Lettres à Lucilius/Lettre 6

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE VI.

De la véritable amitié.

Je sens, Lucilius, non-seulement que je m’amende, mais que je me transforme. Je n’ose garantir ni espérer que je n’ai plus rien à changer en moi. Qui suis-je pour qu’il n’y reste plus nombre de penchants à contenir, à affaiblir, à fortifier ? c’est même une preuve de son heureuse métamorphose que notre âme découvre en soi des défauts qu’elle ne se savait point encore. Il est des malades que l’on félicite de bien connaître leur mal. Que je voudrais faire passer en toi le changement subit que j’éprouve ! Alors je commencerais à prendre une confiance plus ferme en notre amitié, cette amitié vraie, que ni espoir, ni crainte, ni vue d’intérêt privé ne peuvent rompre, cette amitié qui ne meurt qu’avec l’homme et pour laquelle l’homme sait mourir. Je te citerais bien des gens chez qui les amis n’ont point manqué, mais bien l’amitié. Pareille chose ne peut arriver aux âmes qu’associe la passion de l’honnête et qu’un même vouloir entraîne. Comment n’en serait-il pas ainsi ? Elles savent qu’entre elles tout est commun, les malheurs plus que tout le reste. Tu ne peux mesurer en idée ce que chaque jour m’apporte de progrès visibles pour moi.

Tu vas me dire de t’envoyer aussi cette recette dont l’épreuve m’a été si efficace. Oui vraiment, j’aspire à verser mon trésor tout entier dans ton âme ; et si je me réjouis d’apprendre, c’est pour enseigner ; et nulle découverte ne me charmerait, quelque précieuse et salutaire quelle fût, si je la devais garder pour moi seul. Que la sagesse me soit donnée à condition de la renfermer en moi et de ne pas révéler ses oracles, je la refuserais. Toute jouissance qui n’est point partagée perd sa douceur17. Je t’enverrai donc les livres mêmes ; et pour que tu n’aies pas trop de peine à y chercher çà et là ce qui doit te servir, j’y ferai des remarques qui te mèneront incontinent aux endroits que j’approuve et que j’admire. Mais nous parler de vive voix et vivre ensemble te profitera plus qu’un discours écrit. Viens voir par toi-même, il le faut, d’abord parce qu’on en croit bien plus ses yeux que ses oreilles ; ensuite la voie du précepte est longue, celle de l’exemple courte et efficace. Cléanthe n’eût pas si bien reproduit Zénon, s’il n’eût fait que l’entendre. Il fut le témoin de sa vie, il en pénétra les secrets détails, il observa si sa morale servait de règle à sa conduite. Platon[1], Aristote et tous ces chefs futurs de sectes opposées recueillirent plus de fruit des mœurs de Socrate que de ses discours. Métrodore, Hermachus et Polyænos sortirent grands hommes moins de l’école d’Épicure que de son intimité. Mais si je te presse de venir, ce n’est pas pour tes progrès seuls, c’est aussi pour les miens : le profit sera grand et réciproque entre nous.

En attendant, comme je te dois mon petit tribut quotidien, voici ce qui m’a aujourd’hui charmé dans Hécaton : « Tu demandes quels progrès j’ai faits ? Je commence à être l’ami de moi-même. » C’est un grand pas : Hécaton ne sera plus seul. Un tel homme, sois-en sûr, est l’ami de tous les hommes.


LETTRE VI.

17. « Le tout ne vaut pas la moitié. » (Hésiode, Théog.) « Nul plaisir n’a saveur pour moy, sans communication : il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l’âme qu’il ne me fasche de l’avoir produite seul et n’ayant à qui l’offrir.» (Montaigne, III, IX.)

Nihil est homini amicum, sine homine amico. (Saint Augustin, ad Prob., épître CXXX.)

L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre ;
Et goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait,
On n’en est pas content si quelqu’un ne le sait.

(Molière, École des femmes, IV, sc. VI.)

Eh ! jouit-on des biens que l’on n’ose répandre ?
Donner c’est acquérir, enseigner c’est apprendre.

(Colardeau, IIe Nuit d’Young.)

  1. Savoir : Platon par la vue, les autres par l'histoire des mœurs de Socrate. Ainsi tomberait l'anachronisme dont on accuse ici Sénèque, sur ce que Socrate était mort avant la naissance d'Aristote