Lettres à Lucilius/Lettre 82

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 231-237).
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LETTRE LXXXII.

Contre la mollesse. Subtilités des dialecticiens.

Je ne suis plus inquiet de toi. Et quel dieu ai-je pris pour garant ? Tu le demandes ! Celui qui ne trompe personne : ton âme passionnée pour la droiture et la vertu. La meilleure partie de toi-même est hors de péril. La Fortune peut te faire tort ; mais, chose plus essentielle, je ne crains plus que tu te fasses tort à toi-même. Suis toujours ta voie : recueille-toi dans les habitudes d’une vie paisible sans mollesse. J’aime mieux être mal que mollement ; et prends ce mot être mal dans le sens ordinaire du peuple, vivre durement, pâtir et travailler. Souvent nous entendons vanter l’existence de certains hommes et dire avec envie : « Ils vivent dans la mollesse ; » c’est comme qui dirait : « Ils ne valent rien. » Car peu à peu leur âme s’effémine, et devient l’image même de la langueur, de la paresse où elle croupit et se fond. Et pour l’homme de cœur, s’endurcir à la peine ne vaut-il pas mieux ? Et puis l’efféminé craint de mourir, quand de sa vie il s’est fait une mort ! Il y a loin du vrai loisir à l’immobilité de la tombe. « Quoi donc ? Ne vaut-il pas mieux rester immobile que d’être emporté par le tourbillon de tant de futiles devoirs ? » Ce sont deux choses qui tuent également que les convulsions et le marasme. Et, je pense, un cadavre est aussi peu vivant sur un lit de parfums que sous le croc du bourreau. Le loisir sans les lettres est une mort ; c’est l’homme tout vif dans la sépulture. De quoi alors peut servir la retraite ? Nos causes d’anxiété ne nous suivent-elles pas au delà des mers ? Dans quel antre assez reculé ne pénétreront point les terreurs de la mort ? Comment fortifier et bâtir assez haut la paix de notre existence pour que la douleur n’y porte point l’alarme ? N’importe où tu te cacheras, les misères humaines t’assiégeront de leurs menaces. Combien au dehors, rôdant autour de nous, méditent une surprise ou l’assaut ; et au dedans, en pleine solitude, que de rébellions !

Que la philosophie nous enveloppe de son rempart inexpugnable : le sort, dût-il l’attaquer de ses mille machines, n’y fera point brèche. Elle est retranchée dans un poste invincible, l’âme qui a rompu avec l’extérieur : ce fort qu’elle s’est fait, elle sait s’y défendre ; tous les traits portent plus bas. La Fortune n’a pas les bras aussi longs qu’on le pense : elle ne saisit que ceux qui s’attachent à elle. Fuyons donc loin d’elle le plus que nous pourrons et fuyons vite ; mais nous ne le pourrons que par la connaissance de nous-mêmes et de la nature. Sachons où nous devons aller, d’où nous venons ; ce qui est bien pour l’homme, ce qui est mal ; ce qu’il faut vouloir ou éviter ; ce qu’est cette raison qui discerne le désirable de ce qui ne l’est point, qui apprivoise les passions folles, qui émousse les poignantes terreurs. Quelques-uns se vantent d’avoir, même sans la philosophie, réprimé tout cela ; mais le moindre accident qui met leur sécurité à l’épreuve leur arrache un tardif désaveu : tout ce fier langage tombe quand le bourreau leur vient prendre la main, quand la mort les attend tout proche97. On pourrait leur dire : « Vous braviez à votre aise des maux éloignés ; la voici cette douleur que vous disiez supportable. Voici cette mort contre laquelle vous faisiez tant de phrases intrépides. Les fouets résonnent, le glaive étincelle :

C’est ici qu’il vous faut un cœur, une âme ferme[1]. »

Et ce qui donne cette fermeté, c’est de méditer assidûment, d’exercer non point ton langage, mais ton âme ; de t’aguerrir contre la mort, sans espérer sur ce point ni encouragements ni force morale de ceux qui, par des chicanes de mots, tenteront de te persuader que la mort n’est point un mal. Car enfin, sage Lucilius, moquons-nous un peu de ces inepties grecques dont, à ma grande surprise, je ne suis pas encore bien revenu. Notre Zénon pose ce syllogisme : « Aucun mal n’est glorieux ; la mort est glorieuse ; donc la mort n’est point un mal. » Me voilà bien avancé ! Délivré de ma peur, après ce beau mot je n’hésiterai plus à tendre le cou. Ne saurais-tu parler plus sérieusement, ne pas me donner à rire en face du supplice ? Oui certes, il me serait difficile de dire quel est le plus extravagant de se flatter d’étouffer par un tel argument la crainte de la mort, ou de prendre à tâche, comme si c’était la peine, de débrouiller ton sophisme. Car Zénon s’est réfuté lui-même par un syllogisme contraire, tiré de ce que nous plaçons la mort parmi les choses indifférentes, ἀδιάφορα, comme s’expriment les Grecs. « Rien d’indifférent, a-t-il dit, n’est glorieux ; la mort est glorieuse ; donc elle n’est pas indifférente. » Tu vois où va cette surprise de mots. La mort en elle-même n’est pas glorieuse ; c’est mourir courageusement qui est glorieux ; et quand il dit : « Rien d’indifférent n’est glorieux, » je l’accorde, sauf à dire aussi : rien de glorieux qui n’ait pour éléments des choses indifférentes. Je comprends comme telles, c’est-à-dire comme n’étant ni des biens ni des maux, la maladie, la douleur, la pauvreté, l’exil, la mort. Aucune de ces choses n’est essentiellement glorieuse, et rien pourtant ne l’est sans elles ; car on loue, non la pauvreté, mais l’homme qu’elle n’humilie ni ne fait plier ; car on loue, non l’exil, mais l’homme qu’il ne contriste pas ; car on loue, non la douleur, mais l’homme qui ne lui cède rien ; on n’a jamais loué la mort ; on loue celui à qui la mort a plus tôt fait d’enlever l’existence que de troubler le cœur. Toutes ces choses n’ont en elles rien d’honnête ni de glorieux ; mais quelle que soit celle où la vertu intervienne et mette la main, elle la fait honorable et glorieuse. Neutres par leur nature, elles se modifient selon que le vice ou la vertu y appliquent leur empreinte. Cette même mort, si belle chez Caton, est, chez Brutus, ignoble et déshonorante. Je parle de ce Brutus98 qui, condamné à périr et cherchant des délais, se retira à l’écart pour satisfaire un besoin naturel, et comme on l’appelait au supplice, répondit à l’ordre de présenter sa tête : « Je la présenterai ; si à ce prix on me laissait vivre ! » Quelle démence de vouloir fuir, quand reculer est impossible ! « Si à ce prix on me laissait vivre ! » Peu s’en fallut qu’il n’ajoutât : « même sous Antoine ! » Ô homme digne d’être livré à l’existence !

Au reste, comme je viens de le dire, la mort en elle-même, tu le vois, n’est ni un mal ni un bien : Caton en a tiré le parti le plus honorable ; Brutus, le plus honteux. Les choses qui ont le moins d’éclat en reçoivent de l’alliance de la vertu. Nous disons qu’une chambre est claire, bien que la nuit elle soit fort obscure : c’est le jour qui lui verse sa clarté, la nuit la lui ôte. Telles sont les choses que nous appelons indifférentes ou neutres : richesse, force, beauté, honneurs, rang suprême, et, dans les contraires, mort, exil, mauvaise santé, douleurs, tout ce qui excite plus ou moins nos appréhensions ; tout cela reçoit du vice ou de la vertu le nom de bien ou de mal. Une masse métallique n’est par elle-même ni chaude ni froide : jetée dans la fournaise elle s’embrase, plongée dans l’eau elle se refroidit. La mort ne devient honorable que parce qui est honnête, à savoir : la vertu et le mépris de l’extérieur.

Il y a aussi, Lucilius, dans tout ce que nous appelons neutre, de grandes distinctions à faire. Car la mort n’est pas indifférente dans le même sens qu’il l’est que tes cheveux soient coupés également ou non ; la mort est de ces choses qui, sans être des maux, en ont toutefois l’apparence. Il y a dans l’homme un amour de soi, un instinct inné de conservation et de durée qui répugne à la dissolution de son être, parce qu’elle semble lui enlever une foule de biens et l’arracher à cette abondance à laquelle il s’est accoutumé. Voici encore pourquoi la mort nous effarouche : ce monde où nous sommes nous le connaissons ; mais où l’on passe au sortir de là nous l’ignorons ; que sera-ce ? l’inconnu fait peur. Et puis l’horreur naturelle des ténèbres où l’on se figure que le trépas nous plonge, tout cela fait que la mort, quoique dans le fond indifférente, n’est pas toutefois de ces accidents qu’on méprise facilement. Il faut de longs efforts pour y aguerrir l’âme, pour qu’elle en soutienne la vue et les approches. La mort est plus à dédaigner qu’on ne le fait d’ordinaire : oui, on la juge trop sur ouï-dire, trop de beaux esprits en ont à l’envi exagéré l’affreux tableau. On en a fait une prison souterraine, une région ensevelie dans une nuit perpétuelle où, de son antre sanglant, couché sur des os à demi rongés,

Le monstrueux gardien de ces demeures sombres,

Par d’éternels abois glace les pâles ombres[2].


Mais, nous eût-on persuadé que tout cela n’est que fables[3], et que les morts n’ont plus à s’épouvanter de rien, une autre crainte vient nous saisir : l’homme n’a pas moins peur de n’être nulle part que d’être chez les Mânes. Ayant à combattre ces chimères dont l’offusque un préjugé invétéré, comment la mort soufferte avec courage ne lui serait-elle pas glorieuse comme l’un des actes les plus grands de l’humanité ? L’homme ne s’élèvera jamais à la vertu, s’il pense que la mort est un mal ; il s’y élèvera, s’il la juge indifférente. Il n’est pas dans la nature que l’on se dévoue de grand cœur à ce qu’on croit un mal ; on s’y portera lentement et avec hésitation : or est-il rien de glorieux dans ce qu’on fait de mauvais gré, en marchandant ? La vertu ne fait rien par contrainte. Ajoutons que rien d’honnête ne s’accomplit, si l’âme ne s’y consacre et n’y intervient tout entière, si quelqu’une de ses facultés y répugne. Mais qu’on se résigne à un mal par crainte de plus grands maux, ou dans l’espérance de biens tels que leur conquête vaille bien un seul mal à souffrir et à dévorer, il y a dissidence entre les sentiments qui font agir : l’un commande de mener à fin l’entreprise ; l’autre nous rentraîne en arrière et veut fuir l’objet suspect et dangereux : deux tendances contraires nous partagent. Et dès lors, plus de gloire ; car la vertu exécute sans arrière-pensée ce qu’elle a résolu ; elle ne s’effraye point de ses actes.

Sans céder au malheur, marche avec plus d’audace
Où le sort te permet…[4].


Marcheras-tu avec plus d’audace, si tu crois au malheur ? Bannis cette croyance de ton âme : autrement tu hésites, ton élan est arrêté par la méfiance, tu es poussé de force où tu devrais te précipiter.

Nos stoïciens veulent qu’on tienne pour juste l’argumentation de Zénon, pour insidieuse et fausse celle qu’on y oppose. Moi je ne ramène point la question aux lois de la dialectique, ni à ces nœuds que tresse l’art le plus insipide : il faut proscrire, selon moi, tout cet attirail interrogatif par lequel l’adversaire, qui se sent circonvenu, est amené à confesser et à répondre le contraire de ce qu’il pense. Défendons la vérité par des armes plus franches ; combattons la peur plus virilement. Ce que l’on embarrasse d’arguties, je voudrais le démêler et le développer de manière à persuader les hommes, non à leur donner le change. Au moment de conduire à l’ennemi des citoyens qui s’en vont mourir pour leurs femmes et pour leurs enfants, quelle sera la harangue du chef ? Voici les Fabius qui détournent sur leur seule famille tout le poids d’une guerre nationale. Voici les Spartiates placés dans les gorges mêmes des Thermopyles : ni victoire ni retour à espérer : ce défilé sera leur tombeau. Comment les exhorteras-tu à opposer leurs corps pour barrière à l’avalanche de tout un peuple, à quitter plutôt la vie que leur poste ? Diras-tu : « Ce qui est un mal n’est point glorieux : la mort est glorieuse ; donc la mort n’est point un mal ? » Ô l’entraînant discours ! qui après cela hésiterait à s’élancer sur les piques ennemies et à mourir debout ? Mais quelle forte parole un héros, Léonidas, adresse à des héros : « Camarades, dînez en hommes qui souperez ce soir chez Pluton. » Et les morceaux ne demeurèrent point entassés dans leur bouche ni arrêtés dans leur gosier, ni ne tombèrent point de leurs mains : ils acceptèrent d’enthousiasme l’invitation à l’un comme à l’autre repas. Citerai-je ce général romain qui, envoyant une poignée d’hommes s’emparer d’une position où ils ne pouvaient arriver qu’à travers d’épais bataillons ennemis, leur tint ce langage : « Camarades, il faut aller là ; mais il ne faut pas revenir99. » Vois combien le courage est simple et bref dans ses commandements. Mais vous, captieux raisonneur, de quel mortel sauriez-vous relever le moral, exalter l’énergie ? Vous brisez l’âme humaine qu’on ne doit jamais moins rétrécir ni emprisonner dans l’épineux et subtil sophisme, que lorsqu’il faut la pousser aux grandes choses. Ce n’est pas à trois cents guerriers seulement, c’est à tous les mortels qu’il s’agit d’ôter la crainte de la mort. Comment leur enseignes-tu qu’elle n’est point un mal ? Ces préjugés vieillis avec nous, sucés dès l’enfance, comment en viendras-tu à bout ? De quel secours t’appuyer ? Que dire à l’humaine faiblesse ? Que lui dire qui l’enflamme et la lance au plus fort du péril ? Par quelle harangue déconcerteras-tu cette ligue de la peur, par quelle puissance de génie, cette persuasion de tous révoltée contre toi ? Tu viens m’ourdir des pièges de mots, des tissus de petites interrogations ! Aux grands fléaux les grands moyens d’attaque. Ce serpent qui désolait l’Afrique, qui était pour nos légions plus terrible encore que la guerre, fut assailli vainement par les frondeurs et les archers : le javelot même ne l’entamait point ; la dureté de ses écailles, proportionnée à sa prodigieuse longueur, repoussait le fer et tout ce qu’on lui jetait de main d'homme : il fallut des roches entières pour l'écraser100. Et toi, tu n'as contre la mort que des dards de si mince portée ! Une alène pour affronter un lion ! Elles sont affinées tes paroles : rien l'est-il plus qu'une barbe d'épi? Il est des armes que leur subtilité même rend inutiles et impuissantes.


LETTRE LXXXII.

97. « Il n’y a si belle escrime qui ne se perde quand on en vien là. » (Montaigne, I, xix.)

98. Décimus Brutus, l’un des meurtriers de César et chef du parti républicain dans la Gaule cisalpine. Abandonné de ses légions, il voulait aller joindre Brutus et Cassius en Orient ; il fut trahi par un prince gaulois qui le livra aux partisans d’Antoine

99. Le grand Pompée, en un temps de famine, chargé de faire venir des vivres à Rome, s’embarquait par un gros temps et répondait à ses amis qui le dissuadaient de partir : « Il est nécessaire que je parte, et non que je vive. »

100. Aulu-Gelle, Valère Maxime et Pline le Naturaliste répètent cette histoire exagérée jusqu’à la fable. Il s’agissait sans doute d’une multitude de gros serpents.

  1. Énéide, VI, 26.
  2. Énéide, VIII, 297 et VI, 401.
  3. Voy. Lettre XXIV et Consol. à Marcia, XIX.
  4. Énéide, VI, 95.