Lettres à Lucilius/Lettre 50

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 111-113).
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LETTRE L.

Que peu d’hommes connaissent leurs défauts.

J’ai reçu ta lettre plusieurs mois après son envoi. J’ai donc cru superflu de demander au porteur ce que tu faisais. Il a certes bonne mémoire s’il s’en souvient ; toutefois j’espère que ta façon de vivre est telle que, n’importe où tu sois, je sais ce que tu fais. Car que ferais-tu, sinon te rendre meilleur chaque jour, te dépouiller de quelque erreur, reconnaître tes fautes à toi dans ce que tu crois celles des choses ? Quelquefois on impute aux lieux ou aux temps tel inconvénient qui partout où nous irons doit nous suivre. Harpaste, la folle de ma femme est restée chez moi, tu le sais, comme charge de succession ; car pour mon compte j’ai en grande aversion ces sortes de phénomènes : si parfois je veux m’amuser d’un fou, je n’ai pas loin à chercher, c’est de moi que je ris21. Cette folle a subitement perdu la vue, et, chose incroyable mais vraie, elle ne sait pas qu’elle est aveugle : à tout instant elle prie son guide de déménager, disant que la maison est sombre et qu’on n’y voit goutte. Ce qui en elle nous fait rire nous arrive à tous, n’est-il pas vrai ? Personne ne se reconnaît pour avare, personne pour cupide. L’aveugle du moins cherche un conducteur ; nous, nous errons sans en prendre et disons : « Je ne suis pas ambitieux ; mais peut-on vivre autrement à Rome ? Je n’ai point le goût des dépenses : mais la ville en exige de grandes ; ce n’est point ma faute si je m’emporte, si je n’ai pas encore arrêté un plan de vie fixe ; c’est l’effet de la jeunesse. »

Pourquoi nous faire illusion ? Notre mal ne vient pas du dehors ; il est en nous ; il a nos entrailles mêmes pour siège. Et si nous revenons difficilement à la santé, c’est que nous ne nous savons pas malades22. Même à commencer d’aujourd’hui la cure, quand chasserons-nous tant de maladies toutes invétérées[1] ? Mais nous ne cherchons même pas le médecin, qui aurait moins à faire si on l’appelait au début du mal : des âmes novices et tendres suivraient ses salutaires indications. Nul n’est ramené difficilement à la nature, s’il n’a divorcé avec elle. Nous rougissons d’apprendre la sagesse ; mais assurément s’il est honteux de chercher qui nous l’enseigne, on ne doit pas compter qu’un si grand bien nous tombe des mains du hasard. Il y faut du travail. Et à vrai dire, ce travail même n’est pas grand, si du moins, je le répète, nous nous sommes mis à pétrir notre âme et à la corriger avant qu’elle ne soit endurcie dans ses mauvais penchants. Fût-elle endurcie, je n’en désespérerais pas encore ; il n’est rien dont ne vienne à bout une ardeur opiniâtre, un zèle actif et soutenu. Le bois le plus dur, même tordu, peut être rappelé à la ligne droite ; les courbures d’une poutre se rectifient sous l’action du feu : née tout autre, notre besoin la façonne à ses exigences. Combien plus aisément l’âme reçoit-elle toutes les formes, cette âme flexible et qui cède mieux que tous les fluides ! Qu’est-elle autre chose en effet qu’un air combiné de certaine façon ? Or tu vois que l’air l’emporte en fluidité sur toute autre matière, parce qu’il l’emporte en ténuité ? Crois-moi, Lucilius, ne renonce pas à bien espérer de nous par le motif que la contagion nous a déjà saisis et nous tient dès longtemps sous son empire. Chez personne la sagesse n’a précédé l’erreur : chez tous la place est occupée d’avance. Apprendre les vertus n’est que désapprendre les vices. Mais il faut aborder cette réforme avec d’autant plus de courage qu’un pareil bien une fois acquis se conserve toujours. On ne désapprend pas la vertu. Le vice rongeur est en nous une plante étrangère ; aussi peut-on l’extirper, le rejeter au loin : il n’est de fixe et d’inaltérable que ce qui vient sur un sol ami. La vertu est conforme à la nature ; les vices lui sont contraires et hostiles. Mais si les vertus une fois admises dans l’âme n’en sortent plus et sont aisées à entretenir, pour les aller quérir les abords sont rudes, le premier mouvement d’une âme débile et malade étant de redouter l’inconnu. Forons donc la nôtre à se mettre en marche. D’ailleurs le remède n’est pas amer : l’effet en est aussi délicieux qu’il est prompt. La médecine du corps ne procure le plaisir qu’après la guérison : la philosophie est tout ensemble salutaire et agréable.


LETTRE L.

Tous les hommes sont fous ; et qui n’en veut point voir
Doit rester dans sa chambre et casser son miroir. (Regnard.)

22. Voir Lettre LIV.

Qui ne sent point son mal est d’autant plus malade.

(Corneille, Rodog., III, sc. VI.)

  1. Les éditions portent : tot morbos, tantasve ægritudines, les Mss., tantas ve res, ce qui n'a point de sens. Je propose tam veteres .