Lettres à Herzen et Ogareff/À Herzen et à Ogareff (23-03-1866)

Lettres à Herzen et Ogareff
À Bakounine à Herzen et à Ogareff - 23 mars 1865



LETTRE DE BAKOUNINE À HERZEN
ET À OGAREFF


23 mars 1866. Napoli. 26. Vico San Guido. 3 piano.


Mes chers amis,


Il y a trois jours, j’ai reçu une lettre d’Ogareff, qui a erré Dieu sait dans quels pays et qui, finalement, est tombée entre mes mains. Je m’empresse de vous répondre, d’autant plus que je me sens très fautif envers vous. Je ne vous exposerai pas les motifs de ce long silence ; je vous prie seulement, mes amis, de ne pas l’attribuer à mon éloignement ni à un refroidissement de mes sentiments pour vous. Faudrait-il, alors, l’attribuer au travail ? Oui, au travail. Ce n’est qu’hier que j’ai fini une très longue Lettre, et bien qu’elle soit déjà en cours d’impression, jamais, probablement, elle ne verra le jour. Voici une énigme que je vous donne, et que je tâcherai de vous aider à deviner, car j’irai certainement vous voir à Genève, au commencement ou vers le milieu du mois de juin. J’espère vous trouver tous chez vous. Ma femme et moi, nous avons l’intention de passer cet été en Suisse, non pas précisément à Genève, mais dans les environs, dans quoique petite pension de famille qui ne soit pas trop chère. J’imagine que la vie à Genève même est très coûteuse et, d’autre part, que le voisinage de nombreux Russes, ces émancipés oisifs et vaniteusement bavards, y rend la résidence tout-à-fait insupportable.

Je me suis fait à l’indépendance occidentale et suis las de ce communisme importun. J’espère donc que nous serons voisins durant tout l’été, et qu’après un silence prolongé de côté et d’autre, nous aurons, enfin, le temps et la possibilité matérielle de discuter sur différents sujets. Aussi, une quantité de matière s’est-elle accumulée pendant cet intervalle, qui mérite d’être examinée. Seulement, mes amis, laissez-donc cette idée absurde que je suis gagné à la franc-maçonnerie. Peut-être, encore, la franc-maçonnerie pourrait-elle me servir de masque ou de passeport, mais pour y chercher de l’occupation sérieuse, cela serait, au moins, tout aussi puéril que de chercher la consolation dans le vin.

Je ne voulais pas, Herzen, essayer de t’en désabuser, étant à Londres, car je n’étais pas à même de répondre à d’autres questions que tu pourrais me poser. J’ai ce droit à présent et il ne peut plus être question entre nous de la franc-maçonnerie. Quant à l’offre que tu me fais de collaborer à la Cloche, je l’accepte avec bonheur et avec reconnaissance ; laisse-moi seulement le temps de venir chez vous, j’ai pris la résolution de ne rien publier jusque-là. En premier lieu, parce que je ne voudrais pas attirer l’attention sur moi, vu mes occupations présentes ; en deuxième lieu, avant que je me sois décidé de me prononcer sur la situation actuelle en Russie et sur la cause russe, je voudrais, et même il est indispensable pour moi de passer encore une fois en revue toutes ces questions et d’en discuter « à trois » avec vous.

Malgré la divergence apparente de nos opinions sur une masse de questions, bien entendu, dans les voies et non dans le but même, j’estime si hautement la profondeur de votre jugement, que je ne voudrais pas livrer mes idées à la publicité avant de les soumettre au contrôle de votre pensée. Et cela ne peut se faire que verbalement.

Entre gens malhonnêtes, l’écrit vaut toujours mieux, on peut s’y appuyer : ce qui est fait par la plume ne peut être taillé par la hache[1]. Mais entre nous, qui avons des sentiments loyaux et qui sommes dépourvus de toute ambition, il est préférable d’exposer nos opinions oralement. Donc, laissons cela jusqu’en juin.

L’Italie unifiée se défait. L’opposition contre le gouvernement s’accentue de plus en plus dans toutes les provinces. Le déficit, la crainte de nouveaux impôts, la baisse des fonds, l’oppression et les chicanes de la bureaucratie, l’arrêt dans toutes les affaires, tout cela réuni provoque, enfin, une irritation dans la population et excite même les plus indifférents, les plus apathiques. On ne voit d’autre issue que la guerre. Il paraît que la France présente actuellement le même aspect. On tente de nouveaux efforts pour produire une agitation dans le peuple italien, en l’excitant par des fadaises patriotiques. Je crains que Garibaldi ne se laisse séduire pour la dixième fois encore et ne devienne, dans les mains de qui vous savez, un instrument pour duper les peuples. Tout cela ne présente pas beaucoup de charme, aussi est-ce peu consolant ; mais, semble-t-il, c’est inévitable. D’ailleurs, cet état de choses nous donne quelque soulagement, à nous autres, en nous laissant espérer que, dans le cas où nous serions battus, ce sera un bonheur pour la Russie. Mais, si ce sort échoit à Napoléon, c’est la France qui reverra alors ses beaux jours. Dans tous les cas, personnellement, notre rôle sera celui de spectateurs. Sur ce, je vous dis, adieu.


Votre M. Bakounine.


1. P.-S. — Ogareff, j’ai réfléchi longtemps sur le chiffre dont tu me parles. Enfin, je me suis rappelé de Stockholm. Ce chiffre a été confié à la garde du libraire, E. Straube, Skepparegatan, 4, Stockholm, qui devait le conserver chez lui. Écris-lui directement, Ogareff, il suivra tes ordres.

2. P.-S. — Dites à Pan qu’il va recevoir une commande pour toutes les œuvres de Herzen, de même que pour ancienne et nouvelle édition de la Cloche qu’il devra envoyer immédiatement à un certain M—ski, à Palerme, même dans le cas où l’argent ne lui serait pas envoyé. Qu’il ne craigne pas de subir aucune perte ; qu’il fasse seulement accompagner son envoi d’une facture détaillée. Cette commande lui viendra de mon amie, la princesse Obolenski. L’argent lui sera expédié immédiatement.


B.


  1. Proverbe russe (Trad.).