Lettres à Lucilius/Lettre 58

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 131-137).
◄  Lettre 57
Lettre 59  ►

LETTRE LVIII.

De la division des êtres selon Platon. La tempérance, le suicide.

Que notre langue est pauvre de mots, indigente même ! Je ne l’ai jamais mieux senti qu’aujourd’hui. Mille choses se sont présentées, comme nous parlions par hasard de Platon, qui toutes demandaient des noms et n’en avaient point : quelques-unes en ont eu que, par dédain, on a laissé perdre. Or comment pardonner à l’indigence le dédain36 ? Cette mouche que les Grecs nomment œstron, qui chasse obstinément et disperse au loin les troupeaux dans les bois, nos pères l’appelaient asilum. On peut en croire Virgile :

      … Cui nomen asilo
Romanum est, œstrum Graii vertere vocantes[1].

On reconnaît, je pense, que ce mot a péri. Pour ne pas te tenir trop longtemps, certains mots étaient usités au simple ; ainsi on disait : cernere ferro inter se (vider sa querelle par le fer). Le même Virgile te le prouvera :

Inter se coiisse viros, et cernere ferro[2].

Maintenant decernere est le mot ; le verbe simple n’est plus en usage. Les anciens disaient si jusso pour si jussero. Ne t’en rapporte pas à moi, mais au véridique Virgile :

Cetera, qua jusso, mecum manus inferat arma[3].

Si je cite avec ce scrupule, ce n’est pas pour montrer quel temps j’ai perdu chez les grammairiens ; mais imagine combien de mots, depuis Ennius et Attius, la rouille a dû envahir, puisque, dans le poète même qu’on feuillette tous les jours, il en est que l’âge nous a dérobés.

« Que signifie, dis-tu, ce préambule ? Où tend-il ? » Je ne te le cèlerai pas : je voudrais, si faire se pouvait sans choquer ton oreille, risquer le terme essentia ; sinon je le ferai en la choquant. J’ai pour caution de ce terme-là Cicéron, assez riche, je pense, pour répondre, et si tu veux du plus moderne, Fabianus, orateur disert et élégant, brillant même pour notre goût raffiné. Car comment faire, Lucilius ? De quelle manière rendre οὐσία, la chose qui existe nécessairement, qui embrasse toute la nature, qui est le fondement des choses ? Grâce donc pour ce mot, passe-le-moi : je n’en serai pas moins attentif à user très-sobrement du droit que tu m’auras donné ; peut-être me contenterai-je de l’avoir obtenu. Mais à quoi me sert ton indulgence ? Voilà que je ne puis exprimer par aucun mot latin ce qui m’a fait chercher querelle à notre langue.

Tu maudiras bien plus l’étroit vocabulaire romain, quand tu sauras que c’est une syllabe unique que je ne puis traduire. « Laquelle ? » dis-tu. Τò ὄν. Tu me trouves l’intelligence bien dure : il saute aux yeux que l’on peut traduire cela par quod est (ce qui est). Mais j’y vois grande différence : je suis contraint de mettre un verbe pour un nom : puisqu’il le faut, mettons quod est. Platon le divise en six classes, à ce que disait aujourd’hui notre ami, dont l’érudition est grande. Je te les énoncerai toutes, quand j’aurai établi qu’autre chose est le genre, autre chose l’espèce. Car ici nous cherchons ce genre primordial auquel toutes les espèces se rattachent, d’où naît toute division, où l’universalité des choses est comprise. Il sera trouvé si nous prenons chaque dérivé en remontant toujours ; ainsi arriverons-nous au tronc primitif. L’homme est espèce, comme dit Aristote ; le cheval est espèce, le chien espèce : il faut donc à toutes ces espèces chercher un lien commun qui les embrasse et les domine. Quel est-il ? le genre animal. Voilà donc pour tous ces êtres que je viens de citer, homme, cheval, chien, le genre animal. Mais il est des choses qui ont une âme et qui ne sont point animaux : on convient, par exemple, que les plantes et les arbustes en ont une ; aussi dit-on d’eux qu’ils vivent et qu’ils meurent. Les êtres animés occuperont donc une place supérieure, puisque dans cette classe sont compris et les animaux et les végétaux. D’autres êtres sont dépourvus d’âme, comme les pierres ; ainsi il y aura un principe antérieur aux êtres animés, le corps. Je diviserai et je dirai : tous les corps sont ou animés ou inanimés. Il y a aussi quelque chose de supérieur au corps : car nous distinguons le corporel de l’incorporel. Mais d’où faudra-t-il qu’ils découlent ? De ce à quoi nous venons d’appliquer un nom peu exact : de ce qui est. Nous le partagerons en deux espèces et nous dirons : ce qui est, est corporel ou incorporel. Voilà donc le genre primordial, antérieur et pour ainsi dire générique ; tous les autres sont bien des genres, mais spéciaux. Ainsi l’homme est genre, car il comprend en soi les nations de toute espèce, Grecs, Romains, Parthes ; de toute couleur, blancs, noirs, cuivrés ; il comprend les individus, Caton, Cicéron, Lucrèce. En tant qu’il contient des espèces, il est genre ; comme contenu dans un autre, il est espèce. Le genre générique, ce qui est, n’a rien qui le domine : principe des choses, il les domine toutes.

Les stoïciens veulent encore mettre au-dessus un autre genre supérieur dont je vais parler, quand j’aurai montré que celui qui vient de m’occuper obtient à bon droit la première place comme embrassant toutes choses. Je divise ce qui est en deux espèces, le corporel et l’incorporel. Il n’en est point d’autre. Comment divisé-je le corps ? En l’appelant animé ou inanimé. Ensuite comment divisé-je ce qui est animé ? Je dis : les uns ont une âme, les autres n’ont qu’une animation ; ou bien : les uns ont un élan propre, ils marchent, ils se déplacent ; les autres, fixés au sol, se nourrissent et croissent au moyen de leurs racines. Et les animaux, en quelles espèces les partageons-nous ? Ils sont mortels ou immortels. Le premier genre est, dans l’idée de quelques stoïciens, le je ne sais quoi (quiddam). D’où leur vient cette idée, le voici. Dans la nature, disent-ils, il est des choses qui sont, il en est qui ne sont pas. Or la nature embrasse même ces dernières, qui apparaissent à l’imagination, comme les centaures, les géants, et toutes ces autres créations fantastiques de l’esprit auxquelles on est convenu de donner une forme, bien qu’elles n’aient point de substance.

Je reviens à ce que je t’ai promis. Comment Platon divise-t-il tout ce qui est en six classes ? D’abord l’être en lui-même n’est saisissable ni par la vue, ni par le tact, ni par aucun sens : il ne l’est que par la pensée. Ce qui est d’une manière générale, le genre homme par exemple, ne tombe pas sous la vue ; on ne voit que des spécialités, comme Cicéron, comme Caton. Le genre animal ne se voit pas, il s’imagine ; mais on voit les espèces, le cheval, le chien. Au second rang des êtres, Platon met ce qui les domine et surpasse tous. C’est, dit-il, l’être par excellence, comme dit communément le poète : tous les faiseurs de vers sont ainsi nommés ; mais chez les Grecs ce titre n’appartient plus qu’à un seul homme. C’est d’Homère qu’on sait qu’il s’agit, quand on entend dire le poëte. Mais quel est l’être par excellence ? Dieu : car il est plus grand et plus puissant que tous les autres. Le troisième genre est celui des êtres qui proprement existent : ils sont sans nombre, mais placés hors de notre vue. « Mais quels sont-ils ? » demandes-tu. Une création due à Platon : il appelle idées ce par quoi se fait tout ce que nous voyons et selon quoi tout se façonne. Elles sont immortelles, immutables, hors de toute atteinte. Écoute ce que c’est que l’idée ou ce qu’il en semble à Platon. « L’idée est le type éternel des œuvres de la nature. » Joignons le commentaire à la définition, pour te rendre la chose plus claire. Je veux faire ton portrait : je t’ai pour modèle de ma peinture, et de ce modèle mon esprit recueille un ensemble de traits qu’il imprime à son ouvrage. Ainsi cette figure qui me guide et m’inspire et d’où j’emprunte mon imitation, est une idée. La nature possède donc à l’infini ces sortes de types, hommes, poissons, arbres, d’après lesquels se forme tout ce qui doit naître d’elle. En quatrième lieu vient l’eidos. Qu’est-ce que l’eidos ? Il faut ici toute ton attention, il faut t’en prendre à Platon, non à moi de la difficulté de la chose ; car point d’abstractions sans difficulté. Tout à l’heure je prenais le peintre pour comparaison ; s’il voulait avec ses couleurs représenter Virgile, il l’avait sous les yeux : l’idée était cette figure de Virgile modèle du futur tableau ; ce que l’artiste tire de cette figure, ce qu’il applique sur sa toile est l’eidos. « Où est la différence ? » dis-tu. L’un est le modèle, l’autre, la forme prise du modèle et transportée sur la copie. L’artiste imite l’un, l’autre est son ouvrage. Une statue, c’est une certaine figure, c’est l’eidos. Le modèle aussi est une figure qu’avait en vue le statuaire en donnant une forme à son œuvre, savoir l’idée. Veux-tu encore une autre distinction ? L’eidos est dans l’œuvre, l’idée en dehors de l’œuvre, et non-seulement en dehors, mais préexistante. Le cinquième genre comprend les êtres qui existent communément, et ceci commence à nous concerner : là se trouve tout ce qui peuple le monde, hommes, animaux et choses. Le sixième genre désigne ce qui n’a qu’une quasi-existence, comme le vide, le temps.

Tout ce qui se voit et se touche, Platon l’exclut du rang des êtres qu’il juge avoir une existence propre. Car tout cela passe et va sans cesse du plus au moins, du moins au plus. Nul de nous n’est sur ses vieux ans ce qu’il était dans sa jeunesse ; nul n’est au matin ce qu’il fut la veille. Nous sommes emportés loin de nous, comme le fleuve loin de sa source ; tout ce que tu vois fuit du même pas que le temps ; rien de ce qui frappe nos yeux n’est permanent. Et moi, à l’instant où je dis que tout change, je ne suis déjà plus le même. C’est là ce qu’exprime Héraclite : « On ne se baigne pas deux fois dans le même courant. » C’est le même fleuve pour le nom : mais les flots d’hier sont bien loin. Ce changement, pour être plus sensible dans un fleuve que chez l’homme, n’en est pas moins rapide pour ce dernier ni moins entraînant38 ; aussi admiré-je la folie de nos si vifs attachements à la chose la plus fugitive, notre corps, et de ces frayeurs de mourir un jour, quand chaque instant de vie est la mort de l’état qui précède ! Ne crains donc plus, ô homme ! de subir une dernière fois ce que tu subis chaque jour. J’ai parlé de l’homme, matière corruptible et caduque, en butte à toutes les causes de mort ; et l’univers lui-même, éternel, invincible qu’il est, se modifie et ne reste jamais le même. Car bien qu’il possède toujours ses éléments primitifs, il les possède autres que primitivement : il en bouleverse la distribution. « À quoi, diras-tu, ces subtilités me serviront-elles ? » Puisque tu le demandes, à rien. Mais de même que le ciseleur donne à ses yeux fatigués par une trop longue tension quelque distraction et quelque relâche et, comme on dit, les restaure, ainsi parfois devons-nous détendre notre esprit et le refaire par certains délassements. Mais que ces délassements soient aussi des exercices : tu tireras même de là, si tu le veux bien, quelque chose de salutaire. Telle est mon habitude, Lucilius ; il n’est point de récréation, si étrangère qu’elle soit à la philosophie, dont je ne tâche de tirer quelque chose et d’utiliser le résultat. « Que recueillerai-je du sujet que nous venons de traiter, sujet étranger à la réforme des mœurs ? Comment les idées platoniciennes me peuvent-elles rendre meilleur ? Que retirerai-je de tout cela qui puisse réprimer mes passions ? » Tout au moins ceci, que tout objet qui flatte les sens, tout ce qui nous enflamme et nous irrite est, suivant Platon, en dehors des choses qui sont réellement. C’est donc là de l’imaginaire, qui revêt pour un temps telle ou telle forme, mais qui n’a rien de stable ni de substantiel. Et pourtant nous le convoitons comme s’il était fait pour durer sans cesse, ou nous-mêmes pour le posséder toujours. Êtres débiles et fluides, durant nos courts instants d’arrêt, élevons notre âme vers ce qui ne doit point périr. Voyons flotter dans les régions éthérées ces merveilleux types de toutes choses, et au centre de tous les êtres un Dieu modérateur, une Providence qui, n’ayant pu les faire immortels, la matière y mettait obstacle, les défend de la destruction, et de qui la raison triomphe de l’imperfection des corps. Car si l’univers subsiste, ce n’est point qu’il soit éternel, c’est qu’il est maintenu par les soins d’un régulateur. Les choses immortelles n’ont pas besoin qu’on les protège ; le reste est conservé par son architecte dont la toute-puissance domine la fragilité de la matière. Méprisons toute cette matière, si peu précieuse qu’on peut contester qu’elle soit réellement. Songeons encore que si cet univers, non moins mortel que nous, est tenu par la Providence en dehors des périls, nous aussi pouvons, par une sorte de providence humaine, prolonger quelque peu la durée de notre frêle machine, si nous savons régir et maîtriser les voluptés par lesquelles meurt la grande partie des hommes. Platon lui-même dut au régime le plus exact d’atteindre à la vieillesse. Doué, il est vrai, d’une complexion ferme et vigoureuse, sa large poitrine lui a valu le nom qu’il a porté ; mais les voyages maritimes et les crises de sa vie avaient bien affaibli ses forces ; sa tempérance toutefois, sa modération dans tout ce qui aiguise nos appétits, son extrême surveillance de lui-même le conduisirent à ce grand âge dont mille causes l’éloignaient. Car tu sais, je pense, que Platon, grâce à son régime et par un singulier hasard, mourut le jour anniversaire de sa naissance, sa quatre-vingt-unième année pleinement révolue. En considération de quoi, des Mages, qui se trouvaient à Athènes, offrirent un sacrifice aux mânes de celui qu’ils croyaient favorisé d’une destinée plus qu’humaine pour avoir accompli le plus parfait des nombres, le nombre de neuf multiplié par lui-même. Je ne doute pas qu’il n’eût été prêt à faire sur ce total remise de quelques jours et des honneurs du sacrifice.

La frugalité peut prolonger la vieillesse qui, si elle n’est pas fort désirable, n’est pas non plus à rejeter. Il est doux d’être avec soi-même le plus longtemps possible, quand on s’est rendu digne de jouir de soi.

Énonçons ici notre sentiment sur le point de savoir si l’on doit faire fi des dernières années de la vieillesse et, sans attendre le terme, en finir volontairement. C’est presque craindre le jour fatal que de le laisser lâchement venir ; comme c’est être plus que de raison adonné au vin que de mettre l’amphore à sec et d’avaler jusqu’à la lie. Nous chercherons toutefois si cet âge qui couronne la vie en est pour nous la lie, ou bien la partie la plus limpide et la plus pure, quand du moins l’âme n’est pas flétrie, quand les sens, dans leur intégrité, prêtent force à l’intelligence, et que le corps n’est point ruiné et mort avant le temps. Grande est en effet la différence entre une longue vie et une mort prolongée. Mais si le corps est impropre au service de l’âme, pourquoi ne pas tirer celle-ci de la gêne ? Et peut-être faut-il le faire un peu avant d’y être obligé, de peur que l’obligation venue on ne le puisse plus ; et comme l’inconvénient est plus grave de vivre mal que de mourir tôt, c’est folie de ne pas racheter au prix de quelques instants la chance d’un grand malheur. Peu d’hommes arrivent par une longue vieillesse à la mort sans que le temps leur ait fait outrage ; la vie de beaucoup s’est usée dans l’inaction sans profit pour elle-même. Est-il bien plus cruel, penses-tu, de perdre quelque peu d’une vie qui, en dépit de tout, doit finir ? Ne m’écoute point avec répugnance, comme si l’arrêt te concernait ; mais pèse bien mes paroles. Je ne fuirai point la vieillesse, si elle doit me laisser tout entier à moi, tout entier dans la meilleure partie de mon être ; mais si elle vient à saper mon esprit, à le démolir pièce à pièce, si elle me laisse non plus la vie mais le souffle, je m’élancerai hors d’un édifice vermoulu et croulant. Je ne me sauverai point de la maladie par la mort, si la maladie n’est pas incurable et ne préjudicie pas à mon âme ; je n’armerai pas mes mains contre moi pour échapper à la douleur : mourir ainsi c’est être vaincu. Mais si je sais que je dois souffrir perpétuellement, je m’en irai non à cause du mal, mais parce qu’il me serait un obstacle à tout ce qui fait le prix de la vie. Faible et pusillanime est l’homme qui meurt parce qu’il souffre ; insensé qui vit pour souffrir. Mais je deviens trop long ; le sujet d’ailleurs épuiserait une journée. Et comment mettrait-il fin à son existence, celui qui ne peut finir une lettre ? Donc porte-toi bien ; ce mot-là, tu le liras plus volontiers que tous mes funèbres propos.



LETTRE LVIII.

36. C’est le mot de Voltaire : « La langue française est une gueuse fière ; il faut lui faire l’aumône malgré elle. »

37. Plus tard les scolastiques ont créé le mot ens, entis.

38. « Je suis ; dites quelle chose ? Car ce que j’étais a disparu de moi ; et maintenant je suis autre chose. Que serai-je demain, si je suis encore ? Rien de durable. Je passe et me précipite, tel que le cours d’un fleuve. Dis-moi ce que je te parais être le plus, et t’ arrêtant ici, regarde avant que j’échappe. On ne repasse pas les mêmes flots que l’on a passés ; on ne revoit pas le même homme que l’on a vu. » ( Vers de saint Grégoire de Nazianze.) Voir aussi Fénelon, 3e Lettre sur la religion.)

Ah ! de nos jours mortels trop rapide est la course !
On regrette la vie avant d’avoir vécu !
Et le flot, qui jamais ne remonte à sa source,
Ne revoit pas deux fois le doux bord qu’il a vu.

(Lamart., Harm. iv. liv. III.)


  1. Géorg., III, 446
  2. Énéid., XII, 709.
  3. Énéid., XI, 175.