Lettres à Lucilius/Lettre 55

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 123-125).
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LETTRE LV.

Description de la maison de Vatia. L’apathie ; le vrai repos.

Je descends de litière à l’instant, aussi las que si j’avais fait à pied tout le chemin que j’ai fait assis. C’est un travail d’être porté longtemps, d’autant plus fatigant peut-être que la nature y répugne : car elle nous a donné des jambes pour marcher, comme des yeux pour voir par nous-mêmes. C’est la mollesse qui nous condamne à la débilité ; à force de ne vouloir pas, on finit par ne plus pouvoir. Au surplus j’avais besoin de me secouer un peu, soit pour dissiper les glaires fixées dans mon gosier, soit pour débarrasser ma respiration gênée par quelque autre cause, et j’ai senti que la litière me faisait du bien. J’ai donc voulu prolonger une promenade à laquelle m’invitait ce beau rivage qui, entre Cumes et la campagne de Servilius Vatia, forme un coude resserré comme une étroite chaussée, d’une part par la mer, de l’autre par le lac. Une récente tempête avait raffermi la grève. Là, comme tu sais, la lame fréquente et impétueuse aplanit le chemin, qui s’affaisse après un long calme, l’humidité qui lie les sables venant à disparaître. Cependant, selon mon usage, je regardais de toutes parts si je ne découvrirais rien dont je pusse faire profit, et mes yeux s’arrêtèrent sur cette campagne qui fut jadis celle de Vatia. Ce fut là que cet ex-préteur, ce richard, vieillit sans autre renommée que celle d’oisif, et à ce seul titre estimé heureux.

Chaque fois que l’amitié d’Asinius Gallus[1] ou que la haine et plus tard l’affection de Séjan plongeait tel ou tel dans l’abîme, car il devint aussi dangereux d’avoir aimé Séjan que de l’avoir offensé, on s’écriait : « Ô Vatia ! toi seul tu sais vivre ! » Non ; il ne sut que se cacher ; il ne sut pas vivre31.

Il y a loin du vrai repos à l’apathie. Pour moi, du vivant de Vatia, je ne passais jamais devant sa demeure sans me dire : « Ci-gît Vatia32 ». Mais tel est, ô Lucilius, le caractère vénérable et saint de la philosophie, qu’au moindre trait qui la rappelle le faux-semblant nous séduit. Car dans l’oisif le vulgaire voit un homme retiré de tout, libre de crainte, qui se suffit et vit pour lui-même, tous privilèges qui ne sont réservés qu’au sage. C’est le sage qui, sans ombre de sollicitude, sait vivre pour lui ; car il possède la première des sciences, la science de la vie. Mais fuir les affaires et les hommes, parce que nos prétentions échouées nous ont décidés à la retraite, ou que nous n’avons pu souffrir de voir le bonheur des autres ; mais, de même qu’un animal timide et sans énergie, se cacher par peur, c’est vivre, non pour soi, mais de la plus honteuse vie, pour son ventre, pour le sommeil, pour la luxure. Il ne s’ensuit pas qu’on vive pour soi de ce qu’on ne vit pour personne. Au reste c’est une si belle chose d’être constant et ferme dans ses résolutions, que même la persévérance dans le rien faire nous impose.

Sur la maison en elle-même je ne te puis rien dire de positif : je n’en connais que la façade et les dehors, ce qu’en peuvent voir tous les passants. Il s’y trouve deux grottes d’un travail immense, aussi grandes que le plus large atrium et faites de main d’homme : l’une ne reçoit jamais le soleil, l’autre le garde jusqu’à son coucher. Un bois de platanes ; au milieu un ruisseau qui va tomber d’un côté dans la mer, de l’autre dans le lac Acherusium, vous figure un Euripe[2] assez poissonneux, bien qu’on y pèche continuellement. Mais on le ménage quand la mer est ouverte aux pêcheurs ; le mauvais temps les fait-il chômer, on n’a qu’à étendre la main pour prendre. Du reste le grand mérite de cette villa, c’est qu’au delà de ses murs est Baïes, dont elle n’a pas les inconvénients, tout en jouissant de ses charmes. Voilà les qualités que je lui connais : c’est un séjour, je crois, de toute saison. Car elle reçoit la première le vent d’ouest, et si bien qu’elle en prive tout à fait Baïes. Vatia, ce me semble, n’avait pas trop mal choisi cet endroit pour y loger le désœuvrement de sa paresseuse vieillesse.

Mais est-ce bien tel ou tel lieu qui contribue beaucoup à la tranquillité ? L’âme seule donne à toutes choses le prix qu’elles ont pour elle. J’ai vu de délicieuses campagnes habitées par des cœurs chagrins : j’ai vu en pleine solitude le même trouble que chez les gens les plus affairés33. Garde-toi donc de penser que si ton âme n'est point entièrement calme, c'est que tu n'es pas en Campanie. Pourquoi d'ailleurs n'y es-tu pas? Envoies-y ta pensée : tu peux, malgré l'absence, vivre avec tes amis aussi souvent, aussi longtemps que tu le voudras. Et ce plaisir, le plus grand de tous, se goûte alors bien mieux. Car la présence rassasie et blase; et pour s'être un certain temps entretenus et promenés et assis ensemble une fois séparés on ne songe plus aux gens qu'on voyait tout à l'heure. Résignons-nous à l'absence pour cette autre raison qu'il n'est point d'ami qui, même près de nous, ne soit longtemps sans nous. Comptons d'abord les nuits qu'on passe séparément, les occupations qui pour chacun sont différentes, puis les goûts qui font qu'on s'isole, les courses à la campagne, tu verras que c'est peu de chose que le temps enlevé par les voyages. C'est dans le cœur qu'il faut posséder son ami : or le cœur n'est jamais absent; il voit qui il veut, et le voit tous les jours. Sois donc de moitié dans mes études, dans mes soupers, dans me promenades. Nous vivrions trop à l'étroit, si en quoi que ce soit l'espace était fermé à la pensée. Moi je te vois, cher Lucilius, je t'entends même; je suis tellement avec toi, que je doute à chaque lettre que je commence, si ce n'est pas un billet que je t'écris.


LETTRE LV.

31. Ainsi après la révolution Sieyès disait : J’ai vécu.

32. Quæ in deliciis est, vivens mortua est. (Saint Paul à Timoth., I, III.) «Là dedans on les engraisse comme victimes à immoler ; on les parfume comme des corps qu’on veut embaumer ; on leur allume des flambeaux dès le midy, afin que la pompe de leur vie commence l’appareil de leurs funérailles, et quand on passe devant leur porte on puisse dire : Ici gist le prince un tel. » (Balzac, le Prince , chap. ii.)

Eh ! qu’importe une terre ou riante ou maudite ?
Ce ne sont pas les lieux , c’est son cœur qu’on habite.
Le cœur, de notre sort cet arbitre éternel,
Fait du ciel un enfer et de l’enfer un ciel.

(Delille, trad. de Milton, ch. i.)

  1. Personnage vertueux, haï de Tibère qui le fit mourir après une longue captivité.
  2. Détroit qui séparait l'île d’Eubée de la Béotie, laissant à peine passage à un navire