Lettres à Herzen et Ogareff/À Ogareff (2-10-1869)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Ogareff - 2 octobre 1869



LETTRE DE BAKOUNINE À OGAREFF


2 octobre, 1869. Locarno. Sul Lago Maggiore.


Eh bien ! mon ami Aga, me voilà dans un véritable paradis ! Imagine-toi que de cette atmosphère sèche et étroitement prosaïque de Genève, tu te transportes en Italie et contemples ce pays dans toute sa beauté, éprouvant la chaleur bienfaisante de son soleil, goûtant les charmes de cette vie dans sa simplicité tout à fait enfantine, presque primitive !… Je te remercie de ta lettre pour le brave vieux Quadrio, merci aussi à Zamperini de m’avoir recommandé à Spreafico. Tous les deux m’ont accueilli très amicalement. Je me suis laissé entraîner dans une discussion avec le vieux, mais légèrement et sans trop approfondir la brûlante question de la Libertà et du Socialismo. Il est fort, bien portant et travaille toujours avec le même entrain, sans jamais connaître la fatigue. Nous avons tenu un conciliabule à nous trois et nous avons décidé que le mieux serait de m’établir à Locarno. Le lendemain j’étais déjà sur place, et, avec l’aide de bonnes gens, que mes nouveaux amis m’ont recommandées, j’ai réussi à trouver un appartement et une bonne. J’ai 55 francs, par mois, de loyer pour quatre belles pièces meublées et une vaste cuisine ; avec cela trois lits, le linge et la vaisselle nécessaires, avec une magnifique vue sur le Lago Maggiore. L’appartement, tout ensoleillé, donne sur un jardin. La bonne, nourrie et couchée, est payée 15 francs par mois. Il paraît que tout ici est deux fois moins cher qu’à Genève. Et ce large, cette liberté, cette simplicité, cette douceur de climat (comme à Nice), cet air vivifiant, toute cette beauté de la nature, en un mot, — c’est un paradis terrestre. Il est vrai, qu’ici on ne trouve pas de société dans le sens bourgeois ; mais dans notre sens, — comme toi et moi nous comprenons ce terme, — il y en a une très intéressante. J’ai déjà acquis un ami — ma Providence — Angelo Bettoli — armajolo, c’est-à-dire fabricant de fusils. C’est un mazzinien éprouvé, pour lequel, personnellement, Mazzini a une grande affection ; il m’a reçu comme un frère et m’a emmené dîner chez lui ; la cuisine est italienne, et tout est gai, simple, hospitalier, cordial. Tu vois bien que je suis dans le ravissement. Je crains seulement que la douceur de cette vie et de ce climat n’amollisse mon tempérament et ne réduise ma fougue de socialiste à outrance. Car, ici, vraiment, on ne peut même pas en vouloir au bourgeois, il est encore si simple, et si naïf, et il vit lui-même de la vie du peuple, leurs intérêts en toute matière sont indivisibles.

Eh ! mon vieux, songes-y remue-toi quelque peu, arrange tes affaires et fais un salto mortale. Ici on jouit de sa pleine liberté pour faire toute sorte de politique (sauf la politique italienne) et, bien entendu, on est absolument libre de faire la propagande russe. Le bon marché de la vie est surprenant. Le climat est salubre. Le courrier d’Europe arrive deux fois par jour et celui d’Italie, quatre fois. Est-ce qu’on ne pourrait pas transférer votre imprimerie à Lugano, ou, mieux encore, ici, à Locarno ? Dans ce pays tu revivrais entièrement. Je ne vois qu’un seul inconvénient pour ton déplacement, c’est Heinrich et ton Touz. Mais Heinrich n’a plus besoin de soutien et peut marcher seul, quant à Touz, il ira tout de même à l’école ici, qui est aussi bonne que celle de Genève. Pour Herzen, c’est différent. C’est un besoin pour lui et pour sa famille de voir beaucoup de monde, d’être toujours entourés, de vivre au milieu du bruit mondain. Il n’aime pas à se plonger entièrement dans la vie mondaine, mais il se plaît de se trouver à côté. Quant à toi, tu serais tout à fait heureux ici. Et Herzen, lui-même viendrait volontiers te voir de temps en temps pour prendre quelques jours de repos. Pour le moment je te dis adieu, il est bien temps d’aller me coucher. Voici mon adresse : Suisse, Canton du Tessin, Locarno. A l’egreggio Signor Angelo Bettoli — armajolo, per la Signora Stefania.

J’attends des lettres de toi et mon courrier qui doit m’arriver par ton intermédiaire. À propos, veux-tu me faire cette amitié ? Tu as le Système d’Auguste Comte, que tu ne lis pas à présent et que, probablement, tu ne liras pas de sitôt. Si oui, envoie-le moi, je voudrais l’étudier ; lorsque tu en auras besoin, tu me le feras savoir, je te le réexpédierai aussitôt.


Ton M. B.