Lettres à Herzen et Ogareff/À R-s (21-10-1874)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à R-s - 21 octobre 1874



LETTRE DE BAKOUNINE À R-S.


21 octobre 1874. Lugano.


J’ai reçu ta lettre. Quant à l’amitié, mon R-s, n’en parlons plus. Après tous tes agissements contre moi — je les connais maintenant dans les moindres détails — nous appeler amis, serait odieusement mensonger de la part de chacun de nous. Tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour me tuer physiquement, moralement et socialement en feignant jusqu’à la fin d’être mon ami, et si tu n’y as pas réussi, cela ne tient pas à toi.

Le perspicace et intelligent Cafiero n’était qu’un instrument dans ta main, c’est toi qui en étais l’inspirateur. J’aime à croire que tu te trompais toi-même, en prenant les inspirations de ton ambition impatiente et vraiment trop immodérée pour du dévouement à la cause. Il est indéniable — tu dois te l’avouer du moins, — que tu as agi envers moi comme le pire de mes ennemis. Et malgré cela je persiste à croire à ton dévouement à la cause russe, à te croire capable de la servir, en raison de cela et sur ce terrain je suis toujours prêt à te tendre la main.

Tu te prépares maintenant à faire un pas décisif dont devra dépendre tout ton avenir et, ce qu’il y a de plus important encore, ta carrière révolutionnaire. Permets au vieux que je suis, de te dire quelques paroles vraies qui, probablement seront les dernières.

Fais un effort sur toi-même pour apporter dans tes relations avec les hommes nouveaux avec lesquels tu trouveras utile et possible de te lier, toute la vérité, toute la sincérité et toute l’affection dont ta nature, peu prodigue est capable. Veux-tu comprendre, enfin, que sur le mensonge jésuitique, on ne peut bâtir rien de solide, ni de vivace ; que ce n’est pas sur les passions viles et basses que doit s’appuyer l’action révolutionnaire et que jamais la Révolution ne saurait être triomphante si elle n’avait pour but un idéal élevé, humain, bien entendu. Dans ce sens et dans cette direction je te souhaite un succès complet.


M. Bakounine.


(D’après une copie transmise personnellement par Bakounine à A. W. W. Nous avons vu encore une autre copie de cette lettre. Il paraît que Bakounine s’appliquait à les répandre dans un certain milieu) (Drag.).

Nota. — Par ces paroles qui terminent sa lettre, Bakounine renonce presque à tous les principes qu’il avait prêchés et aux moyens qu’il avait pratiqués dans ses actes révolutionnaires ; non seulement au machiavélisme, auquel lui aussi, ne fut pas tout à fait étranger, à en juger d’après quelques-unes de ses lettres ci-dessus publiées, mais encore à sa foi aux criminels de droit commun (brigands et assassins qu’il considérait comme autant de révolutionnaires à leur manière, capables de servir la cause de la révolution sociale, qui ne sera triomphante que lorsque toutes les « mauvaises passions auront été déchaînées » que « le démon aura été éveillé », etc. D’après sa lettre, dans laquelle il parle de l’ignorance de Nétchaïeff, on peut également conclure que Bakounine avait conçu des doutes sur l’utilité des conseils qu’il donnait à la jeunesse de déserter les écoles et que Nétchaieff appuyait. Dans le récit de B. Malon, on voit qu’à la fin de ses jours, Bakounine avait reconnu aussi la signification des formes politiques transitoires de l’État, qu’il avait précédemment reniées, à cause de son idée d’anarchie socialiste. En parlant de Bakounine durant son séjour à Lugano, Malon dit (l. cit. 746) : « Toute sa jalousie de vieux politicien se transforma en un seul souci porté sur la lutte que les républicains français soutenaient alors contre les hommes du 24 et du 16 mai (Mac-Mahon et autres). J’ai pu voir comme ce vieil anarchiste entra en extase, à la nouvelle de la grande victoire républicaine, le 20 février 1876 ».

— « La liberté de l’Univers est sauvée ! — s’écria-t-il — et cette fois encore par le grand peuple français ! »

Ainsi, dans les dernières années de sa vie, ses idées politiques se rapprochèrent considérablement de celles que lui avait exposées Herzen, en lui expliquant pourquoi il ne pouvait entrer dans son « Alliance » (Œuvres posthumes de Herzen « Lettres à un vieil ami »)[1]. Toutefois l’amère expérience qu’il avait faite et surtout les cruelles leçons qui lui avaient été données par ses anciens amis Netchaïeff et R-s, qui amenèrent Bakounine à renoncer à ses théories anticivilisatrices et à ses habitudes contraires à la culture dans le domaine des idées et même des actes qu’il avait si longtemps, et avec talent, préconisées lui-même devant les révolutionnaires russes, qui furent si funestes à leur propre cause (Drag.).



Fin


  1. Il n’est pas inutile de rappeler ici que Herzen lui-même dans les ouvrages qu’il avait écrits sous l’influence de la révolution ratée de 1848-1849 comme « Lettres de France et d’Italie » et « De l’autre rive » exposa nombre d’idées qui correspondent à celles de Bakounine avec cet élan tantôt vers la destruction de la « vieille société », tantôt vers la dictature révolutionnaire (« La Jeune Russie » de 1862 reproche à Herzen d’avoir fait abnégation de ses idées). Il est vrai, que l’esprit plus réaliste de Herzen et son sentiment esthétique ne lui permirent pas de se laisser entraîner jusqu’au doctrinarisme (Drag.).