Lettres à Lucilius/Lettre 45

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 98-101).
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LETTRE XLV.

Sur les subtilités de l’école.

Tu te plains de la disette des livres en Sicile. L’important n’est pas d’en avoir beaucoup, mais d’en avoir de bons. Une lecture sagement circonscrite profitera ; variée, elle amuse. Qui veut arriver à un but précis doit aller par un seul chemin, et non vaguer de l’un à l’autre, ce qui n’est pas avancer, mais errer. « J’aimerais mieux, diras-tu, des livres que des conseils. » Oh ! en vérité, tous ceux que je possède, je suis prêt à te les envoyer, à vider tout mon grenier, à me transporter moi-même, si je le pouvais, près de toi, et, n’était l’espoir que tu obtiendras de bonne heure de cesser tes fonctions, c’est une expédition que j’eusse imposée à ma vieillesse : ni Charybde, ni Scylla, ni ce détroit maudit par la Fable ne m’auraient fait reculer. Je l’aurais franchi, que dis-je ? je l’aurais passé à la nage pour pouvoir t’embrasser et juger par mes yeux des progrès de ton âme.

Quant au désir que tu exprimes de recevoir mes ouvrages, je ne m’en crois pas plus habile que je ne me croirais beau si tu demandais mon portrait. Je sais que c’est plutôt indulgence d’ami qu’opinion réfléchie, ou si c’est opinion, ton indulgence te l’a suggérée. Au reste, quels qu’ils soient, lis-les comme venant d’un homme qui cherche le vrai sans l’avoir encore trouvé, mais qui le cherche avec indépendance. Car je ne me suis mis sous la loi de personne ; je ne porte le nom d’aucun maître ; si j’ai souvent foi en l’autorité des grands hommes, sur quelques points c’est à moi que j’en appelle[1]. Tout grands qu’ils sont, ils nous ont légué moins de découvertes que de problèmes ; et peut-être eussent-ils trouvé l’essentiel, s’ils n’eussent cherché aussi l’inutile. Que de temps leur ont pris des chicanes de mots, des argumentations captieuses qui n’exercent qu’une vaine subtilité ! Ce sont des nœuds que nous tressons, des équivoques de sens que nous enlaçons dans des paroles et qu’ensuite nous débrouillons. Avons-nous donc tant de loisir ? Savons-nous déjà vivre, savons-nous mourir ? Toutes les forces, toute la prévoyance de notre esprit doivent tendre à n’être pas dupe des choses : qu’importent les mots ? Que me font tes distinctions entre synonymes où jamais nul n’a pris le change, que pour disputer ? Les choses nous abusent : éclaircis les choses. Nous embrassons le mal pour le bien ; nous désirons les contraires, nos vœux se combattent, nos projets se neutralisent. Combien la flatterie ressemble à l’amitié ! Et non-seulement elle lui ressemble, mais encore l’emporte et enchérit sur elle, trouve pour se faire accueillir l’oreille facile et indulgente, s’insinue jusqu’au fond du cœur, nous charme en nous empoisonnant. C’est cette similitude-là qu’il faut m’apprendre à démêler. Un ennemi caressant vient à moi comme ami ; le vice usurpe le nom de vertu pour nous surprendre ; la témérité se cache sous les dehors du courage ; la lâcheté s’intitule modération, l’homme timide a les honneurs de la prudence8. Là est le grand péril de l’erreur, c’est là qu’il faut des marques distinctives. Au surplus, l’homme à qui l’on dit avez-vous des cornes ? n’est pas si sot que de se tâter le front, ni assez inepte et obtus pour entrer en doute, quand par tes subtiles conclusions tu as cru le persuader. Ces finesses déroutent sans nuire, comme les tours d’un escamoteur avec ses gobelets et ses jetons, dont l’illusion fait tout le charme : le procédé une fois compris, adieu le plaisir. J’en dis autant de nos pièges de mots : car de quel autre nom appeler des sophismes sans danger pour qui les ignore, inutiles à qui les possède ? Veux-tu à toute force des équivoques de langage à éclaircir, démontre-nous que l’homme heureux n’est pas celui que le monde nomme ainsi, et chez lequel l’or afflue en abondance, mais celui qui a tous ses trésors dans son âme, qui, fier et magnanime, foule aux pieds ce qu’admirent les autres, qui ne voit personne contre qui il se veuille changer ; qui ne prise dans l’homme que ce qui lui mérite le nom d’homme ; qui, prenant la nature pour guide et ses lois pour règles, vit comme elle l’ordonne ; qu’aucune force ne dépouille de ses biens ; qui convertit en biens ses maux ; ferme dans ses desseins, inébranlable, intrépide ; qui peut être ému par la violence, mais non jeté hors de son assiette ; enfin que la Fortune, en lui dardant de toute sa force ses traits les plus terribles, effleure à peine sans le blesser, et n’effleure que rarement. Car ses traits ordinaires, si foudroyants pour le reste des hommes, ne sont pour lui qu’une grêle sautillante, qui lancée sur les toits sans incommoder ceux qui sont dessous, fait entendre un vain cliquetis et se fond aussitôt. Pourquoi me tenir si longtemps sur cet argument que toi-même tu nommes le menteur9, et sur lequel on a composé tant de livres ? Voici que la vie tout entière est pour moi un mensonge : démasque-la, subtil philosophe, ramène-la au vrai. Elle juge nécessaire ce qui en grande partie est superflu10, ou qui, sans être superflu, n’est d’aucune importance réelle pour assurer et compléter le bonheur. Car il ne s’ensuit pas qu’une chose soit un bien dès qu’elle est nécessaire ; et l’on prostitue ce nom si on le donne au pain, à la bouillie, à tout ce qui pour vivre est indispensable. Ce qui est bien est, par le fait, nécessaire ; ce qui est nécessaire n’est pas toujours un bien, attendu que certaines choses nécessaires sont en même temps très-viles. Nul n’ignore à ce point la dignité de ce qui est bien, qu’il le ravale à tels objets d’une éphémère utilité. Eh ! pourquoi ne pas consacrer plutôt tes soins à démontrer à tous quel temps précieux on perd à chercher le superflu, et que d’hommes traversent la vie en courant après les moyens de vivre ? Passe en revue les individus, considère les masses : personne qui n’ait chaque jour l'œil fixé sur le lendemain. « Quel mal y a-t-il là ? » diras-tu. Un mal immense: on ne vit pas, on attend la vie, on la recule en toute chose11. Avec toute la vigilance possible, le temps nous devancerait encore ; grâce à nos éternels délais, il passe comme chose qui nous serait étrangère, et le dernier jour a épuisé ce que chaque jour laissait perdre. Mais pour ne point excéder les bornes d'une lettre, qui ne doit pas occuper la main gauche du lecteur, remettons à un autre jour le procès des dialecticiens, trop subtiles gens qui font leur étude exclusive d'une chose accessoire.


LETTRE XLV.

8. Voy. Lettre CXX.

Sæpe latet vitium proximitate boni. (Ovid., Ars amandi, II,662.) « Il n’y a point de vice qui n’ait une fausse ressemblance avec quelque vertu et qui ne s’en aide. » (La Bruyère, du Cœur.) « Le vice ne s’insinue guère en choquant l’honnêteté , mais en prenant son image. » (Rouss., Émile.)

9. On supposait un homme qui disait je mens, et, de ce qu’il disait vrai en cela, on concluait qu’il mentait, et, de ce qu’il mentait, on concluait qu’il disait vrai

10.   Le superflu, chose si nécessaire. (Volt., le Mondain.)

De desseins en regrets, et d’erreurs en désirs
Les mortels insensés promènent leur folie
Dans des malheurs présents, dans l’espoir des plaisirs.
Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie.
Demain, demain, dit-on, doit combler tous nos vœux ;
Demain vient et nous laisse encor plus malheureux.

(Dryden, trad. par Volt.)

  1. Voy Lettre XXXI, et de la Vie heureuse III.