Lettres à Herzen et Ogareff/À Ogareff (2-11-1972)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ogareff - 2 novembre 1872



LETTRE DE BAKOUNINE À OGAREFF


À Ogareff.


2 novembre 1872. Locarno.


Eh bien ! mon vieil ami, nous venons d’assister à un forfait inouï. La République, a extradé l’infortuné Nétchaïeff[1]. Mais ce qu’il y a de plus alarmant, c’est que, à l’occasion de cette extradition, notre gouvernement voudra, sans doute, reprendre le procès et fera de nouvelles victimes. Cependant, quelque voix secrète me dit que Nétchaïeff qui a péri à jamais et qui, certainement, en a conscience lui-même, que ce Nétchaïeff, embrouillé dans les équivoques et tout souillé qu’il est, est loin d’être un individu banal ; que dans cette occasion, son cœur révélera toute son énergie et son courage primitifs. Il périra comme un héros, et cette fois, il ne voudra trahir ni les personnes, ni la cause elle-même.

C’est là ma foi. Bientôt nous allons voir si j’ai raison. Je ne sais pas quel est ton sentiment, mais, pour ma part, je le plains beaucoup. Personne ne m’a fait, dans ma vie, tant de mal que lui, de mal prémédité, mais je le plains quand même. C’est un homme d’une rare énergie, et lorsque nous l’avons rencontré pour la première fois, son cœur brûlait d’amour et de compassion pour le malheureux peuple russe, surchargé et abruti ; il portait en son âme une véritable douleur de notre mal historique et populaire. À cette époque, il n’avait de malpropre que son extérieur, mais l’intérieur n’était pas souillé. La prétention de devenir un chef, qui alla se heurter d’une manière si fâcheuse contre sa folie et, grâce à son ignorance, contre la méthode dite machiavélique ou jésuitique, le jeta dans un abîme de boue. À la fin, il touchait vraiment à l’idiotisme. Figure-toi que lorsque nous l’avons prévenu quinze ou vingt jours avant son arrestation, — non pas directement, car, ni moi, ni personne de mes amis, n’avons voulu nous rencontrer avec lui, — qu’il était recherché par la police et qu’il devait s’empresser de quitter Zurich, il a repondu : « Ce sont les bakouniens qui veulent me faire partir d’ici. » Et il ajouta : « Ce n’est plus comme en 1870 ; à présent, j’ai des amis au Conseil Fédéral de Berne ; si danger il y avait, j’en serais prévenu. » Et le voilà perdu !

Maintenant, mon vieil ami, voici ce dont je te prie. Tu sais déjà que Marx, Outine et toute la compagnie germano-juive tentent de me couvrir de calomnies. Je suis mis en demeure de démontrer que je ne suis pas un voleur. C’est pourquoi je t’envoie le projet de mon « Avis » que je te prie de signer. Toi, qui as étudié les auteurs classiques et qui es un styliste distingué, tu pourrais trouver mon style insuffisant. Je n’y tiens pas, fais-y toutes les corrections qu’il te plaira de faire, suivant les exigences de ton goût. Mais je doute que tu veuilles ou que tu trouves nécessaire d’y apporter quelque changement, quant à l’idée que j’expose dans cet « Avis », attendu que tu sais bien que mon texte est conforme à la vérité même, et la vérité ne saurait subir de rectifications.

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’invoquer notre ancienne amitié pour te faire écrire et signer un avis de ce genre. Ta justesse suffira seule pour cela, et quant à notre amitié, gardons-la pour des sujets plus agréables.


Ton M. Bakounine.


Mon adresse est toujours la même :

Canton du Tessin. — Locarno. Monsieur M. Bakounine.


  1. C’est la police Zuriçoise, vendue au gouvernement russe. (Trad.)