Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et à Ogareff (4-04-1864)

Lettres à Herzen et Ogareff
Bakounine à Herzen et à Ogareff - 4 avril 1864



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF


4 mars, 1864. Florence.
5, Corso Vittorio Emmanuelo, 1 piano.


Mes amis,


Je vous demande bien pardon pour mon long silence. Aussi, n’avais-je rien d’intéressant à vous communiquer. Daeli, libraire de Milan qui nous a été recommandé, se trouvait justement à Paris, lorsque je suis arrivé à Turin. On m’a dit ici et on me l’a confirmé à Gênes qu’il ne fallait nullement compter sur lui pour le commerce que nous avons en vue d’établir en Orient, parce qu’il n’aime pas d’argent à risquer, ne fût-ce qu’une somme insignifiante, et que jamais il ne voudrait le faire. On m’a conseillé de lui donner plutôt nos publications à condition pour la vente en détail en Italie, où beaucoup de Russes séjournent en ce moment. L’honnêteté de ce commerçant est hors de doute et il s’est trouvé des gens qui m’ont offert de se rendre caution pour lui et de surveiller en même temps son commerce. Je pense que l’organisation d’une affaire de ce genre conviendrait plutôt à notre Pan[1] qu’à vous mêmes. À Gênes, Bertani me fit faire connaissance avec un grand négociant de Galatz, qui fait le commerce important avec Gênes, Livorno, Constantinople et Odessa, et qui est ami dévoué et serviteur éprouvé du parti italien.

Je ne le nomme pas par précaution, mais je vous donnerai son nom lorsqu’il se présentera une occasion pour vous écrire particulièrement. Il va souvent à Odessa où il a des amis qui, plus d’une fois déjà, lui ont prêté leur concours pour la propagande polonaise. Il m’a promis même de trouver dans cette ville ou à Galatz, un homme de confiance qui se chargerait de la vente de vos éditions à son propre compte, qui vous ferait même une avance, dans le cas où vous voudriez lui accorder un escompte convenable, sur votre marchandise. Bertani m’a recommandé de me fier entièrement à son négociant qui, dans des circonstances très graves et même dangereuses, a fait plus d’une fois preuve de fidélité, d’honnêteté, de prudence et de fermeté. Il est parti pour Constantinople dans les premiers jours du mois dernier et il m’a promis de m’écrire de Galatz. Quand j’aurai reçu sa lettre, je vous l’enverrai.

De mon côté, je lui ai donné un mot pour Wassili Ivanovitch (Kelsieff). À propos, Iordan qui vient de quitter Florence, m’a dit que le frère de Wassili Ivanovitch, à présent retraité, conserve comme par le passé une grande amitié pour lui ; qu’il lui avait même donné plusieurs mille francs pour la propagande chez les raskolniks et au Caucase, ce qui lui a mérité un blâme du gouvernement révolutionnaire polonais. Qu’y a-t-il de vrai dans tout ceci ? Je n’en sais rien. C’est tout, mes amis, ce que j’ai pu faire jusqu’ici, concernant l’affaire dont vous m’avez chargé.

Toi, Herzen, tu dois avoir connaissance du succès de Metchnikoff (Léon), il a réussi à organiser le transport gratuit de tout ce que nous aurions à expédier de Livorno à Constantinople, et même jusqu’à Odessa. On demande seulement une adresse pour cette dernière ville. Mais comment l’avoir ? Ce sera bien, si mon nouvel ami tient sa promesse ; sinon, vous serez obligés de vous adresser à la « Terre et Liberté », — si toutefois cette Société n’est pas un mythe, — pour lui demander de vous indiquer un homme de confiance à Odessa. Je ne vois pas d’autre moyen. Je te demande encore une fois, Ogareff, si tu persistes toujours à croire que la « Terre et Liberté » existe de fait. Si c’est une Société réelle, il est bien temps qu’elle sorte enfin de sa coquille. As-tu pu avoir quelque preuve de son efficacité et de son activité ? Si elle donne signe de vie, quel est l’objet de ses préoccupations, le but principal qu’elle se propose d’atteindre prochainement ? Quel est, actuellement, son programme d’action, et quel est le vôtre également ? Quelles sont vos espérances et vos craintes, à quoi pouvez-vous vous attendre ? Avez-vous réussi à établir des relations régulières avec cette Société ? As-tu reçu, enfin, la réponse de Straube et de mon Finlandais ? En es-tu satisfait ? Avez-vous pu organiser par leur intermédiaire une communication avec Pétersbourg et les raskolniks d’Arkhangelsk ? Je leur ai écrit une fois d’ici, mais je n’ai pas obtenu de réponse. Que pensez-vous de la situation générale des affaires en Europe, en Russie et en Pologne ? Vous attendez-vous à une guerre ? Je vais vous faire connaître les bruits qui courent ici.

Tous les Polonais s’attendent à une nouvelle reprise de l’insurrection vers la fin de ce mois et je ne m’en doute pas qu’il n’y ait une recrudescence de ce mouvement fiévreux ; mais ce paroxysme, aura-t-il une issue fatale ou bien rendra-t-il l’organisme à la vie, c’est là la question. Les Polonais croient à une insurrection générale des paysans. S’il en était ainsi, leur cause aurait encore la chance d’être gagnée. Je tiens pour positif que chaque jour augmente le nombre, non seulement d’officiers, mais encore de sous-officiers qui désertent l’armée russe pour se rendre dans le camp polonais. Le commissaire plénipotentiaire du Gouvernement National que j’ai rencontré dernièrement, m’a affirmé qu’actuellement, l’insurrection polonaise est principalement soutenue par les officiers, les sous-officiers et les soldats russes, qui se battent comme de véritables lions. Ce premier commissaire, au pouvoir duquel tous les autres sont subordonnés, a, paraît-il, l’intention de supplanter Czarstoryski.

Kalinka est déjà démissionnaire ; il semble que l’on s’est enfin décidé à donner à cette insurrection un caractère révolutionnaire bien marqué ; on cherche à s’allier avec le parti italien et avec les Magyars. Le général de ces derniers, Klapka, a reçu du gouvernement italien environ cent cinquante mille francs pour la propagande révolutionnaire chez les Hongrois et surtout dans le milieu militaire, parmi les troupes hongroises. Avec tout cela on ne perd pas foi en Napoléon, et c’est de lui qu’on attend le salut. Aussi, son influence se fait-elle sentir dans la propagande auprès des Slaves méridionaux et chez les Magyars. Le gouvernement italien ne présente autre chose qu’une assemblée de laquais. Savez-vous que notre ami Karl Vogt, qui est l’inséparable de Klapka, conspire avec celui-ci du matin au soir et prend une part très active à toutes ces manœuvres Napoléono-piémonto-magyares, espérant les rallier, grâce à ses relations en Allemagne, aux projets révolutionnaires des Allemands. Il paraît que Karl Vogt a une foi absolue et inébranlable en l’étoile de Napoléon. C’est un révolutionnaire-diplomate, un bourgeois-démocrate ; mais il est loin d’être l’homme du peuple. D’ailleurs, je n’ai pas à m’en plaindre ; il a été très aimable avec moi lors de ma visite chez lui, m’a beaucoup parlé de toi, Herzen, et comme il me sembla, avec un véritable intérêt et une réelle admiration pour toi.

Pulski et sa femme, que je vois assez souvent, ne partagent nullement les rêves magyars de Vogt et de son ami, le général. Ils nient toute possibilité d’une insurrection indépendante en Hongrie, mais ils ajoutent que si l’Italie se soulève sérieusement, alors la Hongrie s’insurgera immanquablement. Il est certain que le parti d’action en Italie fait ses préparatifs, suivant les ordres qu’il a reçus de Londres et de Caprera[2] qui, à présent, sont réconciliés et agissent de concert. Une tentative d’insurrection se fera, semble-t-il, dans la province de Venise, à la fin du mois de mars ou au commencement du mois d’avril ; dès qu’elle aura éclaté, l’agitation se produira dans toute l’Italie er alors, Garibaldi fera appel aux Italiens pour prendre les armes. On espère pouvoir, de cette manière, entraîner le gouvernement et l’armée dans une guerre contre l’Autriche.

D’autre part le gouvernement italien a rempli Livorno, Gênes et l’île de Sainte-Madeleine de ses mouchards. Des hommes sérieux affirment que, non seulement le parti piémontais, qui est très fort dans la haute bureaucratie, dans l’armée et jusqu’au ministère et que le roi lui-même, sont prêts à sacrifier la grande Italie unifiée : qu’ils le feront même avec bonheur, convaincus que le principe monarchique ne saurait suffire à cette Italie unifiée et que si Rome parvenait à s’émanciper, ce ne serait pas pour accepter un régime monarchique, mais bien pour se constituer en république ; que ces gens-là abdiqueraient volontiers, et Sicile, et Naples, et Rome, et même plusieurs duchés, pour posséder entièrement la Lombardie et la Venise avec le fameux quadrilatère ; que pour atteindre ce but et être à même d’abandonner l’Italie méridionale et une partie de l’Italie moyenne, sans en essuyer la honte ni s’exposer à un danger, ils sont prêts à commencer cette guerre absurde contre l’Autriche avec les troupes seules, sans le concours du peuple, et provoquer ainsi un second Novare.

Cependant, à Venise, les Autrichiens font des préparatifs formidables, et de son côté, le gouvernement italien s’arme jusqu’aux dents. Vous voyez donc, qu’ici, comme dans toute l’Europe, c’est un imbroglio épouvantable ; il n’y a pas une seule question qui soit posée nettement, clairement. Partout on trouve des réclamations légitimes et un mouvement, auxquels se mêle le poison napoléonien.

On sent en même temps que l’électricité s’accumule dans l’air et que l’atmosphère en devient de plus en plus chargée — l’orage est imminent. Peut-être, l’explosion éclatera-t-elle plus tard, mais il me semble que le reflux est fini et que c’est la haute marée qui va commencer.

J’ai oublié de vous communiquer encore un fait réjouissant si, toutefois, il est véridique. Les Polonais de différents partis, et parmi eux des hommes de valeur, affirment que les paysans de l’Ukraine, de la Podolie et de la Volhynie, et même ceux de la rive gauche du Dnieper de la Petite Russie, se sont décidément déclarés pour la Pologne et que des négociations sont déjà entamées entre l’Ukraine et le Gouvernement National polonais qui, enfin, a compris combien ses prétentions sur l’Ukraine sont peu fondées et a fait appel au peuple petit-russien pour s’insurger indépendamment, sous le drapeau des Cosaques, au nom de leur liberté nationale.

Sur ce, toutes mes informations, et tous les bruits qui courent ici, sont épuisés. Ce sera, mes amis, votre tour à présent. Je vais vous dire encore quelques mots de mes impressions en Suisse. À Vevey j’ai de nouveau rencontré ce même Sliepa que j’ai déjà connu à Paris. J’ai trouvé en lui le même ami, bon et dévoué, mais il est devenu nerveux jusqu’à la folie et il lui faudra subir une quantité de seaux d’eau fraîche avant qu’il soit apte au travail. J’ai fait encore à Vevey la connaissance de Pogosski. Peut-être, vous avez eu déjà sa visite ; comme il avait l’intention de se rendre à Londres, je lui ai donné une lettre pour vous. Je vous disais dans cette lettre et je vous l’affirme encore, que je n’ai jamais rencontré personne qui eût un aussi merveilleux talent d’écrire pour les soldats, et peut être, aussi pour le peuple. Pour vous en donner une idée, je vous envoie sa chanson : « Eh, petit père ! » C’est un autodidacte, très intéressant. Il est né Polonais et il a passé sa première enfance dans son pays. Mais à l’âge de quinze ans il fut enrôlé dans un régiment et, en qualité de soldat, continua son service pendant dix ans environ. Promu officier, il resta encore pendant deux ou trois années dans l’armée, après quoi il prit sa retraite. De sorte que par son esprit, ses instincts, son langage et, peut être, aussi par ses péchés d’autrefois, il est plus Russe que nous autres, natifs de la Russie. Après la mort de Nicolas, il publia un journal, Causerie des soldats qui eut un succès immense dans la garde et l’infanterie. Il paraît que le secret de sa puissance sur l’esprit des soldats est dans l’amour sincère qu’il leur porte ; il leur parle de ce que leur cœur ressent. En même temps, il a su gagner, avec une adresse, vraiment russe, la confiance et les bonnes grâces de ses supérieurs ; peut-être, a-t-il usé pour cela de quelque moyen peu louable, toujours est-il, que la propagation de son journal dans l’armée, fut favorisée par les autorités militaires elles-mêmes qui regardaient ce jeune directeur comme un des leurs. Et de ce fait, notre parti se montra hostile à sa personne, en le traitant avec une défiance complète. L’« Iskra »[3] l’attaqua aussi très souvent. Néanmoins, des Russes arrivés du pays, et qui l’ont connu à Pétersbourg, l’attestent comme un homme honorable et digne de toute confiance. Il m’a été surtout recommandé par un personnage très respectable dont je fis connaissance à Vevey. On ne saurait, d’ailleurs, douter de sa bonne foi en apprenant à le connaître de plus près.

Dans son journal, il a pu faire passer des aphorismes comme celui-ci : « Que le bras qui jamais oserait se lever contre le peuple soit maudit et se dessèche ». Après la publication de cet article, tous les sous-officiers d’un régiment de la garde déléguèrent une députation pour lui présenter une adresse de leur part, que vous lui demanderez de vous montrer et qui, je pense, sera de votre goût. Lorsque la révolution polonaise éclata, il renonça à diriger ce journal qui, cependant, lui rapportait beaucoup et il émigra à l’étranger avec toute sa famille — sa femme, aimable et loyale, comme lui, plutôt Russe que Polonaise, et plusieurs petits enfants. Il a pu emporter avec lui ses modestes économies s’élevant à quinze mille roubles, qui l’empêchèrent de mourir de faim. Il a offert ses services aux Polonais qui, pourtant, ne les acceptèrent pas, grâce à l’étroitesse de leur point de vue. Je vous prie, mes amis, de lui accorder toute votre attention. Je suis convaincu, que, dirigé par vous, il pourra nous être très utile. Mais, pour entretenir des relations avec lui, il faut avoir une bonne dose de patience. Il est quelque peu vantard, assez ignorant ; avec cela il a la tête montée et il est naïvement ambitieux. Surtout il ne connaît pas du tout la vie européenne et avec l’ingénuité d’un enfant s’abandonne aux rêveries philanthropiques ou à de vains projets. Mais il n’y a pas de mal à tout cela ; je vous le répète, dans cette agglomération de matières hétérogènes, vous trouverez des parcelles d’or pur.

À Genève, j’ai passé plusieurs jours avec Bakst et j’ai fini par l’aimer plus que je ne l’avais aimé à Londres. Je lui avouai franchement que j’avais soupçonné en lui des prétentions ambitieuses et vaniteuses — il paraît que je me trompais. Dites-lui seulement de ne pas se laisser tant entraîner par le général Klapka. Maintenant, je vous dis adieu, mes amis, et je vous serre la main. J’attends votre réponse.


Votre M. B.


Je te prie, Herzen, de m’envoyer, à titre de prêt bien entendu, six cents francs, si possible, ou si tu ne le peux pas, cinq cents francs environ. Pan Tkhorjevski me doit cinq livres sterling pour mes effets, vendus ; et pour mes livres qui sont en vente chez lui, j’aurai, probablement, à toucher, deux à trois livres. Je ne voudrais pas lui occasionner de gêne, et cependant, j’ai bien besoin d’argent moi-même. Je voudrais donc, que d’une manière ou de l’autre, il te payât la somme de cent francs et que les cinquante à soixante quinze francs qu’il redevra soient employés par lui aux menues dépenses courantes, telles que l’affranchissement de mes lettres, etc.

Eh bien ! Herzen, si tu peux me rendre ce service, fais-le ; sinon, n’en parlons plus, mais en tous les cas ne te fâche pas contre moi. J’ai reçu de la maison une lettre assez consolante pour moi sous le rapport de mes finances ; en outre, la mère d’Antonie nous informe que son mari a une place assez lucrative dans l’administration des mines d’or en Sibérie, et qu’elle veut nous envoyer de l’argent.

Où est Outine (Nicolas), qu’est-il devenu ? Dites-lui ou faites-lui savoir par écrit que je lui envoie mes salutations empressées. Que fait-il ? À quoi s’occupe-t-il ?

Je travaille assez assidûment. À propos, dans les premiers jours du mois de mai, un de nos amis, le Monténégrin, qui est en même temps garibaldien, va arriver chez nous. Tu le connais, Herzen ; c’est le jeune homme que tu m’as beaucoup loué. Sa taciturnité lui mérite toute notre confiance et on pourrait l’employer pour des communications qui doivent se faire verbalement.


Votre M. B.


Nota. — Inutile de dire que les informations de Bakounine sur les Russes et les Ukrainiens dans les détachements polonais sont absolument fantaisistes (Drag.).


  1. M. Tkhorjevski (Drag.).
  2. Mazzini et Garibaldi (Drag.).
  3. « L’Étincelle », journal satirique illustré (Trad.).