Lettres à Lucilius/Lettre 109

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 389-392).
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Lettre CIX.

Si le sage est utile au sage, et comment.

Tu veux savoir « si le sage est utile au sage19. » Nous disons que le sage est comblé de tous les biens, qu’il a atteint le faîte du bonheur ; et l’on demande si qui que ce soit peut être utile au possesseur de la suprême félicité. Les bons se servent entre eux, en ce sens qu’ils exercent leurs vertus et se maintiennent dans leur état de sagesse ; chacun d’eux désire avoir avec qui conférer et discuter. Le lutteur entretient son habileté par l’exercice ; le musicien stimule le musicien. Comme eux le sage a besoin de tenir ses vertus en haleine ; un autre sage l’excite comme il s’excite lui-même. « En quoi le sage sert-il au sage ? » Par l’élan qu’il lui donne, par les occasions de bien faire où il le convie. Il lui transmet aussi quelque chose de ses méditations, il l’instruit de ses découvertes ; car au sage même il en reste toujours à faire et de quoi donner carrière à son génie. Le méchant nuit au méchant : il le rend pire encore en réveillant sa colère, ses craintes, en entrant dans ses déplaisirs, en exaltant ses jouissances ; et jamais les méchants ne sont plus à plaindre que quand plusieurs associent leurs vices et mettent en commun leur perversité. Donc, par la règle des contraires, le bon sera utile au bon. « De quelle manière ? » dis-tu. Il lui apportera de la joie, il fortifiera sa confiance ; et à la vue du calme dont mutuellement ils jouissent, leur satisfaction croîtra encore. Et les connaissances qu’il lui communiquera ! Car le sage est loin de tout savoir ; et connût-il tout, quelque autre peut imaginer et indiquer des voies plus courtes qui mènent plus aisément tout son labeur à bien. Le sage servira le sage, non par son seul mérite, mais par le mérite de celui dont il se fait l’aide. Sans doute il peut, même livré à lui seul, développer ses ressources, aller de sa propre vitesse ; mais les exhortations n’encouragent pas moins le coureur. « Le sage ne profite pas au sage, mais à lui-même, sache-le. Ôte-lui son énergie propre, il ne fait plus rien. » Tu pourrais de même contester que la douceur soit dans le miel, puisque c’est la personne qui le mange qui doit avoir la langue et le palais appropriés à ce genre de saveur, de façon que le goût lui en soit agréable et non repoussant ; car il est des individus à qui, par l’effet de la maladie, le miel paraît amer. Il faut que nos deux sages soient tels que l’un puisse être utile, et que l’autre offre à son action une matière toute prête.

« Mais, dira-t-on, à une chaleur portée au plus haut degré ajouter encore de la chaleur est superflu ; à qui possède le souverain bien tout surcroît d’utilité n’importe guère. Est-ce que l’agriculteur, fourni de tous ses instruments, en va demander à autrui ? Est-ce que le soldat, armé de toutes pièces pour marcher au combat, désire encore des armes ? Ainsi du sage : il est pour le champ de la vie suffisamment pourvu, suffisamment armé. » À quoi je réponds : les corps mêmes pénétrés d’une extrême chaleur ont besoin d’une chaleur additionnelle pour se maintenir à ce point extrême. « Mais la chaleur se maintient par elle-même. » D’abord il y a peu d’analogie entre tes termes de comparaison. La chaleur est une, l’utilité est diverse. Ensuite la chaleur, pour être chaleur, ne demande pas qu’on y ajoute ; mais le sage ne peut demeurer dans son état de perfection, s’il n’adopte quelques amis qui lui ressemblent, pour faire avec eux échange de vertus. Et ajoute qu’entre elles toutes les vertus sont amies. L’homme est donc utile à son pareil, dont il aime les vertus, et à qui il fournit l’occasion d’aimer en retour les siennes. Ce qui nous ressemble nous charme, surtout les cœurs honnêtes, qui savent nous goûter et se faire goûter de nous. D’ailleurs, nul autre que le sage ne possède l’art d’agir sur l’âme du sage, comme il n’y a que l’homme qui puisse agir par la raison sur l’homme. Si donc pour agir sur la raison il est besoin de raison, de même, pour avoir action sur une raison parfaite, il en faut une qui le soit pareillement. Être utile se dit encore de ceux qui nous procurent des choses philosophiquement indifférentes, argent, crédit, sûreté, tout ce qui, pour l’usage de la vie, nous est cher ou indispensable : en quoi l’on peut dire que l’insensé lui-même sera utile au sage. Mais être utile au sage, c’est exciter l’âme aux choses conformes à sa nature, tant au moyen de sa vertu à elle que par la vertu de qui agit sur elle. Et ce ne sera pas sans profit même pour ce dernier : car il faut bien qu’en exerçant la vertu d’autrui il exerce aussi la sienne. Mais, fît-on abstraction du souverain bien ou de ce qui le produit, il n’est pas moins vrai que le sage peut être utile à son pareil. La rencontre d’un sage est pour le sage essentiellement désirable, parce qu’il est dans la nature que toujours le bon sympathise avec ce qui est bon, et qu’il s’affectionne à ce qui lui ressemble comme à lui-même.

Il est nécessaire, pour suivre mon argument, que je passe de cette question à une autre. On demande en effet « si le sage est homme à délibérer, à appeler qui que ce soit en conseil ? » ce qu’il est obligé de faire quand il descend à ces détails de la vie civile et domestique que j’appellerais des œuvres mortes. Alors il a besoin du conseil d’autrui, comme d’un médecin, d’un pilote, d’un avocat, d’un arrangeur de procès. Le sage sera donc utile au sage, en certains cas, par ses conseils ; mais dans les grands et divins objets dont j’ai parlé, ils exerceront leurs vertus en commun, et confondront leurs âmes et leurs pensées : ainsi profiteront-ils l’un à l’autre. D’ailleurs il est dans la nature de s’identifier avec ses amis, d’être heureux du bien qu’ils font comme de celui qu’on ferait soi-même. Eh ! sans cela, conserverions-nous nous-mêmes cette vertu, qui n’est forte que par l’exercice et par l’usage ? Or la vertu conseille de bien disposer le présent, de pourvoir à l’avenir, de délibérer, de tendre les ressorts de l’âme : ce développement, cet effort moral sera plus facile au sage qui se sera associé un conseil. Il cherche donc un homme ou parfait, ou qui soit en progrès et voisin de la perfection ; et cet homme lui sera utile, en lui apportant l’aide et le tribut de ses lumières. On prétend que chacun voit plus clair dans l’affaire d’autrui que dans la sienne : cela arrive à ceux que l’amour d’eux-mêmes aveugle, et dont la crainte, en face du péril, ne discerne plus ce qui les sauverait. On devient sage à mesure qu’on prend plus de sécurité et qu’on s’affranchit de la crainte. Mais néanmoins, il est des cas où même un sage est plus clairvoyant pour un autre que pour lui ; et puis cette satisfaction si douce de vouloir ou ne vouloir pas les mêmes choses, voilà ce que le sage recevra du sage : ils traceront de concert leur noble sillon.

Me voici quitte du travail que tu voulais de moi, quoiqu’il fût compris dans l’ordre des matières qu’embrasse mon livre sur la philosophie morale. Mais songe, comme je te le répète fréquemment, qu’en tout ceci l’homme n’exerce que sa subtilité. Car, et j’y reviens toujours, à quoi pareille chose me sert-elle ? Me rendra-t-elle plus courageux, plus juste, plus tempérant ? Suis-je à même de faire de la gymnastique ? J’ai encore besoin du médecin. Que me sert d’étudier votre inutile fatras ? Pour de grandes promesses je vois bien peu d’effets. Vous alliez m’apprendre à rester intrépide en face des glaives étincelants et le poignard sous la gorge ; à être impassible quand l’incendie m’investirait de ses flammes, quand une soudaine bourrasque emporterait mon navire loin de tout rivage. Tenez-moi parole : faites que je méprise et la volupté et la gloire ; vous m’instruirez ensuite à démêler un sophisme embrouillé, à saisir une équivoque, à éclairer une obscurité : pour le présent, enseignez-moi ce qui presse le plus.


LETTRE CIX.

19. À comparer avec la Lettre ix.