Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et Ogareff (24-02-1863)

Lettres à Herzen et Ogareff
Lettre de Bakounine à Herzen et à Ogareff - 24 février 1863



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN ET À
OGAREFF


24 février 1863, Kiel.


Mes amis !


Je suis arrivé à Hambourg hier soir et je vous ai envoyé immédiatement une lettre recommandée. Je suis reparti ce matin de bonne heure et suis arrivé à Kiel à 11 heures. Ce soir même je prendrai le bateau de 9 heures pour arriver demain avant midi, à Copenhague. Seulement d’après tous les renseignements que j’ai pris, il n’y a pas d’Hôtel de Suède mais il y en a un à Stockholm.

Étant sur place, peut-être, réussirai-je cependant à le trouver. En attendant, je me suis décidé, sur le conseil de Bradshaw, à descendre à l’Hôtel-Royal.

Aussitôt arrivé, je télégraphierai immédiatement à Mister Card. Dans le cas, où je trouverais l’Hôtel de Suède et cet ami, que je suis anxieux de voir, je vous enverrai aussi un télégramme ; en tout cas, je vous télégraphierai quand même.

Il faut que Card, après avoir conféré avec ses amis, m’envoie l’un d’eux à l’hôtel que je vous aurai indiqué, mais il faut que ce soit un homme sérieux et actif. Je l’attendrai dans mon hôtel pendant trois jours ; pas davantage, à moins que Card ne me prévienne qu’il est indispensable d’attendre plus longtemps. D’ailleurs, on ne saurait choisir pour ces négociations un endroit plus sûr que Copenhague. Les traiter à Berlin, ou dans une ville quelconque, prospérant sous l’aigle de Prusse, serait tout bonnement stupide, car ce serait très dangereux. Et, s’il faut s’exposer à encourir le danger, c’est en Pologne que l’on doit aller le chercher ; en Prusse ce ne serait que déshonorant et sans aucune utilité.

Je désirerais que ce fût Herward lui-même (Herward, voyez le Dictionnaire de Card) qui vînt me rejoindre, dans le cas où il ne se serait pas déjà embarqué pour la Pologne. Card m’objectera, peut-être, que Herward est un personnage trop important pour aller faire de tels voyages. Soit. Je ne suis pas, il est vrai, un personnage important, mais notre cause a de l’importance et elle mérite bien que Herward se dérange quelque peu. S’il reste à Berlin ou à Posen, son temps n’est pas très précieux, car là-bas, on s’amuse plus à discuter qu’à agir. Je voudrais avoir une entrevue avec lui et me rendre après directement Kongresowka[1].

Si l’on veut de l’action, c’est le vrai moment d’agir. Ici le temps est vraiment précieux. Mais, avant de m’engager dans cette affaire, avant de m’embarquer, il faut que je m’entende avec les organisateurs, pour savoir, au moins, où je devrai aller ; à qui je devrai m’adresser ; où trouver les intermédiaires et quelles sont les stations d’arrêt sur la route à suivre. Si, en vue de ces négociations, ils m’envoient un idiot quelconque ou même, un délégué à moitié idiot, il n’y aura pas moyen de s’entendre avec lui. Oui, nous avons une tâche qui n’est pas facile à remplir. Il est vrai que l’insurrection est encore loin d’être écrasée, mais on ne peut pas dire non plus qu’elle fasse de grands progrès ; sans doute la diplomatie européenne travaille en sa faveur, et, peut-être, arrivera-t-elle à rendre quelque service à la malheureuse Pologne. Mais, d’un autre côté, les autorités russes ne sont pas endormies, nos soldats sont excités à un tel point qu’ils ont l’air de fauves enragés et ils provoquent ainsi une haine générale dans le pays, couvrant de honte toute la nation russe. Or, il n’est pas facile d’influencer ces soldats et de travailler pour leur bien. Nous devons cependant l’essayer. Seulement, avant de commencer, avant de se livrer à ces expériences, il faut s’assurer les sympathies des Polonais et leur concours pratique sur une large échelle.

Comment pourrions-nous l’espérer après la façon d’agir de nos troupes ? Nous ne pouvons compter que sur la sagesse et le bon sens des Polonais, s’ils ne sont pas, toutefois, aveuglés par la passion au point de ne plus avoir conscience de leurs propres intérêts. Notre concours leur est indispensable. Et, bien qu’ils aient fait preuve d’un héroïsme remarquable, sans ce concours ils seront réduits à périr. Dieu veuille que beaucoup d’entre eux comprennent la chose comme Cwierczakiewicz !

Je serais très heureux de trouver à Copenhague un Polonais sérieux. Pour le moment, je ne voudrais pas aller à Stockholm ; le temps presse et cette ville est trop éloignée du champ d’action. Mais, si au bout de trois jours, mettons-en quatre ou même cinq jours (durant lesquels vous aurez le temps de me répondre par télégraphe), je n’ai pas reçu votre réponse, le 20 au plus tard, à Copenhague, j’irai, à contre cœur, à Stockholm.

De grâce, donnez-moi des nouvelles, par télégraphe, de notre Opanasenko. Faites voir cette lettre à Card aussi vite que possible ou, mieux encore, lisez-la lui, car à peine serait-il capable de la déchiffrer lui-même.


  1. Les cinq provinces de la Pologne qui, par le traité de Vienne, étaient restées sous la domination de la Russie et constituèrent le Royaume de la Pologne (Trad.).