Lettres à Herzen et Ogareff/Aux Mroczkowski (1-08-1870)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Mroczkowski et à sa femme - 1er août 1870



LETTRE DE BAKOUNINE À MROCZKOWSKI ET
À SA FEMME


1er août 1870, Locarno.


Mes chers amis,


En rentrant chez moi, c’est-à-dire en m’en revenant de mon voyage à Genève où je suis allé seul et où j’ai passé près d’un mois à liquider toutes nos affaires avec Nétchaïeff, j’ai trouvé chez ma femme une lettre de vous ; je ne saurais vous dire combien j’ai été heureux d’apprendre ainsi que vous vous êtes, enfin, souvenus de nous, vos anciens amis, qui vous sont toujours dévoués ! J’ai envoyé de Neuchâtel une longue lettre à Talandier et une courte pour Valérien, qui peut-être causera de l’ennui à notre Mrouk[1]. Mais j’avais surtout en vue le but principal que je m’étais donné de vous sauver de Nétchaïeff et de Woldemar S. qui se dit Sallier. Cependant, j’espère que ma lettre détaillée à Talandier suffit à elle seule pour vous persuader que je n’étais pas guidé par un caprice ni par un refroidissement subit sans aucun motif, comme on me l’a si souvent et si injustement reproché. Mrouk pourra bien en témoigner que, depuis qu’il me connaît, je n’ai encore trahi l’amitié de personne, mais que j’ai, moi-même, été souvent trahi ; que je n’ai abandonné un pseudo-ami qu’après avoir épuisé tous les moyens dont je pouvais disposer pour sauvegarder l’amitié et l’union, lorsque j’étais absolument persuadé de l’impossibilité de le conserver. Quant à Nétchaïeff, j’ai montré envers lui encore plus de patience. J’ai été très contrarié d’avoir été obligé de rompre avec lui, parce que cet homme est doué d’une énergie extraordinaire. Dans ma lettre à Talandier j’ai expliqué, sommairement, les causes qui me déterminèrent à cette rupture. J’espère, mes amis, je l’espère surtout pour votre propre bien et votre tranquillité, que vous avez prêté foi à mes paroles et que vous l’avez repoussé de vous. — Écris-moi, Mrouk, en détail, tout ce que tu sais de lui, ce qu’il t’a dit en parlant des affaires en général et particulièrement de nous ; dire des mensonges, c’est là son système ; où est-il à présent, avec qui est-il lié ? Que fait-il et qu’est-ce que tu as fait toi-même, pour prévenir Bradlaugh et Dupont contre lui ?

Je n’ai nullement abandonné nos affaires russes. Au contraire, j’ai trouvé enfin de véritables militants et j’ai organisé une section russe dans notre Alliance secrète. L’un de ses membres se trouve pour le moment en Angleterre ; si vous le permettez, il se présentera chez vous de ma part. Moi-même, je suis occupé à écrire : en russe, afin d’anéantir complètement Outine, qui mérite d’être écrasé comme une punaise, et en français, pour répondre à mes ennemis de l’Internationale.

À propos, as-tu jamais eu l’occasion de rencontrer Marx, ce directeur occulte de mes ennemis avoués ? Avez-vous notion de ce fait, que, par l’intermédiaire de Becker, qui m’a trahi de même que l’Alliance, Marx, profitant de mon absence l’hiver dernier, entra en correspondance avec Outine et que celui-ci et sa compagnie recherchent pour lui des documents contre moi qui lui permettraient de me battre. Bon, nous allons mesurer nos forces. Les Espagnols, les Italiens, les Français et les Belges (non personnellement, mais par principe), seront avec nous ; les montagnards[2], sous la présidence de notre intelligent et fidèle ami James, nous défendront de toutes leurs forces[3].

Jouk a une très belle conduite. Perron s’est marié, et s’est détaché entièrement des militants. Fanelli se sent fatigué ; jusqu’ici encore il ne peut oublier, qu’ayant manqué lui envoyer les 200 francs, nous avons porté préjudice à son decorum, néanmoins il est toujours avec nous. Gambuzzi est un brave gaillard. Il m’écrivait dernièrement que Wassiltchikoff avait tramé contre lui, espérant d’en faire sa dupe ; et il ajoute : « Mais nous allons encore voir qui de nous deux est plus fin, de l’Italien ou du Russe ». Il devient de plus en plus socialiste. Tuccia, qui, bien entendu, avait une peur de diable lors des arrestations à Naples, fait maintenant de son mieux pour complaire à Gambuzzi, bien qu’inutilement. J’ai vu Richard à Genève ; il nous appartient entièrement quoique souvent, il se pose en Français. Bastelica se trouve parmi nos amis espagnols à Barcelone ; son développement marche à toute vapeur. Voici, en peu de mots, un tableau fidèle de notre Alliance. Enfin, notre bonasse Francia, apportant toujours ses consolations à ma femme ; bien que, tranquillement, nous vivons ici sans avoir jamais le sou. Antosia est occupée auprès de ses enfants du matin jusqu’au soir. Elle voulait vous écrire aussi, mais elle est tellement fatiguée, qu’à peine se tient-elle debout. Je travaille beaucoup et je lis les journaux en me posant chaque jour cette question : qui a été battu ?

À présent, mes amis, parlons de vous-mêmes. Je vous remercie de tous les détails que vous me donnez sur votre vie. Je ne désespère pas de vous revoir un jour ; le sort voudra bien nous réunir encore une fois ; en attendant soyons unis par les liens solides de notre affection réciproque, de notre foi et de notre pensée commune. Que ne donnerai-je pas pour vous voir, ne fût-ce que pour quelques instants ? Et Felka ? Il doit être bien grand déjà, il sait courir, ne cesse pas de gazouiller ? La sauvage Ninette, est-elle encore avec vous ? Que fait mon amie Marousia ?[4] Embrassez-la pour moi. Ah, que je suis heureux d’apprendre que Katia va venir chez vous ! Rappelez-lui ses anciens amis. Son pied est donc resté tordu, tout de bon ? À propos, de quoi s’agite-t-elle à présent ? Quand vous lui écrirez, dites-lui, par allusion, bien entendu, que je la salue chaleureusement. Saluez aussi de ma part Anna Nicolaevna, qui, voyez-vous, mes amis, vous reste fidèle dans le malheur, donc, c’est une personne de bien. Sur ce, je vous embrasse tous et je vais me coucher.


Votre M. B.

« Pour Valérien ».


Nota. — L’ « Alliance » dont parle Bakounine était une alliance organisée dans l’Alliance Socialiste. En 1873, Marx publia une brochure écrite par Outine qui accablait cette Alliance et dans laquelle il est beaucoup question de Netchaïeff (Drag.).


  1. Mroczkowski (Drag.).
  2. La Fédération Jurassienne (Trad.).
  3. Un jeu de mots dans le texte russe. « Se dresser comme une montagne », c’est-à-dire défendre quelqu’un de toutes ses forces (Trad.).
  4. Marie en petit-russien (Trad.).