Lettres à Lucilius/Lettre 123

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 446-449).
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Lettre CXXIII.

Mœurs frugales de Sénèque. Fuir les apologistes de la volupté.

Harassé d’avoir fait une route plus incommode que longue, je suis arrivé à ma maison d’Albe fort avant dans la nuit. Je n’y trouve rien de prêt que mon appétit ; que faire ? Je m’étends, fort las, sur ma couche ; cuisinier, boulanger sont en retard. Prenons bien la chose, et je me dis à part moi : « Non, rien n’est pénible, dès que tu l’acceptes sans peine ; rien ne te doit dépiter, si ton dépit même ne l’exagère. Mon boulanger manque de pain ? Mais mon régisseur, mon portier, mon fermier en ont. « Mauvais pain ! » dis-tu. Attends, il deviendra bon ; la faim te le fera trouver tendre et de premier choix. Seulement n’y touche point qu’elle ne te commande. » J’attendrai donc et ne mangerai que quand j’aurai de bon pain, ou que le mauvais ne me rebutera plus.

Il est nécessaire d’apprendre à s’accommoder de peu. Mille difficultés de lieux et de temps nous traversent et, fût-on riche et des mieux pourvus, s’interposent entre nous et l’objet souhaité. Nul ne peut avoir tout ce qu’il désire ; mais on peut ne pas désirer ce qu’on n’a point, et user gaiement de ce que le sort nous offre. C’est un grand point d’indépendance qu’un estomac bien discipliné et qui sait souffrir les mécomptes. Tu ne saurais imaginer quel bien-être j’éprouve à sentir ma lassitude se reposer sur elle-même[1]. Je ne demande ni frictions, ni bain, pas d’autre remède que le temps. Ce qui est venu par la fatigue s’en va par le repos. Ce souper, tel quel, je le savourerai mieux qu’un banquet de pontifes. Voilà donc enfin mon courage mis à une épreuve inattendue, par conséquent plus franche et plus réelle. Car l’homme qui s’est préparé, qui s’est arrangé pour souffrir ne découvre pas si bien quelle est sa vraie force. Les plus sûrs indices de la force naissent de l’imprévu, quand les contre-temps nous trouvent non-seulement courageux, mais calmes ; quand loin de prendre feu, d’invectiver, nous suppléons à ce que nous avions droit d’attendre en supprimant notre désir, et réfléchissons que si nos habitudes en souffrent, nous-mêmes n’y perdons rien.

Que de choses dont on ne comprend toute l’inutilité que lorsqu’elles viennent à nous manquer ! On en usait, non par besoin, mais parce qu’on les avait. Que d’objets l’on se donne, parce que d’autres en ont fait emplette, parce qu’on les voit chez presque tout le monde ! L’une des causes de nos misères, c’est que nous vivons d’après autrui, et qu’au lieu d’avoir la raison pour règle, le torrent de l’usage nous emporte. Ce que peu d’hommes feraient, nous n’aurions garde de l’imiter ; mais les exemples abondent-ils ? Comme si la chose en était plus belle pour être plus fréquente, on l’adopte ; et l’erreur prend sur nous les droits de la sagesse, dès qu’elle devient l’erreur publique29.

On ne voyage plus maintenant sans un escadron d’éclaireurs numides qu’appuie une légion de coureurs en avant-garde. Il est mesquin de n’avoir personne qui jette hors de la route ceux qui vont vous croiser, et qui annonce par des flots de poussière que voici venir un homme d’importance[2]. Tout le monde a des mulets pour porter ses cristaux, ses vases murrhins[3], ses coupes ciselées par de grands artistes. Il est pitoyable qu’on puisse croire tout votre bagage à l’épreuve des cahots. Chacun fait voiturer ses jeunes esclaves la face enduite de pommades, de peur que le soleil, que le froid n’offense leur peau délicate ; on doit rougir si, dans son cortège de mignons, on n’a pas un de ces frais visages auxquels il faut un préservatif.

Évitons le commerce de tous ces hommes : propagateurs d’immoralité, la contagion circule avec eux. La pire engeance était, semblait-il, les colporteurs de médisances ; il en est une autre : les colporteurs de vices. Leurs doctrines nuisent profondément et, si elles n’empoisonnent pas sur le coup, elles laissent leurs germes dans le cœur ; elles ne nous quittent plus, fussions-nous même déjà loin d’eux, et plus tard le mal se réveille. Comme au sortir d’une symphonie notre oreille emporte avec elle cette harmonie et cette douceur des chants, qui, enchaînant l’action de la pensée, ne lui permettent point d’application sérieuse ; ainsi les paroles de l’adulation et l’apologie des désordres retentissent en nous longtemps après qu’on ne les entend plus ; et difficilement l’on bannit de son âme le concert enchanteur : il nous poursuit, il se prolonge, il revient par intervalles. Fermons donc l’oreille aux discours pervers, surtout aux premières insinuations. Car dès qu’elles ont pris pied et se sont fait admettre, elles osent davantage. De là on arrive à nous dire : « La vertu ! la philosophie ! la justice ! termes sonores, vides de sens. Le seul bonheur, c’est de traiter joyeusement la vie, manger, boire et jouir sans gêne de son patrimoine ; voilà vivre, voilà se rappeler qu’on est mortel. Les jours s’écoulent, la vie s’échappe pour ne plus revenir ; et l’on hésite ? Que sert d’être sage ? On est jeune, on ne sera pas toujours propre au plaisir : pourquoi, à cet âge qui peut le goûter, qui le réclame, s’infliger l’abstinence ; vouloir mourir par avance, et tout ce que la mort nous enlèvera, se le retrancher dès maintenant ? Tu n’as point de maîtresse, point de mignon pour rendre ta maîtresse jalouse ; tu sors chaque matin le gosier sec ; tes soupers sont d’un fils qui doit soumettre à son père son journal de dépense. Ce n’est pas là jouir, c’est assister aux jouissances des autres. Quelle folie de te faire le gérant de ton héritier, de tout te refuser, pour que ton ample succession d’un ami te fasse un ennemi, d’autant plus joyeux de ta mort qu’il en recueillera davantage ! Ces gens moroses, au front sourcilleux, censeurs de nos plaisirs, ennemis d’eux-mêmes, pédagogues du genre humain, compte-les pour moins qu’une obole, et préfère hardiment bonne vie à bonne renommée. »

Propos à fuir non moins que ces voix à portée desquelles Ulysse ne voulut passer que lié à son mât. Ils ont le même pouvoir : ils chassent de nos cœurs patrie, famille, amitié, vertus ; leur doctrine, plus dégradante encore, envoie l’homme se briser aux écueils d’une vie de honte et de misère. Qu’il vaut bien mieux aller droit son chemin, et s’élever à cette hauteur où plus rien n’a de charme pour nous que l’honnête ! Et nous pourrons y atteindre, si nous savons faire deux parts des choses, dont les unes nous invitent et les autres nous repoussent. Ce qui invite, ce sont les richesses, les plaisirs, la beauté, les honneurs, tout ce qui nous flatte et nous rit ici-bas. Ce qui repousse, c’est le travail, la mort, la douleur, l’ignominie, une vie de privations. Eh bien, il faut s’habituer à ne pas désirer les uns, à ne pas craindre les autres. Luttons contre ces deux tendances : fuyons ce qui nous invite, faisons face à ce qui nous attaque. Ne vois-tu pas combien l’homme qui monte diffère d’attitude avec celui qui descend. Qui suit une pente porte le corps en arrière ; qui gravit se penche en avant : car si tu pèses, en descendant, sur la partie antérieure du corps, si, pour monter, tu le ramènes en arrière, te voilà complice de ta chute. Aller aux plaisirs c’est descendre ; pour les choses rudes et difficiles il faut gravir, il faut de l’élan ; ailleurs le frein est nécessaire.

Penses-tu qu’ici je prétende que ceux-là seuls sont dangereux à écouter qui vantent le plaisir et nous impriment la crainte de la douleur, déjà effrayante par elle-même ? J’en vois d’autres non moins nuisibles qui, sous le masque du stoïcisme, nous exhortent aux vices. Que prêchent-ils en effet ? « Que le sage, le philosophe seul sait faire l’amour ; seul apte au grand art de bien boire et d’être bon convive, le sage y est passé maître. Voyons, disent-ils, jusqu’à quel âge peuvent être aimés les jeunes garçons. » Laissons aux Grecs cette pratique ; prêtons plutôt l’oreille à ceux qui disent : « Nul ne devient bon par hasard ; la vertu veut un apprentissage. La volupté est une chose abjecte et futile, digne de toute notre indifférence ; qui nous est commune avec les brutes, et que les dernières, les plus viles pourchassent avec plus d’ardeur. La gloire est un songe, une fumée, un je ne sais quoi plus mobile que le vent. La pauvreté n’est un mal que pour qui se révolte contre elle. La mort n’est point un mal : qu’est-elle donc ? dis-tu : la seule loi d’égalité chez les hommes. La superstition est une erreur qui tient du délire : elle craint ce qu’elle devrait aimer ; son culte est une profanation30. Or, quelle différence y a-t-il entre nier les dieux et les dégrader ? »

Voilà ce que nous devons nous dire et nous redire sans cesse : la tâche de la philosophie n’est point de suggérer des excuses au vice. Plus d’espoir de salut pour le malade que son médecin invite à l’intempérance.


LETTRE CXXIII.

29. Voir de la Vie heureuse, i. Quod exemplo fit, id etiam fieri jure putant. {Cic, ad Sulpic., Ep. III.) Et cœpit esse licitum quod publicum est. (Cyprien à Donat., Ep. I.)

30. Voir de la Clémence, II, v. Deum a religioso vereri, a superstitioso timeri. (Varron citépar saint Augustin.) Non dedit nobis (Deus) spiritum timoris, sed virtutis et dilectionis. (Saint Paul, Timoth., I, vii.)

  1. Sibi ipsa acquiescit, deux manusc.. Lemaire: assuescit.
  2. Voir Lettre LXXXVII.
  3. Voir Des bienfaits, VII, IX, et la note.