proposition, mais qu’ils votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation de cette importance, à laquelle ils n’avaient pas assez réfléchi.

Tu me connais assez pour penser que je n’aurais pas voulu réussir par surprise. Plus tard, l’opinion aurait attribué à mon amendement toutes les calamités que le temps peut nous réserver.

Au point de vue personnel, ce qu’il y a de triste c’est le charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C’est un parti pris d’exalter certains hommes et d’en rabaisser certains autres. Que faire ? il me serait facile d’avoir aussi un grand nombre d’amis dans la presse ; mais il faudrait pour cela se donner un soin que je ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde.

Quant aux élections, j’ignore si je pourrai y assister, je n’irai qu’autant que l’assemblée se dissoudra : membre de la commission du budget, il faut bien que je reste à mon poste : que le pays m’en punisse s’il le veut, j’ai fait mon devoir. Je n’ai qu’une chose à me reprocher, c’est de n’avoir pas assez travaillé, encore j’ai pour excuse ma santé fort délabrée, et l’impossibilité de lutter avec mes faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler, j’ai pris le parti d’écrire. Il n’est pas une question brûlante qui n’ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j’y traitais moins la question pratique que celle de principe ; en cela j’obéissais à la nature de mon esprit qui est de remonter à la source des erreurs, chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des passions déchaînées, je ne pouvais exercer d’action sur les effets, j’ai signalé les causes ; suis-je resté inactif ?

À la doctrine de L. Blanc, j’ai opposé mon écrit Justice et Fraternité. — La propriété est attaquée, je fais la brochure Propriété et Loi. — On se rejette sur la rente des terres, je fais les cinq articles des Débats : Propriété et Spoliation. — La source pratique du communisme se montre, je fais la brochure Protectionnisme et Communisme. — Proudhon et ses adhérents prêchent la gratuité du crédit, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais la brochure Capital et Rente. — Il est clair qu’on va chercher l’équilibre par de nouveaux impôts, je fais la brochure Paix et Liberté. — Nous sommes en présence d’une loi qui favorise les coalitions parlementaires, je fais la brochure des Incompatibilités. On nous menace du papier-monnaie, je fais la brochure Maudit argent. — Toutes ces brochures distribuées gratuitement, en grand nombre, m’ont beaucoup coûté ; sous ce rapport, les électeurs n’ont rien à me reprocher. 25 avril 1849.

Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois aucune nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de Domenger, voilà toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le seul représentant à ce régime, qui me fait pressentir mon sort. D’ailleurs j’ai quelques informations indirectes par Dampierre. Il ne m’a pas laissé ignorer que le pays a fait un mouvement qui implique le retrait de cette confiance qu’il avait mise en moi. Je n’en suis ni surpris ni guère contrarié, en ce qui me concerne. Nous sommes dans un temps où il faut se jeter dans un des partis extrêmes si l’on veut réussir. Quiconque voit d’un œil froid les exagérations des partis et les combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je crains que nous ne marchions vers une guerre sociale, vers la guerre des pauvres contre les riches, qui pourrait bien être le fait dominant de la fin du siècle. Les pauvres sont ignorants, violents, travaillés d’idées chimériques, absurdes, et le mouvement qui les emporte est malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par des griefs réels, car les contributions indirectes sont pour eux l’impôt progressif pris à rebours. — Cela étant ainsi, je ne pouvais avoir qu’un plan : combattre les erreurs du peuple et aller au-devant des griefs fondés, afin de ne jamais laisser la justice de son côté. De là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour toutes les réformes financières.

Mais il s’est rencontré que les riches, profitant du besoin