Lettres à Lucilius/Lettre 30

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 71-74).
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LETTRE XXX.

Attendre la mort de pied ferme, à l’exemple de Bassus.

Je viens de voir Bassus Aufidius31, excellent homme, battu en brèche par le temps contre lequel il lutte avec vigueur ; mais la charge devient trop forte pour qu’il se puisse relever ; la vieillesse est venue l’assaillir tout entière et de tout son poids. Tu sais qu’il fut toujours d’une complexion débile et appauvrie : longtemps il l’a maintenue et, pour dire plus vrai, rajustée : elle vient de manquer tout à coup. Quand l’eau s’infiltre dans un navire par une ou deux voies, on y remédie ; mais s’il s’entrouvre et cède en plusieurs endroits, si ses flancs éclatent de toutes parts, tout secours devient impossible : ainsi un corps vieillissant trouve des supports momentanés pour étayer sa décadence; mais si le ruineux édifice se disjoint dans toute sa charpente ; si, quand on le soutient d’un côté, un autre se détache, il faut chercher par où faire retraite. Notre Bassus n’en garde pas moins tout l’enjouement de son esprit. C’est à la philosophie qu’il le doit : en présence de la mort il est gai : quel que soit son état physique, il est courageux et serein, et ne s’abandonne pas quand ses organes l’abandonnent. Un bon pilote tient encore la mer avec sa voile déchirée ; dégarni même de ses agrès, il radoube encore ces débris pour de nouvelles courses. Ainsi fait notre Bassus : il voit venir sa fin avec une sécurité d’esprit et de visage qui, s’il regardait de même celle d’autrui, passerait pour insensibilité. C’est une grande chose, Lucilius, et qui demande un long apprentissage, que de savoir, quand arrive l’heure inévitable, partir sans murmure. Aux autres causes de trépas se mêle encore de l’espérance. Une maladie cesse, un incendie se laisse éteindre ; un écroulement qui semblait devoir nous écraser, nous porte mollement jusqu’à terre ; le flot qui nous engloutissait nous rejette par cette même force d’absorption sains et saufs sur la rive ; le soldat a baissé son glaive devant la tête qu’il allait trancher ; mais plus d’espoir pour l’homme que la vieillesse traîne à la mort : auprès d’elle seule point d’intercession possible. C’est la plus douce mais aussi la plus longue façon de mourir. Bassus me semblait suivre ses propres obsèques et s’enterrer, et comme se survivre, et agir en sage qui se regrette sans faiblesse. Car la mort est son texte ordinaire ; et il met tous ses soins à nous persuader que s’il y a du dommage ou de la crainte à éprouver dans cette affaire, c’est la faute du mourant, non de la mort ; qu’il n’y a en elle rien de fâcheux, pas plus qu’après elle. Or on est aussi fou de craindre un dommage qui n’aura pas lieu qu’un coup qu’on ne sentira point. Peut-on croire qu’il nous arrivera de sentir ce par quoi nous ne sentons plus ? « Oui, dit-il, la mort est tellement exempte de tout mal, qu’elle l’est même de toute crainte de mal. »

Ces vérités, je le sais, se sont dites souvent, se rediront souvent encore ; mais elles ne m’ont jamais tant profité ni dans les livres, ni dans la bouche de gens qui blâmaient la crainte d’un mal dont ils se voyaient loin. Combien plus d’autorité prennent sur moi les discours d’un homme parlant de sa fin toute prochaine ! Et pour dire ce que je pense, je crois qu’on est plus ferme dans l’agonie qu’aux premières approches de la mort. Présente, elle donne aux âmes les moins exercées le courage de ne plus éviter l’inévitable. Ainsi le gladiateur qui dans toute la lutte fut le plus timide, tend la gorge à l’adversaire et y dirige le fer incertain. Mais l’idée d’un trépas voisin, infaillible surtout, exige un courage aussi soutenu qu’énergique ; or il est rare et ne peut s’obtenir que du sage. Aussi avec quelle avidité je l’écoutais m’énoncer en quelque sorte son arrêt sur la mort et me révéler un mystère qu’il avait sondé de plus près ! Il aurait sur toi, j’imagine, plus de créance et plus de poids, le récit d’un homme revenu à la vie pour t’affirmer sur son expérience que la mort n’est nullement un mal. Quant aux approches de cette mort et aux angoisses qu’elle apporte, qui peut mieux te les décrire que ceux qui furent avec elle en présence, qui la virent venir et lui ouvrirent leur porte ? Tu peux mettre Bassus de ce nombre : il a voulu nous désabuser. Craindre le trépas, nous dit-il, est aussi absurde qu’il le serait de craindre la vieillesse. Tout comme la vieillesse succède à un age plus jeune, ainsi la mort à la vieillesse. C’est n’avoir pas voulu vivre que de ne vouloir pas mourir. La vie, en effet, nous fut donnée sous la condition de la mort : elle nous y achemine. Craindre de mourir est donc une folie : car on doit attendre le certain, le douteux seul s’appréhende. La mort est une égale et invincible nécessité pour tous. Qui peut se plaindre d’une fatalité dont nul n’est exempt32 ? La base première de l’équité c’est l’égalité33. Mais il est superflu de justifier ici la nature qui n’a imposé à l’homme d’autre loi que la loi qu’elle subit elle-même. Tout ce qu’elle a formé elle le décompose, et le décompose pour former de nouveau. Mais l’homme assez heureux pour se voir doucement congédié par la vieillesse qui, au lieu de l’arracher tout d’un coup à la vie, l’en retire pas à pas, ne doit-il pas des actions de grâce à tous les dieux pour l’avoir conduit rassasié de jours jusques au repos si nécessaire à l’humanité, si agréable à la fatigue ? Tu vois des gens souhaiter la mort avec plus d’ardeur que les autres ne demandent la vie. Je ne sais lesquels à mon sens nous encouragent le plus, de ceux qui sollicitent la mort ou de ceux qui l’attendent gaiement et en paix ; chez les premiers, en effet, c’est parfois un transport furieux, un dépit soudain ; chez les seconds c’est le calme d’une décision ferme. On peut courir à la mort dans un accès de fureur contre elle ; mais nul ne l’accueille d’un front serein que celui qui, de longue main, s’y est disposé. Je l’avoue donc : j’ai multiplié mes visites chez cet homme qui m’est cher, et je l’ai fait pour plus d’un motif ; je voulais savoir si chaque fois je le trouverais le même, si avec ses forces physiques ne baisserait pas sa vigueur d’âme ; mais elle croissait visiblement, tout comme l’allégresse du coureur qui touche au septième stade et à la palme. Il disait, fidèle aux dogmes d’Épicure : « D’abord, j’ai l’espoir que le dernier soupir n’a rien de douloureux ; sinon, le mal est du moins un peu allégé par sa brièveté même : car point de longue douleur qui soit grande. Et puis je me représenterai, dans cette séparation même de l’âme et du corps, que si elle n’a pas lieu sans souffrance, après celle-là nulle autre douleur n’est possible. Ce dont je ne doute pas, au reste, c’est que l’âme du vieillard est sur le bord de ses lèvres, et qu’il ne lui faut pas grand effort pour s’arracher de sa prison. Le feu qui s’est pris à une matière solide ne peut être éteint que par l’eau et quelquefois par l’écroulement de ce qu’il dévore ; celui qui n’a plus d’aliments tombe de lui-même. »

C’est avec charme, Lucilius, que j’écoute ces paroles, non comme nouvelles, mais comme me mettant en présence de la crise réelle. – Quoi ! n’ai-je donc pas été témoin d’une foule de trépas volontaires ? – Oui, je l’ai été ; mais il a bien plus d’autorité sur moi l’homme qui se présente à la mort sans haine de la vie, l’homme qui l’accueille sans l’aller chercher. « Si nous la ressentons comme un tourment, disait-il, c’est notre faute : nous prenons l’alarme dès que nous la croyons proche de nous. Eh ! de qui n’est-elle pas proche ? Partout et toujours elle est là. Considérons donc, poursuivait-il, alors qu’une cause de mort quelconque semble venir à nous, combien d’autres sont plus voisines que nous ne craignons pas ! » Un homme était menacé de la mort par son ennemi : une indigestion la prévint. Si nous voulons démêler les motifs de nos frayeurs, nous les trouverons tout autres qu’ils ne semblent. Ce n’est pas la mort que l’on craint, c’est l’idée qu’on s’en fait ; car, par rapport à elle, nous sommes toujours à même distance, Oui, si elle est à craindre, elle l’est à chaque instant, car quel instant est privilégié contre elle ?

Mais je dois appréhender que de si longues lettres ne te semblent plus haïssables que la mort : c’est pourquoi je finis. Toi seulement, songe toujours à cette dernière heure pour ne la craindre jamais.


LETTRE XXX.

31. Bassus Aufidius vivait sous Tibère et avait fait l’histoire des Guerres civiles de Rome et des Guerres de Germanie. Ces livres sont perdus. Sénèque le rhéteur cite un beau fragment de lui sur la mort de Cicéron.

32. « Si de tous les hommes les uns mouroient, les autres non, ce seroit une désolante affliction que de mourir. » (La Bruyère, de l’Homme.)

33. « L’égalité est la première pièce de l’équité. » (Montaigne,) « L’égalité est l’esprit de la justice. » (Sapient., XV.)