Lettres à Lucilius/Lettre 33

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 78-81).
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LETTRE XXXIII.

Sur les sentences des philosophes. Penser à son tour par soi-même.

Tu désires que, pour appendice à mes lettres, je te donne comme précédemment un choix de sentences de nos grands maîtres. Ce n’est pas de bleuets qu’ils se sont occupés : tout le tissu de leur œuvre est d’une beauté mâle ; c’est la preuve d’un génie inégal de ne briller que par saillies. On n’admire point un arbre isolé quand la forêt s’élève toute à la même hauteur37. Ces sortes de sentences abondent dans les poètes, abondent dans les historiens. Je ne veux donc pas que tu en fasses honneur à Épicure : elles sont à tout le monde et notamment à notre école. Mais chez lui on les remarque mieux parce qu’elles y apparaissent à intervalles rares, qu’elles sont inattendues, et que de fermes paroles étonnent venant d’un homme qui fait profession de mollesse. Car c’est ainsi que presque tous le jugent ; pour moi Épicure est un homme de cœur, bien qu’il ait des manches à sa robe[1]. Le courage et l’action, et le génie de la guerre peuvent se trouver chez les Perses comme chez les peuples à toge relevée. N’exige donc plus de ces traits détachés et pris çà et là : il y a chez nous continuité de ce qui fait exception chez les autres. Aussi n’avons-nous point d’étalage qui frappe les yeux ; nous n’abusons point l’acheteur pour ne lui offrir, une fois entré, rien de plus que la montre suspendue au dehors. Nous laissons chacun prendre à son choix ses échantillons. Quand nous voudrions, dans cette multitude de pensées heureuses, en trier quelques-unes, à qui les attribuerions-nous ? À Zénon ? à Cléanthe ? à Chrysippe ? à Panætius ? à Posidonius ? Nous ne sommes pas sujets d’un roi : chacun relève de soi seul. Chez nos rivaux, tout ce qu’a dit Hermachus, tout ce qu’a dit Métrodore s’impute au même maître. Tout ce qui fut traité par le moindre disciple sous la tente épicurienne l’a été par l’inspiration et sous les auspices du chef. Nous ne pouvons, je le répète, quand nous l’essayerions, extraire rien d’un si grand nombre de beautés toutes égales.

Pauvre est celui dont le troupeau se compte[2].


N’importe où tu jetterais les yeux, tu tomberais sur des traits dignes de remarque, s’ils ne se lisaient pêle-mêle avec d’autres semblables.

Ainsi ne compte plus pouvoir en l’effleurant goûter le génie des grands hommes : il faut le sonder dans toute sa profondeur, le manier tout entier. Ils font une œuvre de conscience : chaque fil tient sa place dans la contexture du dessin : ôtes-en un seul, toute l’ordonnance est détruite. Je ne te défends point d’analyser tel ou tel membre, mais que ce soit sur l’homme lui-même. Une belle femme n’est point celle dont on vante le bras ou la jambe, mais bien celle chez qui les perfections de l’ensemble absorbent l’admiration que mériteraient les détails. Si toutefois tu l’exiges, je ne serai pas chiche avec toi, je te servirai à pleine main. La matière est riche et s’offre à chaque pas : on n’a qu’à prendre, sans choisir. Là tout coule non pas goutte à goutte, mais à flots : tout est continu, tout se lie. Je ne doute pas qu’un tel recueil ne profite beaucoup aux âmes encore novices et aux auditeurs non initiés, vu qu’on retient plus aisément des préceptes concis et comme enfermés dans un vers. Si l’on fait apprendre même aux enfants des sentences et de ces apophtegmes que les grecs appellent χριάς, c’est que tout cela est à portée de leur naissante intelligence qui ne peut rien saisir au delà dont l’utilité soit certaine.

Il est peu digne d’un homme d’aller cueillant de menues fleurs, de s’appuyer d’un petit nombre d’adages rebattus, de se guinder sur des citations. Qu’il s’appuie sur lui-même, que ce soit lui qui parle, non ses souvenirs. Honte au vieillard et à l’homme arrivé en vue de la vieillesse qui n’a pour sagesse que de remémorer celle d’autrui. Zénon a dit ceci ; — Et toi ? Cléanthe a dit cela ; — Et toi ? Ne t’ébranleras-tu jamais qu’à la voix d’un autre ? Chef à ton tour, dis-nous des choses qui se retiennent, tire de ton propre fonds. Oui, tous ces hommes, jamais autorités, toujours interprètes, tapis à l’ombre d’un grand nom38, selon moi n’ont rien de généreux dans l’âme, n’osant jamais faire une fois ce qu’ils ont appris mille. Ils ont exercé sur l’œuvre d’autrui leur mémoire ; mais autre chose est le souvenir, autre chose la science. Se souvenir, c’est garder le dépôt commis à la mémoire ; savoir, au contraire, c’est l’avoir fait sien, ne pas être en face de son modèle un écho, ni tourner chaque fois les yeux vers le maître39. Tu me cites Zénon, puis Cléanthe. Eh ! mets donc quelque différence entre toi et le livre. Quoi ! toujours disciple ! il est temps que tu fasses la leçon. Ai-je besoin qu’on me récite ce que je puis lire ? — Mais la parole fait beaucoup. — Non pas certes quand je la prête aux phrases qui ne sont pas de moi et que je joue le rôle de greffier. Ajoute que ces hommes, toujours en tutelle, d’abord suivent les anciens dans une étude où pas un ne s’est risqué, qui ne s’écartât du devancier, étude où l’on cherche encore la vraie voie ; or jamais on ne la trouvera si l’on se borne aux découvertes connues. Et d’ailleurs qui se fait suivant ne découvre, ne cherche même plus rien. « Pourquoi donc n’irais-je pas sur les traces de mes prédécesseurs ? » Oui, prenons la route frayée ; mais si j’en trouve une plus proche et plus unie, je me l’ouvrirai. Ceux qui avant nous ont remué le sol de la science ne sont pas nos maîtres, mais nos guides. Ouverte à tous, la vérité n’a point jusqu’ici d’occupant : elle garde pour nos neveux une grande part de son domaine[3].


LETTRE XXXIII.

37. « À ces bonnes gens il ne falloit point d’aiguë et subtile rencontre : leur langage est tout plein, et gros d’une vigueur naturelle et constante : ils sont tout épigramme, non la queuë seulement, mais la teste, l’estomach et les pieds. Tout y marche d’une pareille teneur. » (Montaigne, III, V.)

38. « Qu’ils s’eschaudent à injurier Sénèque en moi. Il faut musser (masquer) ma foiblesse sous ces grands crédits. » (Montaigne, II, X.)

39. « Sçavoir par cœur n’est pas sçavoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sçait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers le livre. Fascheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque ! » (Id., I, XXV.)

  1. Chez les Romains, les femmes seules avaient les bras couverts. La toge des hommes leur laissait les bras nus.
  2. Ovid. Métam., XIII, 824.
  3. Voy. Quest. natur., VII, ch. dernier.