Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et Ogareff (fragment)

Lettres à Herzen et Ogareff
À Herzen et à Ogareff (fragment).



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF[1]


(Fragment.)


… pour une force réelle et utile au plus haut degré. À ce point de vue, ce serait donc un véritable crime de ma part que de marcher contre vous et même de me séparer de vous, avant d’avoir usé tous les moyens de conciliation, afin d’arriver à l’union complète, de sacrifier, s’il le fallait, mon amour-propre, en renonçant à certaines de mes idées secondaires. Je le ferais d’autant plus volontiers que nous poursuivons, à ce qu’il me paraît, le même but, que ce n’est que dans les voies et les moyens d’y arriver que nous différons. Ce serait, donc, plus qu’un crime de ma part, ce serait une ineptie. Vous avez créé une force remarquable et ce ne serait point une chose facile que d’en créer une autre pareille. D’ailleurs, je ne possède pas les talents de Herzen, pris dans le sens le plus étendu du mot, et je ne peux prétendre l’égaler en ce qui concerne la littérature. Cependant, je sens en moi une noble force autrement utile ; peut-être ne me la reconnaissez-vous pas, mais j’en ai moi-même conscience. Et je ne veux pas, je n’ai pas le droit de la vouer à l’inaction. Le jour où je serai convaincu que cette force ne pourra trouver son application ni son effet dans l’union avec vous, je marcherai isolément et j’agirai indépendamment, me servant des moyens dont je dispose et usant du savoir-faire que je possède, avec la ferme conviction que je n’apporterai par là aucun préjudice à votre cause, mais que, étant privé de votre fort appui, moi-même je devrai perdre beaucoup aux yeux de votre public.

Cette foi en vous avec laquelle je suis arrivé à Londres, je la conserve tout entière. Ma ferme intention est de devenir, coûte que coûte, votre ami intime et, si pénible que cela puisse me paraître, de former avec vous un trio, — unique condition dans laquelle cette union serait possible. Sinon, nous resterons des alliés, des amis, si vous voulez, mais en conservant chacun l’indépendance absolue de nos actes et nous n’assumerons aucune responsabilité les uns envers les autres.

Ne vous pressez pas de me répondre… Voilà que Nalbandoff arrive et je suis obligé d’abandonner ma lettre. Je vous enverrai la fin ce soir. En attendant, faites-moi remettre mon article. Cela s’entend, les frais de la première impression seront indemnisés par la somme qui se trouve à la disposition de Herzen. Envoyez-moi aussi les feuilles imprimées.


Votre M. Bakounine.


Nota. — Il est possible qu’il s’agisse ici de l’article de Bakounine intitulé : « Aux Russes, aux Polonais et à tous nos amis slaves », dont la première partie seulement parut dans la Cloche (nos 122 et 123). (Drag.)


  1. Le caractère de ce fragment nous fait supposer qu’il se rapporte à la même époque que la lettre suivante. Celle-ci, de même que ce fragment, nous révèle les dissentiments entre Bakounine et ses amis, Herzen et Ogareff, qui surgirent déjà bientôt après son arrivée à Londres et qui ne discontinuèrent pas durant toute leur vie, surtout entre Herzen et Bakounine (Drag.)