Lettres à Lucilius/Lettre 105

Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 374-376).
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Lettre CV.

Ce qui fait la sécurité de la vie. Des mauvaises consciences.

Les règles que tu dois observer pour jouir d’un peu de sûreté dans la vie, les voici, sauf à toi à les prendre, et j’en suis d’avis, comme des préceptes d’hygiène que je te donnerais pour l’insalubre climat d’Ardée[1]. Cherche à voir quels sont les motifs qui poussent un homme à perdre son semblable, tu trouveras l’espérance, l’envie, la haine, la crainte, le dédain. De tous ces motifs le dédain est le moins grave, au point que beaucoup l’acceptèrent comme préservatif, comme abri1. On foule, il est vrai, l’homme qu’on dédaigne, mais on passe outre. Nul ne s’acharne, nul ne s’étudie à persécuter l’objet de ses dédains. On oublie même l’ennemi couché par terre pour combattre l’ennemi debout.

Tu éluderas l’espoir du méchant, en ne possédant rien qui excite la convoitise et l’improbité, rien qui ait trop d’éclat : car on est désireux de ce qui brille, bien qu’on le connaisse peu.

Pour échapper à l’envie, tu ne feras ni étalage de ta personne, ni vanité de tes biens ; tu sauras jouir dans le secret de ton cœur2.

La haine est fille de l’offense : on l’évite, si l’on ne fait d’injure gratuite à personne ; c’est de quoi le bon sens te garantira. Voici qui fut pour beaucoup un écueil : on a parfois encouru des haines sans avoir proprement d’ennemi[2]. Si tu n’inspires pas la crainte, tu le devras à la médiocrité de ta fortune, et à la douceur de ton caractère. Que les gens sachent qu’on peut te choquer sans péril grave ; qu’avec toi la réconciliation soit facile et loyale. Il est aussi triste de se faire craindre chez soi qu’au dehors, par ses serviteurs que par ses enfants. Il n’est personne qui ne soit assez fort pour nuire. Et puis, qui se fait craindre craint à son tour : nul n’a pu lancer la terreur en gardant sa sécurité.

Reste le dédain, dont la mesure est à la discrétion de celui qui le prend pour égide, qui l’accepte parce qu’il l’a voulu, non parce qu’il le mérite : disgrâce qu’on oublie dans la pratique du bien et dans l’amitié de ceux qui ont du pouvoir chez quelque puissant : il sera bon de s’approcher d’eux, non de s’y accrocher ; le secours pourrait coûter plus que le péril.

Mais rien ne te servira mieux que de vivre dans le repos, de t’entretenir fort peu avec les autres, beaucoup avec toi. Il se glisse dans les entretiens je ne sais quel charme insinuant, qui, de même que l’ivresse ou l’amour3, nous arrache nos secrets. Nul ne tait ce qu’il entend dire ; nul ne dit uniquement ce qu’il a entendu. Qui n’a pas tu la chose ne taira pas l’auteur. Chacun a pour quelque autre la même confiance qu’on a mise en lui. Si maître qu’il soit de sa langue, ne se fût-il livré qu’à un seul, il aura un peuple de confidents ; et le secret d’hier devient la rumeur du jour4. La grande base de la sécurité consiste à ne rien faire d’inique. Celui qui cède au génie du mal mène une vie de trouble et d’anxiété ; ses frayeurs égalent ses prévarications, et son esprit n’est jamais en paix. Les alarmes suivent le délit : captif de sa conscience qui ne lui permet aucune distraction, tout malfaiteur est sans cesse sommé de lui répondre. On souffre la peine dès qu’on l’attend ; on l’attend quand on la mérite5. Une mauvaise conscience peut trouver sûreté quelque part, nulle part sécurité. On a beau n’être pas découvert, on se dit qu’on peut l’être ; et dans le sommeil on tressaille, et l’on ne peut ouïr parler d’un crime sans songer au sien. Il ne semble point assez effacé, assez invisible. Le coupable a parfois la chance de rester caché ; la certitude, il ne l’a jamais6.


LETTRE CV.

1. Ceci est peut-être un souvenir personnel de Sénèque. Caligula, jaloux de son éloquence, voulait le faire périr. Une courtisane l’en détourna, lui disant que Sénèque, atteint de phthisie ne tarderait pas à mourir. Voir aussi Lettre xiv.

2. Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu. (Tibulle, IV, xiii.)

3. « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. » (Montaigne , III, i.) « Le sage dit quelque part que la conversation enivre, parce qu’elle pousse au dehors le secret de l’âme par une certaine chaleur , et presque sans qu’on y pense. » (Bossuet, Serm., iiie sem. du Carême.)

4.

C’est que ma belle-sœur, fine et dissimulée,
A mis dans mon secret la discrète assemblée,
Et que je dois compter que dans fort peu de jours
J’aurai pour confidents la ville et les faubourgs.

(Destouches, Philosophe marié, II, sc. ii.)

Voir aussi La Fontaine, les Femmes et le secret.

5. Semper quod meruerunt expectant. (Pétrone, 125.)

   Torquetur peste futura,
Nec recipit somnos, et sæpe cubilibus amens
Excutitur, pœnamque luit formidine pœnæ.

(Claudien, In Rufin., II, 180.)

6. Voir Lettre xcvii. Quotidie damnatur qui semper timet. (P. Syrus.)

Ainsi trompant toujours sans pouvoir se tromper,
En vain à son mépris elle veut échapper,
Dans le monde ou chez elle en vain cherche un refuge,
Et seule avec soi-même elle est avec son juge…
Elle rougit au nom de la femme infidèle,
Qu’un cercle indifférent immole devant elle.

(C. Delavigne, École des vieill.)

  1. Ardea, aujourd’hui le hameau de mal’aria.
  2. Témoin Aristide.