Lettres à Lucilius/Lettre 107

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 378-380).
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Lettre CVII.

Se préparer à toutes les disgrâces. Suivre sans murmurer les ordres de Dieu.

Qu’est devenue ta rare prudence ? Et cette sagacité qui appréciait si bien les choses ? Où est ton grand courage ? Une bagatelle te désole ! Tes esclaves, te voyant si affairé, ont cru le moment bon pour s’enfuir. Prends que c’étaient de faux amis, (et en vérité laissons-leur le nom d’amis que leur donne ce bon Épicure)[1] ; pour qu’ils ne compromettent pas plus scandaleusement tous tes intérêts, passe-toi de gens qui mettaient ta surveillance aux abois, et faisaient de toi un maître aussi fâcheux que ses valets[2]. Rien en cela d’étrange, rien d’inattendu. S’en émouvoir est aussi ridicule que de se plaindre d’être éclaboussé en pleine rue ou crotté dans la boue. Tu es sujet, dans la vie, aux mêmes accidents qu’en un bain public, dans une foule, en voyage, les uns prémédités, les autres fortuits. Ce n’est pas une affaire de plaisir que la vie. Engagé dans une longue carrière, il faut que l’homme trébuche, et chancelle, et tombe, et s’épuise et s’écrie : « Ô mort ! » c’est-à-dire qu’il mente. Ici tu laisseras en chemin un compagnon, là tu enterreras l’autre, un troisième te menacera. Voilà par quels encombres il te faut parcourir cette route hérissée d’écueils. « Un ami vouloir ma mort[3] ! » Prépare ton âme à tout cela : tu es venu, sache-le bien, où éclate la foudre ; tu es venu sur des bords

Qu’habitent les chagrins et les remords vengeurs,

Et la triste vieillesse et les pâles douleurs[4].


C’est dans cette compagnie que la vie doit s’achever. Éviter tant d’ennemis, tu ne le peux ; les braver est possible, et on les brave quand on y a songé souvent et tout prévu d’avance. On affronte plus hardiment le péril contre lequel on s’est longuement aguerri ; et les plus dures atteintes, dès qu’on s’y attend, s’amortissent, comme les plus légères effrayent, si elles sont imprévues. Tâchons que rien ne le soit pour nous ; et comme tout mal dans sa nouveauté pèse davantage, tu devras à une méditation continuelle de n’être neuf pour aucun.

« Mes esclaves m’ont abandonné ! » D’autres ont pillé leur maître, l’ont calomnié, massacré, trahi, foulé aux pieds, empoisonné, poursuivi criminellement. Tout ce que tu dirais de pire est arrivé mille fois. Et puis, quelle multitude et quelle variété de traits nous menacent ! Les uns déjà nous ont percés ; on brandit les autres : en ce moment même ils arrivent ; beaucoup, qui vont frapper autrui, nous effleurent. Ne soyons surpris d’aucune des épreuves pour lesquelles nous sommes nés : nul n’a droit de s’en plaindre, elles sont communes à tous. Je dis à tous, car celui même qui y échappe pouvait les subir ; or la loi juste est celle non point qui a son effet sur tous, mais qui est faite pour tous. Imposons à notre âme la résignation, et payons sans gémir les tributs d’un être mortel. L’hiver amène les frimas, souffrons son âpreté ; l’été revient avec ses chaleurs, endurons-les ; une température malsaine attaque notre santé, sachons être malades. Tantôt une bête sauvage se jettera sur nous, ou un homme plus féroce que toute bête sauvage. L’onde nous ravira ceci, la flamme cela. C’est la constitution des choses : la changer nous est impossible ; ce que nous pouvons, c’est de nous élever à cette hauteur d’âme, si digne de la vertu, qui souffre avec courage les coups du hasard et veut ce que veut la nature. Or la nature, comme tu vois, gouverne ce monde par le changement. Aux nuages succède la sérénité ; les mers se soulèvent après le calme ; les vents soufflent alternativement ; le jour remplace la nuit ; une partie du ciel s’élève sur nos têtes, l’autre plonge sous nos pieds : c’est par les contraires que la permanence des choses se maintient8. Voilà sur quelle loi il faut nous régler : suivons-la, obéissons-lui : quoi qu’il arrive, pensons que cela devait arriver, et renonçons à quereller la nature.

Le mieux est de souffrir, quand le remède est impossible9 ; contre le divin auteur de tout événement n’essayons nulle plainte et marchons dans ses voies10. Mauvais soldat est l’homme qui suit son général à contre-cœur. Recevons avec dévouement et avec joie ses commandements ; ne troublons point, lâches déserteurs, la marche de cette belle création où tout ce que nous souffrons est partie nécessaire. Disons à Jupiter, qui tient le gouvernail et dirige le grand tout, ce que lui dit le stoïcien Cléanthe en vers éloquents que l’exemple de l’éloquent Cicéron me permet de traduire en notre langue. S’ils te plaisent, tu m’en sauras gré ; sinon, songe à Cicéron dont je n’ai fait que suivre l’exemple.

Roi des champs étoilés, ô père, sois mon guide :


Où tu veux, sans tarder et d’un pas intrépide
Je te suis. C’est la loi, que j’en murmure ou non ;
Et le destin s’impose au méchant comme au bon :

Je cède, il me conduit ; je résiste, il m’entraîne.


Ainsi doit-on vivre et parler. Que le destin nous trouve prêts et déterminés. Il n’est d’âme grande que celle qui s’abandonne à Dieu : c’est aux âmes étroites et dégénérées à tenter la lutte, à calomnier l’ordre de l’univers, à vouloir réformer la Providence, plutôt qu’elles-mêmes.


LETTRE CVII.
8.

L’aise et l’ennui de la vie
Ont leur course entresuivie
Aussi naturellement
Que le chaud et la froidure ;
Et rien, afin que tout dure.
Ne dure éternellement. (Malherbe.)

9.
Sed levius fil patientia
Quidquid corrigere est nefas. (Horat., I, Od. xxi.)

De murmurer contre elle et perdre patience
Il est mal à propos.
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos.

(Malherbe, Consol. à du Périer.)

« Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers, une pièce de la vie du monde. » (Montaigne.)

  1. Quo turpius non sint… desint illi, leçon des Mss. Lemaire a torturé le texte pour en tirer : quota pars abesset… desunt…
  2. Je lis comme J. Lipse : et te aliis molestum et se (au lieu de esse) reddebant.
  3. Je lis avec un Mss.: Mori me vult? et non Mori vult?
  4. Énéide, I, 264.