Lettres à Falconet/Texte entier


NOTICE PRÉLIMINAIRE




Les lettres de Diderot à Falconet, réunies aujourd’hui pour la première fois en une seule série, ont eu la destinée singulière de presque toutes les œuvres du philosophe. Longtemps ignorées, elles ont été publiées partiellement, à de longs intervalles, et elles ne nous sont pas toutes parvenues.

M. Walferdin inséra, en 1831, au tome III des Mémoires et Ouvrages inédits, treize de ces lettres, d’après une copie appartenant à la famille de Vandeul. Toutefois, les quatre dernières sont en réalité de simples fragments de celle qui porte ici le numéro XIV. Jusqu’alors une seule lettre, la dernière dans notre classification, était connue : on la trouve dans l’édition des Œuvres de Falconet, donnée par Lévesque (Dentu, 1808, 3 vol. in-8°), dans les Mélanges de Fayolle et dans les éditions Belin et Brière.

Mme la baronne de Jankowitz de Jeszenisce, fille de Mme Pierre-Étienne Falconet, née Collot, et veuve du baron de Jankowitz, qui fut préfet et député de la Meurthe, mourut à Versailles, le 1er janvier 1866, léguant à la ville de Nancy une liasse de papiers provenant de son grand-père, divers portraits peints par son père, enfin quelques bustes en plâtre et en marbre de sa mère. Les tableaux et dessins qui avaient appartenu à Falconet furent vendus à Paris, le 10 décembre 1866.

Lorsque M. Charles Cournault, alors conservateur du Musée Lorrain, dépouilla le volumineux dossier qui y avait été déposé, il y retrouva vingt-deux lettres inédites[1] de Diderot, ainsi que deux copies, très-raturées par Falconet, de la discussion sur la postérité, sur Pline et sur Polygnote. Les lettres de Diderot s’arrêtaient en 1773, avant son départ pour la Russie ; Mme de Jankowitz, obéissant à un scrupule filial exagéré, avait brûlé les autres autographes de Diderot et les copies que Falconet avait gardées de ses réponses. Personne ne pourra donc savoir au juste à quel moment et pour quel motif éclata la rupture que l’on pressent dans les dernières pages de la correspondance imprimée.

Malgré cette irréparable lacune, les documents épargnés présentaient l’intérêt le plus vif et, par bonheur, tombaient entre des mains dignes d’en tirer le meilleur parti. M. Cournault publia d’abord dans la Revue moderne[2] toute la correspondance intime des deux amis, puis, dans la Gazette des Beaux-Arts[3], une étude biographique très-complète sur Étienne-Maurice Falconet et Marie-Anne Collot, que nous avons souvent mise à contribution ; mais les épreuves des textes de la Revue moderne n’avaient pas été communiquées à M. Cournault ; il en résultait un grand nombre de fautes et même d’interpolations que celui-ci avait loyalement signalées à M. Assézat. Nous avons collationné ces textes sur les originaux du Musée Lorrain et nous osons croire qu’à part les différences orthographiques, dont nous ne tenons pas compte, nous en offrons une leçon rigoureusement exacte.

Telle qu’elle nous est parvenue, cette correspondance présente deux parts bien distinctes : l’une quasi officielle et publique qui dura jusqu’au départ de Falconet ; l’autre tout à fait intime et d’autant plus précieuse. La première était assurément celle à qui le sculpteur attachait le plus de prix ; il en fit faire plusieurs doubles et écrivit une sorte de postface intitulée Avertissement qui nous apprend l’origine même de ces démêlés et la forme qu’ils prirent : « … Diderot, le philosophe, et Falconet, le statuaire, au coin du feu, rue Taranne, agitaient la question si la vue de la postérité fait entreprendre les plus belles actions et produire les meilleurs ouvrages. Ils prirent parti, disputèrent et se quittèrent, chacun bien persuadé qu’il avait raison, ainsi qu’il est d’usage. Dans leurs billets du matin, ils plaçaient toujours le petit mot séditieux qui tendait à réveiller la dispute. Enfin la patience échappa ; on en vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer. Peut-être y avait-il dans les unes et les autres quelques idées assez peu communes pour mériter d’être contredites, attendu que la contradiction fuit les idées courantes. Toujours est-il certain que de la part de M. Diderot, jamais sujet ne fut traité d’une manière plus intéressante et plus du ton de la franche amitié. »

Le projet de publication en resta là tout d’abord : Falconet partit pour la Russie en septembre 1766. Les copies des neuf premières lettres furent alors communiquées à Voltaire, à Catherine II, à Grimm, à Naigeon, au prince Galitzin. Voltaire remercia Falconet par un petit billet, daté du 18 décembre 1767, que Diderot trouva « poli et sec ». Il n’est rien de plus, en effet. Catherine répondit « d’un coin de l’Asie » qu’elle se garderait bien de décider entre deux adversaires si convaincus de leur propre bonne foi. Sa lettre, publiée par M. Cournault, est des plus curieuses.

Après une dernière révision de cette discussion, en 1769, pendant un séjour au Grandval, Diderot ne s’en occupa plus. Mais la copie, conservée par Falconet, fut prêtée à un Anglais, William Tooke, qui la traduisit et la fit paraître à Londres, peut-être avec l’autorisation tacite de Falconet, depuis longtemps tourmenté du désir de rendre le public juge du procès[4].

Six ans après, le prince Galitzin s’entremit pour solliciter de Diderot l’autorisation de publier ses lettres avec leurs réfutations dans l’édition que Falconet préparait de ses œuvres. Diderot refusa net. Sa réponse, qu’on trouvera dans la correspondance générale, laisse planer sur son ancien ami l’accusation d’avoir tronqué le manuscrit primitif. En marge de l’autographe, le sculpteur a crayonné ces mots : « L’original existe et je puis le produire » ; mais soit qu’il ait été égaré, soit que Falconet ait eu intérêt à le détruire, il ne s’est point retrouvé dans ses papiers. Occupé par un travail très-important — sans doute l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron — Diderot promettait néanmoins à Mme Falconet (Mlle Collot) de revoir cette correspondance dès qu’il aurait quelque loisir. Il n’en fit rien.

Méfiant, irascible, brutal même, « le Jean-Jacques de la sculpture » — un mot de Diderot — était, sous sa rude enveloppe, délicat et honnête. Privé du plaisir d’imprimer une controverse dont il tirait sans doute vanité, il ne laissa percer dans ses écrits aucune aigreur contre Diderot, ni aucune allusion à ce refus. Il ne pouvait oublier d’ailleurs que c’était à lui, à lui seul, qu’il avait dû l’honneur d’être choisi pour ériger la statue de Pierre Ier.

Au moment où la bibliothèque du philosophe allait être vendue à Catherine, en 1765, le prince Galitzin cherchait un artiste digne de concevoir et d’exécuter le monument que la czarine voulait élever à son terrible prédécesseur. Il s’adressait tour à tour à Pajou, à Coustou, à Vassé, qui lui demandaient, l’un 600,000 livres, l’autre 450,000, le dernier 400,000. Diderot, apprenant son embarras, lui présentait Falconet, dont les cinq figures exposées au Salon de cette année avaient été fort admirées (voir t. X, p. 426), et quelques jours après le traité se signait : « Ç’a été l’ouvrage d’un quart d’heure et l’écrit d’une demi-page. » Ce contrat, que M. Cournault a publié, mais que sa longueur nous empêche de reproduire dans cette notice, fait honneur à celui qui en a déterminé les clauses et à ceux qui les ont acceptées. Rien d’essentiel n’y avait été omis. Il était daté du 27 août 1766 ; le 8 septembre, Falconet quittait Paris, avec Mlle Collot, son élève, dont le talent précoce pouvait lui être et lui fut fort utile. Née à Paris, en 1748, Marie-Anne Collot, que Diderot et Grimm appellent Mlle Victoire, avait été abandonnée par son père, et son frère avait dû, pour vivre, entrer comme apprenti chez Le Breton. Élève de Falconet dès l’âge de seize ans, elle modela, sans le secours de son maître, divers bustes, entre autres celui de Préville en Sganarelle, celui de Diderot, celui du prince Galitzin « qui, dit Grimm, est parlant comme les autres. » L’excellente monographie de M. Cournault et le catalogue du Musée de la ville de Nancy, rédigé par ses soins, compléteront une liste d’œuvres que nous ne pouvons qu’indiquer. Mlle Collot serait depuis longtemps célèbre si la sculpture française avait parmi nous le rang qu’elle devrait tenir.

Falconet débarquait à peine, que Catherine écrivait à Mme Geoffrin, le 21 octobre 1766 : « … M. Diderot se sert du truchement Betzky pour répandre la sensibilité de son cœur à quelques centaines de lieues de son habitation ; il nous recommande ses amis, il m’a fait faire l’acquisition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil : c’est Falconet. Il va incessamment commencer la statue de Pierre le Grand. S’il y a des artistes qui l’égalent en son état, on peut avancer, je pense, hardiment qu’il n’y en a point qui lui soit à comparer par ses sentiments ; en un mot, c’est l’ami de l’âme de Diderot[5]. »

Le philosophe l’appelle en effet ainsi dans une des lettres qu’il lui adressa de 1766 à 1773, et dont chacune prouve sa sollicitude envers les deux absents, en même temps que la fermeté avec laquelle il défendait ses autres amis ou ses opinions.

Le modèle de la statue de Pierre Ier était terminé[6], mais la fonte, retardée par mille circonstances, n’avait pas encore eu lieu quand Diderot arriva en Russie. L’inscription qui devait être gravée sur le socle préoccupait Catherine qui, le 18 août 1770, écrivait à Falconet :

« N’ayez pas peur que je donne dans l’absurdité des inscriptions qui ne finissent pas. Je n’ai jamais pu entendre jusqu’au bout celle dont vous me faites mention. Je m’en tiens à celle que vous savez, en quatre mots : Petro Primo Catharina secunda. »

Diderot en proposa deux, l’une qui manquait de concision : Petro nomine primo monumentum consecravit Catharina nomine secunda, l’autre, aussi pesante que le rocher dont elle évoque l’image : Conatu enormi saxum enorme advexit et subjecit pedibus heroïs redivira virtus !

Toutes deux furent rejetées. Ce léger échec le blessa moins que la réception de Falconet chez qui il comptait loger ; celui-ci s’excusa de ne pouvoir lui donner la chambre dont il avait disposé pour son fils qui venait également d’arriver. Diderot s’en fut chez M. de Nariskin qui le garda jusqu’à son départ. « La lettre que mon père écrivit à ma mère sur la réception de Falconet est déchirante, dit Mme de Vandeul. Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à Pétersbourg, mais l’âme du philosophe était blessée pour jamais. »

La rupture n’éclata que dans les premiers mois de 1774 ; car la dernière lettre de notre série est datée du 6 décembre 1773, et l’on ne se douterait guère en la lisant du ressentiment de celui qui l’écrivit. Il y reprend la vieille querelle de la prétendue supériorité des anciens sur les modernes ; il loue Falconet d’avoir osé confier l’exécution de la tête du czar à Mlle Collot ; il s’y montre, en un mot, ce qu’il était jadis rue Taranne ou dans la « chaumière » de la rue d’Anjou. Mais le charme était rompu ; le pieux auto-da-fé de Mme de Jankowitz permet précisément de croire que son aïeul dépassa peu après toute mesure. La blessure, cette fois, ne se referma pas et les deux amis ne se revirent jamais.



I[7]


Ce 10 décembre 1765.


Oui, je veux vous aimer toujours ; car je ne vous en aimerais pas moins, quand je ne le voudrais pas. Je pourrais presque vous adresser la prière que les Stoïciens faisaient au Destin : « Ô Destin, conduis-moi où tu voudras, je suis prêt à te suivre : car tu ne m’en conduirais et je ne t’en suivrais pas moins, quand je ne le voudrais pas. »

Vous sentez que la postérité m’aimera, et vous en êtes bien content ; et vous sentez bien mieux qu’elle vous aimera aussi, et vous ne vous en souciez pas. Comment pouvez-vous faire cas pour un autre d’un bien que vous dédaignez pour vous ? S’il vous est doux d’avoir pour ami… Je m’arrête là, je crois que j’allais faire un sophisme qui aurait gâté une raison de sentiment.

Il est doux d’entendre pendant la nuit un concert de flûtes qui s’exécute au loin et dont il ne me parvient que quelques sons épars que mon imagination, aidée de la finesse de mon oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi qui la charme d’autant plus, que c’est en bonne partie son ouvrage. Je crois que le concert qui s’exécute de près a bien son prix. Mais le croirez-vous, mon ami ? ce n’est pas celui-ci, c’est le premier qui enivre. La sphère qui nous environne, et où l’on nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela est trop petit pour la capacité de notre âme ambitieuse, peut-être ne nous trouvons-nous pas suffisamment récompensés de nos travaux par les génuflexions d’un monde actuel. À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini. Les prétentions, direz-vous, sont souvent au delà du mérite. D’accord, mais n’y voyez-vous pas un hommage merveilleux, vous me l’avez dit, et certainement vous êtes trop éclairés tous tant que vous êtes pour que l’avenir soit jamais assez osé pour penser autrement que vous ?

Vous voyez, mon ami, que je me moque de tout cela, que je me persifle moi et toutes les autres mauvaises têtes comme la mienne : eh bien, vous l’avouerai-je, en regardant au fond de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et mon oreille, plus vaine que philosophique, entend même en ce moment quelques sons imperceptibles du concert lointain.


O curas hominum ! O quantum est in rebus inane[8] !


Cela est vrai, mais réduisez le bonheur au petit sachet de la réalité, et puis dites-moi ce que ce sera. Puisqu’il y a cent peines d’opinions, dont il est presque impossible de se délivrer, permettez à ces pauvres fous de se faire, en dédommagement, cent plaisirs chimériques. Mon ami, ne souillons point sur ces fantômes, puisque notre souffle n’écarterait que ceux qui nous suivraient toujours, d’un peu plus près ou d’un peu plus loin.

Ô le joli moment ! comme la tête allait s’exalter, si j’avais le temps de la laisser faire ! Mais il faut que je vous quitte pour aller à des êtres qui ne vous valent pas, sans flatterie, et pour dire des choses dont la postérité ne s’entretiendra pas.

En vérité, cette postérité serait une ingrate si elle m’oubliait tout à fait, moi qui me suis tant souvenu d’elle.

Mon ami, prenez garde que je ne fais nul cas de la postérité pour les morts, mais que son éloge, légitimement présumé, garanti par le suffrage unanime des contemporains, est un plaisir actuel pour les vivants, un plaisir tout aussi réel pour vous que celui que vous savez vous être accordé par le contemporain qui n’est pas assis tout à côté de vous, mais qui parle de vous quoiqu’il ne soit pas entendu de vous.

L’éloge payé comptant, c’est celui qu’on entend tout contre, et c’est celui des contemporains. L’éloge présumé, c’est celui qu’on entend dans l’éloignement, et c’est celui de la postérité. Mon ami, pourquoi ne voulez-vous accepter que la moitié de ce qui vous est dû ?

Ce n’est ni moi, ni Pierre, ni Paul, ni Jean qui vous loue ; c’est le bon goût, et le bon goût est un être abstrait qui ne meurt point ; sa voix se fait entendre sans discontinuer, par des organes successifs qui se succèdent les uns aux autres. Cette voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent, elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira disant toujours : Falconet ! Falconet !


II


Janvier 1766.


Je ne crains pas le compas de la raison[9], mais je crains sa partialité qui change de poids et de mesure selon les objets. Tu te repais d’opinions du matin jusqu’au soir, et puis après tu te mets à faire la petite bouche. Eh ! mon ami, le tissu de nos maux et de nos peines est ourdi de chimères où l’on n’aperçoit de loin en loin que quelques fils réels. La comparaison du concert n’est pas seulement agréable, elle est juste. Quel concert plus réel que celui que j’entends et dont je suis en état de chanter toute la mélodie et tous les accompagnements ? Cela est noté. Quand ce ne serait que la douceur d’un beau rêve ? Et n’est-ce rien que la douceur d’un rêve ? Et n’est-ce rien qu’un rêve doux qui dure autant que ma vie, et qui me tient dans l’ivresse ?

L’éloge de nos contemporains n’est jamais pur. Il n’y a que celui de la postérité qui me parle à présent, et que j’entends aussi distinctement que vous, qui le soit. L’envie meurt avec l’homme, ou si elle existe encore après lui, c’est pour continuer son rôle. On t’objecte Phidias à toi qui vis, quand tu ne seras plus elle t’objectera à ceux qui te suivront.

Je ne sais si les femmes riraient ; mais elles auraient tort. Qu’est-ce que fait une belle femme qui va chez La Tour multiplier ses charmes sur la toile, ou dans ton atelier les éterniser en bronze ou en marbre ? Elle y porte la prétention de plaire où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle s’écrier : « Oh ! qu’elle est belle ! » Et son bonheur et son orgueil redoublent. Se trompe-t-elle dans son jugement ? Non. Si elle ne se trompe pas elle est heureuse, et quand elle se tromperait elle le serait encore.

Point d’injures. Il n’y a point de plaisir senti qui soit chimérique, le malade imaginaire est vraiment malade. L’homme qui se croit heureux l’est. Il faut faire entrer en ce calcul, lorsqu’il s’agit du prix de la vie, jusqu’au plaisir momentané du crime ; Ixion est heureux quand il embrasse sa nuée, et si la nuée lui présente sans cesse l’objet de sa passion et ne s’évanouit pas entre ses bras, il est toujours heureux.

À l’application ; j’avoue que


Vixêre fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrimabiles
Urgentur ignotique longâ
Nocte, carent quia vate sacro[10].


Mais les grands noms sont maintenant à l’abri de ces ravages, et tu subsisteras éternellement, ou dans un fragment de marbre, ou plus sûrement encore dans quelques-unes de nos lignes ; il n’y a plus qu’un bouleversement général du globe qui puisse éteindre les sciences, les arts, et ensevelir les noms des hommes célèbres qui les ont cultivés avec succès. La lumière de l’esprit peut changer de climat, mais elle est aussi impérissable que celle du soleil. Il y a deux grandes inventions : la poste qui porte presque en six semaines une découverte de l’équateur au pôle, et l’imprimerie qui la fixe à jamais.

J’aime bien à entendre dire à un homme qu’il ne met pas à la loterie, et qui a un billet dans sa poche. Tu n’es pas sourd, tu contrefais le sourd, et si personne fut jamais dans le cas du proverbe, c’est mon ami Falconet. Les pires de tous les sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre.

La crainte du mépris, de la honte, de l’avilissement, sont des petits motifs qui empêchent de faire mal ; mais qui, incapables d’exalter l’âme, ne feront point tenter de grandes choses. Ce n’est pas assez pour la plupart des choses difficiles de ne vouloir point être blâmé. Le repos et l’obscurité suffisent à ce but ; il faut vouloir être loué, faire un cas infini de ses semblables qui sont, de ses semblables qui seront, et brûler d’une soif inextinguible de leur louange. Voilà le sentiment qui fait haleter ; voilà le sentiment qui foule aux pieds l’envieux ; voilà le sentiment qui fait reprendre la lyre, la plume, le pinceau, le ciseau.

Vous me dites toujours que vous comptez pour rien l’éloge qui est à cent pas de vous, et vous n’osez pas assurer nettement que vous fassiez aussi peu de cas de celui qu’on vous accorde à votre insu, à Londres ou à Pékin. Mon ami, si nos productions pouvaient aller dans Saturne, nous voudrions être loués dans Saturne, et je ne doute point que si elles étaient de nature à voyager dans toutes les parties de l’univers, comme elles sont de nature à voyager sur tous les points de notre globe, et à passer à toute la durée successive, l’émulation ne s’étendît avec cette sphère, et que l’artiste ne fît plus pour l’espace immuable, immense, infini, éternel, que pour un point de cet espace.

Et que me dites-vous de cette comète qui vient frapper notre globe ! S’il arrivait jamais que l’orbe des comètes se connût assez bien pour qu’on démontrât que dans mille ans d’ici un de ces corps se rencontrera avec notre terre dans un point commun de leur course, adieu les poëmes, les harangues, les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se mettrait à planter ses choux, et vous tout aussitôt qu’un autre. Si l’on peignait encore des galeries, c’est qu’on supposerait que l’astronome a fait un faux calcul. Ce serait bien la peine d’embellir une maison qui n’aurait plus qu’un moment à durer. En un mot, mon ami, la réputation n’est qu’une voix qui parle de nous avec éloge, et n’y aurait-il pas de la folie à ne pas mieux aimer son éloge dans la bouche qui ne se taira jamais que dans une autre ?

Malgré que nous en ayons, nous proportionnons nos efforts au temps, à l’espace, à la durée, au nombre des témoins, à celui des juges ; ce qui échappe à nos contemporains n’échappera pas à l’œil du temps et de la postérité. Le temps voit tout ; autre germe de perfection. Cette espèce d’immortalité est la seule qui soit au pouvoir de quelques hommes, les autres périssent comme la brute. Pourquoi ne vouloir pas que je sois jaloux et que je prise cette distinction particulière à quelques individus distingués de mon espèce ? Que suis-je ? des rêves, des pensées, des idées, des sensations, des passions, des qualités, des défauts, des vices, des vertus, du plaisir, de la peine. Quand tu définis un être, peux-tu faire entrer dans ta définition autre chose que des termes abstraits et métaphysiques ? La pensée que j’écris c’est moi ; le marbre que j’anime c’est toi. C’est la meilleure partie de toi, c’est toi dans les plus beaux moments de ton existence, c’est ce que tu fais, c’est ce qu’un autre ne peut pas faire. Quand le poëte disait :


Non omnis moriar ; multaque pars mei
Vitabit Libitinam[11],



il disait une vérité presque rigoureuse. J’ai bien peur que tu n’aies prêché cette maudite philosophie meurtrière à ton fils, et que tu n’en aies fait un pourceau du troupeau d’Épicure.

Vous avez tout perdu en me faisant écrire ces chiffons-là ; mon projet était de faire un discours en forme, avec toute l’élévation, l’enthousiasme, la raison que je crois avoir, et, Dieu merci ! m’en voilà quitte. Le feu s’est évaporé, et je n’y reviens plus que pour vous tracasser. Bonjour, mon cher ami. Bonjour ; vous voyez bien qu’en vous disant cela, je vous baise sur les deux joues.


III

Janvier 1766.


Vous n’êtes point bête, je vous le jure ; vous avez fait seulement un petit pas du côté du vrai ; si j’en fais un autre, nous pourrons bien nous donner la main.

Je ne méprise pas le comptant, ni vous non plus ; je ne serai pas embarrassé de vous montrer que l’idée présente que j’ai du jugement favorable de la postérité est du comptant, puisque j’en jouis et que je suis heureux. Vous en jouissez vous-même, moins que moi peut-être, quoique vous y ayez plus de droit ; c’est une affaire de caractère. Mais vous en jouissez, puisque vous convenez assez franchement qu’après tout, il vaut mieux être préconisé par une voix qui loue sans cesse que par une bouche qui se tait quand nous n’avons plus d’oreilles. Il faudrait que vous fussiez fou ou peu vrai, si vous n’avouiez du moins que l’idée actuelle en est plus flatteuse.

Vous m’accusez de n’avoir pas répondu à tout, et d’avoir fait l’aveugle, quand je vous accusais de faire le sourd. Je n’ai pas mon griffonnage tout présent, mais je ne crois pas votre réponse bien fondée.

Je ne tiens point votre dernière lettre pour répondue. Au demeurant ayez la bonté de considérer, mon ami, que c’est vous qui défendez le paradoxe, et que par conséquent c’est, à la vérité, le côté vrai qui est pour moi, mais que c’est vous qui avez le côté amusant.

Vous plaisantez tant qu’il vous plaît, et il faut, moi, que je sois toujours sérieux. Diable ! il n’est pas question de plaisanter quand il s’agit de la vapeur qui repaît les narines des dieux, de la fumée odoriférante qui embaume nos temples, et du bonheur de mâcher la feuille sacrée qui fait les prophètes.

À propos, pourriez-vous bien me dire, mais là, en votre âme et conscience, comme si vous étiez devant Dieu, que la trompette sonnât, que nous l’entendissions tous deux, et que je pusse lire au fond de votre cœur ; pourriez-vous me dire si, tandis que moi qui ne regretterais ni un louis, ni deux, ni trois, ni quatre (voilà mes moyens) pour rendre votre Pygmalion et plusieurs de vos ouvrages invulnérables par la main du temps, vous ne donneriez pas, vous qui êtes le père et qui devez avoir des entrailles, un écu pour assurer la même prérogative à ces précieux enfants-là ? Si je vous fais une fois lâcher un écu, prenez garde.

Et vous aurez bien de la peine à ne pas lâcher le premier écu, car il serait, pardieu, aussi fou de tenir les cordons de sa bourse serrés pour ce que je vous demande, qu’il le serait de ne pas vendre au même prix l’immortalité, avec toute la fraîcheur de la jeunesse, à des enfants de chair et d’os à l’éducation desquels on aurait donné des soins infinis, et qui feraient un honneur universel à l’institution paternelle.

Est-ce que tu n’es pas père ? est-ce que tes enfants ne sont pas de chair ? Est-ce que quand tu t’es épuisé sur un morceau qui te satisfait, après le souris d’approbation, ne te vient-il pas un soupir de regret sur la lèvre en pensant que, passé le présent tribut précaire du jour, tout sera fini demain pour l’ouvrier et pour l’ouvrage ?

Et, certes, regardant et voyant ces pieds, ces mains, ces têtes, ces membres si délicats, je me suis quelquefois écrié douloureusement : « Pourquoi faut-il que cela finisse ? » et c’était du plus profond de mon cœur. Pourquoi le même sentiment, la même peine n’aurait-elle pas été au fond du tien, plus ou moins fortement sentie et prononcée ?

J’ai dit de ton ouvrage ce que j’ai quelquefois dit de Voltaire même, de l’homme, lorsque son poëme m’enchantait, et que je pensais à la caducité qui le touche (et la caducité a un pied sur le tombeau, et l’autre pied sur le gouffre) : « Pourquoi faut-il que cela meure ! » Allons, mon ami, là, avoue-moi que tu es, que tu as été et que tu seras un peu plus que tu ne dis. Si tu avais fait une mauvaise chose sur laquelle on eût écrit : Falconet fecit, qu’elle fût placée de manière à rester après toi, et que tu apprisses qu’elle est brisée, certes tu t’en réjouirais. À l’application !

Avez-vous le diable au corps, monsieur Falconet, de me faire saboter comme un pot, et d’enfourner dans un courant d’étude ma tête que d’autres êtres appellent ? Au premier instant de loisir et de bonne humeur, et puis je reprends mon Olinde. Bonjour, sophiste.


IV


Février 1766.


J’ai suivi le conseil que vous m’avez donné. J’ai repris vos lettres : je les ai placées devant moi, et j’ai écrit à mesure que je les lisais. Si je n’ai pas répondu à tout, ce n’est ni dissimulation, ni finesse, ni même insuffisance ; c’est inadvertance pure. Si vous connaissiez mes amis avec qui je ferraille sans cesse, ils vous diraient tous que personne n’avoue plus franchement que moi une bonne botte bien appliquée. Je vous présenterai mes idées isolées les unes des autres, parce que ce sera vous épargner la peine de les découdre. Je vous les présenterai d’une manière courte, sèche et abstraite, parce que, sous cette forme, elles en donneront peut-être moins de prise à votre subtilité. Je les dépouillerai de tout le faste oratoire, parce que vous êtes ombrageux, et que ma cicéronerie pourrait vous mettre en méfiance. Il n’y en a presque aucune qui n’eût échauffé mon âme et pris une teinte de pathétique ; mais on risque de vous faire rire, en cherchant à vous faire pleurer. Vous êtes le plus maudit adversaire qu’on puisse avoir en tête. J’ai voulu essayer ce qu’on obtiendrait de vous en s’abandonnant à votre discrétion, et si vous auriez la lâcheté de battre un homme qui se couche à terre ; car c’est se coucher à terre que de s’assujettir à la méthode scolastique et sentencieuse dans une affaire de verve, de sentiment et d’enthousiasme.

Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Or, le sentiment de l’immortalité ; le désir de s’illustrer chez la postérité ; de faire l’admiration et l’entretien des siècles à venir ; d’obtenir après sa mort les mêmes honneurs que nous rendons à ceux qui nous ont précédés ; de fournir une belle ligne à l’historien, d’inscrire aussi son nom à côté de ceux que nous ne prononçons jamais sans verser une larme, sans pousser un soupir, sans éprouver le regret ; de nous assurer les bénédictions que nous avons tant de plaisir à donner aux Sully, aux Henri IV, à tous les bienfaiteurs du genre humain, tend à émouvoir le cœur, à enflammer l’esprit, à élever l’âme, à mettre en jeu tout ce que j’ai reçu d’énergie. Donc, etc.

Archimède ordonna que l’on gravât sur son tombeau la sphère inscrite au cylindre.

On ne porte guère en soi le sentiment de s’immortaliser sans la conscience de quelque talent rare. Ce sentiment est grand ; il est honnête, même dans l’homme médiocre. Il est naturel au grand homme ; c’est une portion de son apanage, qu’il ne peut négliger sans un mépris cruel de l’espèce humaine.

Parmi toute cette canaille qui est à naître, et qui naîtra toutefois votre égal, votre supérieur, peut être au moins un juge, un poëte, un artiste, un ministre, un souverain digne de vous.

Lorsque, sur la garantie de tout un siècle éclairé qui m’environne, je puis m’écrier aussi : Non omnis moriar, que je laisse après moi la meilleure partie de moi-même, que les seuls instants de ma vie dont je fasse quelque cas sont éternisés, il me semble que la mort en a moins d’amertume.

Parmi tant d’idées superstitieuses dont on a entêté les hommes, je suis toujours surpris qu’on ne leur ait pas persuadé qu’ils entendraient sans cesse sous la tombe le jugement qu’ils auraient mérité : l’homme de bien, la voix de la louange et du regret ; le méchant, la voix de l’anathème et de l’exécration.

Ma comparaison du concert lointain est douce, dites-vous, mais elle n’est pas juste ; pour la faire juste, il aurait fallu dire : J’entends un concert lointain. Eh bien ! soyez content, je l’entends. Tous les grands hommes l’ont entendu ; il ne tient qu’à moi de vous le faire entendre. Écoutez, Falconet, lorsque votre Pygmalion aura passé aux siècles à venir, voici ce qu’ils en diront…[12], mon éloge est celui du présent et de l’avenir.

Vous continuez : Quoi ! n’y a-t-il que cette foule d’adorateurs futurs et illimités qui puisse vous satisfaire ? Je ne dis pas cela, je n’en exclus aucun, et pourquoi exclurais-je ceux qui ne sont pas ? Est-ce que si vous avez fait un ouvrage aussi parfait que le Gladiateur, ce n’est pas l’éloge de la postérité que vous entendez dans celui d’Agasias ? Agasias n’est plus, mais son ouvrage achevé, était-il ridicule qu’au milieu des acclamations des Athéniens, il discernât la voix de Falconet qui n’était pas encore ?

On savait assez de son temps qu’Agasias avait fait le Gladiateur, et soyez sûr, mon ami, que ce n’est pas pour son siècle qu’il écrivit au pied de sa statue : ΑΓΑΣΙΑΣ ΕΠΟΙΕΙ. Voilà l’âme, voilà la grande âme. Comme l’œil et l’esprit qui s’élancent jusqu’aux étoiles fixes, elle se porte dans la durée et dans l’espace à des intervalles immenses. Si vous connaissiez alors sa joie, son tressaillement, son ivresse ! Mais vous la connaissez.

On plaignait Épaminondas de mourir sans enfants : « Que dites-vous ? répliqua-t-il d’une voix moribonde ; et Leuctres et Mantinée mes deux filles ! » Voilà, mon ami, la famille dans laquelle il avait vécu, et dans laquelle il se voyait survivre avec joie.

Je vous prie, mon ami, de lire cela à des femmes, et vous me direz si elles ont ri. Je sais bien que dans leurs plus grands écarts d’orgueil, leur imagination ne va point au-delà de leur vie. Vous avez très-bien dit : Les femmes en général, ainsi que bien des hommes, ne laissent rien à la postérité. Quand elles ne sont plus c’est omnino. Sur quoi diable compteraient-elles dans ce pays-là ?

Pourquoi ne vous êtes-vous pas toujours chargé de répondre vous-même à vos objections ? Vous ne m’auriez rien laissé à dire.

Insatiables philosophes, nous dites-vous, appréciateurs simulés des vrais biens, vous jouissez de Junon, et vous courez encore après la nuée. Hélas ! mon ami, laissez faire l’homme, il fait bien ; c’est son fort que d’être plus heureux en embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon. Je dispose de la nuée ; et Junon dispose de moi. Pensez-y bien, et vous verrez que la nuée est aussi réelle et plus douce que la déesse.

Eh ! combien de fois le rêve du matin ne m’a-t-il pas été plus doux que la jouissance de l’après-midi ? Ne me détachez pas de la meilleure partie de mon bonheur. Celui que je me promets est presque toujours plus grand que celui dont je jouis. Ce n’est pas chez moi, c’est dans mon château en Espagne que je suis pleinement satisfait. Aussi quelque événement le renverse-t-il ? je me hâte bien vite d’en rebâtir un autre. C’est là que je me sauve des fâcheux, des méchants, des importuns, des envieux. C’est là que j’habite les deux tiers de ma vie. C’est là que vous pouvez m’écrire, quand vous ne pourrez pas venir.

Voilà la différence qu’il y a entre un Zoïle et moi. Celui-là trouble la douceur du concert présent : moi, j’accrois tant que je puis la douceur de ce concert, et je porte encore aux oreilles de Voltaire la douceur du concert à venir. Combien de fois ne lui ai-je pas écrit : « Laissez brailler maître Aliboron, et écoutez dans ma bouche ce que disent et pensent de vous les habiles gens, les honnêtes gens vos contemporains, et avec eux ce qu’en diront et penseront tous les honnêtes et habiles gens des siècles à venir. »

Lorsque mes contemporains modestes m’apportent avec leur éloge celui de la postérité, ce sont les représentants du présent et les députés de l’avenir ; et quelle raison puis-je avoir de séparer en eux ces deux caractères, d’agréer l’un et de dédaigner l’autre ? Ils ont, comme représentants et comme députés, les mêmes lettres de créance, la lumière de leur siècle et le bon goût de la nation. Ils ont, par la comparaison qu’ils font de moi avec les hommes les plus honorés des âges antérieurs, par l’expression de leur propre sentiment, par la perspective glorieuse qu’ils ouvrent devant moi, réuni le passé, le présent et l’avenir, pour m’offrir un hommage plus précieux, et il me paraît difficile de démêler ces parfums sans les affaiblir. S’ils sont bons juges du passé, ils sont bons témoins du présent, et garants sûrs de l’avenir. Si vous contestez leur garantie, rejetez leur témoignage, récusez leur jugement et fermez la porte de votre atelier.

Ah ! qu’il est flatteur et doux de voir une nation entière jalouse d’accroître notre bonheur, prendre elle-même la statue qu’elle nous a élevée, la transporter à deux mille ans sur un nouvel autel, et nous montrer et la race présente et les races à venir prosternées.

Mais si l’on encourage l’homme aux grandes choses, en lui montrant son nom qui s’en va d’âge en âge accompagné d’acclamations, de bénédictions de voix et de transports d’admiration, je vois qu’on réussit également à l’effrayer des mauvaises, en lui faisant entendre le jugement sévère de la postérité. Les pères portent cette voix terrible aux oreilles de leurs enfants, les citoyens aux oreilles de leurs concitoyens, les nations aux oreilles de leurs souverains. Dites à un homme : Si tu fais ainsi, ton nom sera béni dans tous les siècles ; et ses entrailles en tressailliront. Dites-lui : Si tu fais autrement, ton nom sera exécré ; et il en frémira.

Vous aurez bien de la peine à ne pas prendre pour un monstre celui qui n’aurait ni tressailli ni frémi : et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

Les Égyptiens exposaient le cadavre de leur souverain sur les bords du Nil, et là ils lui faisaient son procès, et le jugeaient en présence de son successeur. Croyez-vous que pour peu que ce successeur eût une âme douce, honnête et sensible, cette cérémonie ne l’affectât pas, du moins pour le moment ; qu’il ne se mît pas par la pensée à la place du mort ; qu’il ne se dît pas à lui-même : Un jour, qui sera peut-être demain, je serai exposé comme celui-là ; c’est ainsi qu’on parlera de moi ? Je suis sûr que Henri IV se serait écrié : Ventre-saint-gris ! qu’ainsi ne soit.

La postérité ne commence proprement qu’au moment où nous cessons d’être ; mais elle nous parle longtemps auparavant. Heureux celui qui en a conservé la parole au fond de son cœur !

Mais qu’est-ce que la voix du présent ? Rien. Le présent n’est qu’un point, et la voix que nous entendons est toujours celle de l’avenir ou du passé. Demain n’est pas plus pour vous que l’année 99999. Il vous serait plus doux, et il ne vous serait pas plus difficile d’entendre le concert lointain de 99999 que celui de demain. Le ton est donné et il ne changera pas.

Mais je vous entends… Tant de grands noms oubliés ! tant de grands hommes dont les ouvrages sont perdus ou détruits, tant d’autres dont les ouvrages sont attribués à ceux qui ne les ont pas faits !… Vous m’objectez un péril auquel vous n’êtes et ne serez jamais exposé ; il n’y a plus à craindre pour les ouvrages, les actions et les noms des hommes illustres que la rencontre d’une comète. Il faut que tout subsiste ou périsse à la fois. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’ont jamais été plus vifs qu’en les âges où vos réflexions auraient eu quelque force. L’illustration à venir n’a perdu sa valeur que depuis que la durée éternelle du monde entier lui est assurée. C’est que les âmes ont moins d’énergie, c’est qu’il est plus court et plus aisé de mépriser que d’obtenir le suffrage des temps à venir. Cherchez bien au fond de ce sac, et vous y trouverez l’insuffisance et la paresse.

Il fut un temps où un littérateur, jaloux de la perfection de son travail, le gardait vingt ans, trente ans dans son portefeuille. Cependant une jouissance idéale remplaçait la jouissance actuelle dont il se privait. Il vivait sur l’espérance de laisser après lui un ouvrage et un nom immortels. Si cet homme est un fou, toutes mes idées de sagesse sont renversées.

Mais, dites-moi, quelle est la ressource et quel jugement vous portez d’un de mes amis ? Il s’est préparé pendant vingt années, et il a travaillé pendant dix à un des plus beaux ouvrages, à mon sens, qui existent ; de la philosophie la plus vraie, la plus solide, la plus franche, et qu’assurément il n’oubliera jamais. Sa préface commence par ces mots : Ami, quand tu me liras, je ne serai plus ; mais dans ce moment où je suis, je pense que tu ne pourras refuser une larme à ma mémoire, et mon âme en tressaillit de joie.

Cher Falconet, l’ouvrage que vous avez fait et qui passera à la postérité est une lettre que vous écrivez à un ami qui est aux Indes, qui la recevra sûrement, mais que vous ne reverrez plus. Il est doux d’écrire à son ami, il est doux de penser qu’il recevra notre lettre, et qu’il en sera touché.

Votre postérité est une loterie que je ne verrai jamais tirer. Je n’y mets point… Vous y mettez malgré vous ; et votre billet est bon, et vous ne sauriez l’ignorer. Je vois seulement que vous dédaignez une portion de votre lot. Avez-vous raison ?

Si vous aviez exécuté pour Londres, ou votre statue de l’Amitié, ou celle de Saint Ambroise, ou celle qui étend un pan de sa robe sur des fleurs d’hiver, l’admiration des Français ne vous garantirait-elle pas l’admiration générale des Anglais ? Ne jouiriez-vous pas de leur suffrage avant que de l’avoir obtenu, et ne seriez-vous pas injuste envers les Français et les Anglais, si le succès de votre ouvrage était douteux pour vous ? Eh bien ! Londres où vous avez envoyé un chef-d’œuvre dont vous ne recevez pas de nouvelles, c’est la postérité.

Appellerons-nous postérité deux ou trois siècles ? Il nous faut une pérennité bien et dûment constatée. Encore une fois, elle l’est. La lumière peut changer de contrée, mais elle ne peut plus s’éteindre.

Et les tyrans et les prêtres, et tous ceux qui ont quelque intérêt à tenir les hommes dans l’abrutissement, en frémissent de rage.

C’est un rêve que votre postérité… Ce n’est point un rêve ; ou les espérances fondées sur le mérite de nos productions, ou la comparaison de ces productions avec celles des anciens, ou l’éloge égal que nos contemporains font des unes et des autres, ou les lumières et le bon goût de ces contemporains, ou les lumières et le bon goût des autres artistes, vos envieux et vos rivaux, ou la constance de la nature que vous avez imitée, ou tout ce qui peut aujourd’hui garantir à un habile homme le succès et la durée de son nom et de son ouvrage, sont aussi des rêves.

Entassez suppositions sur suppositions ; accumulez guerres sur guerres ; à des troubles interminables faites succéder des troubles interminables ; jetez sur l’univers un esprit de vertige général, et je vous donne cent mille ans pour perdre les ouvrages et le nom de Voltaire : vous ne réussirez qu’à en altérer la prononciation.

Et puis, qu’a de commun le nom que je porte avec la sensation délicieuse que j’éprouve à penser que mon Iphigénie fera pleurer à jamais les hommes ? les hommes, entendez-vous, à jamais, entendez-vous ? c’est ainsi que Racine se parlait à lui-même.

Je reçois des éloges éclairés et sincères. Je les distingue… sans en être affecté… Avec une pareille surdité pour ceux qui crient à mon oreille, comment voulez-vous que j’entende des sons lointains ? Si le fait est vrai, il est sans réplique. Que je vous plains ! Vous n’êtes pas heureusement né. L’éloge de votre propre cœur est le seul qui vous reste, et cet éloge n’enivre pas. Vous n’aimez donc, n’estimez donc personne ? Combien de voix qui n’arrivent point à mon âme sans la troubler ! et celle de mon ami, et celle de mon amie, et celle de mon concitoyen, et celle de l’étranger, et celle de la postérité qui me console de toute la peine que j’ai soufferte pendant vingt ans.

Qu’est-ce qui soutenait les Roger et François Bacon, tant d’autres qui ont été persécutés dans des âges éclairés, tant d’autres qui ont consumé leur vie parmi des contemporains incapables d’apprécier leurs travaux, tant d’autres que la nature condamnait au malheur, en leur accordant un génie précoce pour leur siècle ? Ils étaient ou ignorés, ou méprisés, ou calomniés, ou pauvres, ou tourmentés. Ils voyaient que de longtemps ils ne seraient compris, évalués, estimés. Cependant ils continuaient de souffrir et de travailler. Parmi une infinité de motifs de leur constance, vous n’en exclurez pas du moins le seul qu’ils aient unanimement allégué : c’est que le temps de la justice viendrait. Il est venu ce temps qu’ils avaient prédit, et justice s’est faite. Rien de si commun et de si sincère que l’appel à la postérité, et quand il est légitime, il n’est point mis au néant.

Et tous ceux qui ont consacré leur vie à des ouvrages posthumes, et qui n’ont espéré de leurs travaux que la bénédiction des siècles à venir ; voilà les hommes que vous appelez des fous, des insensés, des rêveurs ; les plus généreux des hommes, les âmes les plus fortes, les plus élevées, les moins mercenaires. Envierez-vous à ces mortels illustres leur unique salaire, la pensée douce qu’ils seraient un jour honorés ?

Et ces philosophes, et ces ministres, et ces hommes véridiques qui ont été la victime des peuples stupides, des prêtres atroces, des tyrans enragés, quelle consolation leur restait-il en mourant ? C’est que le préjugé passerait et que la postérité reverserait l’ignominie sur leurs ennemis. Ô postérité sainte et sacrée ! soutien du malheureux qu’on opprime, toi qui es juste, toi qu’on ne corrompt point, qui venges l’homme de bien, qui démasques l’hypocrite, qui traînes le tyran ; idée sûre, idée consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philosophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux.

« Mes amis, le ciel nous a réservés pour donner un exemple mémorable à l’avenir. » Voilà les premiers mots de la harangue d’un soldat romain, résolu de se tuer plutôt que de mettre bas les armes, et exhortant ses camarades à l’imiter.

Sans doute, cet atome qu’on appelle le génie est un élément incoercible. Sans doute il y a dans l’objet même de son attention un germe d’émulation. Peut-être travaille-t-il malgré lui. Mais comptez que l’homme précoce vit, boit, mange avec les stupides qui l’environnent, mais converse avec l’avenir. C’est à ceux qui ne sont pas encore qu’il adresse toujours la parole.

Vous craignez le mépris, la honte, l’avilissement, et moi aussi. Vous êtes plus sensible aux reproches qu’à l’éloge ; je vous ressemble encore en ce point. Mais il est un sentiment que je porte bien plus loin que vous, et qui est-ce qui me blâmera de ne vouloir être blâmé ni du présent ni de l’avenir ? De redouter le mépris et de ceux qui sont et de ceux qui ne sont pas ? L’avilissement, dans un temps où je me transporte ? De rougir par anticipation, d’entendre la réclamation de nos neveux ? Eh quoi ! parce que l’idée que les hommes fouleraient un jour aux pieds ma cendre exécrée, briseraient des monuments usurpés, substitueraient aux lignes sacrilèges de la flatterie, la vérité cruelle ; parce que cette idée me tourmente, me révolte, m’est insupportable ; parce qu’elle me fait sauter de dessus mon fauteuil, et dire avec transport : « Non, cela ne sera pas, j’aime mieux être déchiré par des bêtes féroces qui m’environnent ; j’en appelle à la postérité ! » vous m’appellerez fou, insensé. Ah ! mon ami, puisse cette race de fous se multiplier à l’infini ! Tout ce que les siècles passés ont eu de braves gens en ont été ; ils l’ont dit, ils l’ont écrit.

Mais cette attente est bien incertaine… Elle n’a jamais été trompée. L’eût-elle été autrefois, elle ne le sera plus. Il faut remonter jusqu’aux temps fabuleux, aux siècles qui ont précédé la guerre de Troie, pour y supposer des noms célèbres ignorés… Elle est bien creuse. Moins vous lui accordez de valeur, plus il est généreux de s’en contenter, Mais il faut voir comment Cicéron, Démosthène, Alexandre, tout ce qu’il y a eu d’hommes extraordinaires s’en sont enivrés. Dites-moi pourquoi plus une âme antique fut héroïque, plus je la trouve pleine de cet enthousiasme ?

Je reviens à cet ami qui a adressé son ouvrage à ceux qui viendront après lui. À qui cet homme pensait-il en écrivant sa préface ? De qui s’est-il occupé dans le cours de son ouvrage ? À qui a-t-il parlé ? Avec qui a-t-il conversé ? Avec la postérité, mon ami ; avec nos neveux. Auriez-vous eu le front de dire à cet auteur qu’il était fou ? L’auriez-vous pensé ? Mais je voudrais que vous le vissiez, lorsque je suis seul avec lui dans son museum, me montrer du doigt ses posthumes et me dire : Ils les auront un jour. Je voudrais que vous vissiez la joie qui éclate sur son visage, lorsqu’il ajoute : Les scélérats hypocrites, les abominables tyrans en seront réduits à frémir autour de ma tombe ! Cette joie n’est-elle pas réelle ? Ce sentiment n’est-il pas juste, noble, naturel, honnête, sensé ? Pour être sage, à votre avis, fallait-il que cet homme restât dans l’oisiveté ? Exigeriez-vous qu’il demeurât indifférent, stupide, vis-à-vis de ses productions ? Et le blâmerez-vous de se repaître d’avance du bien qu’elles feront, et du jugement qu’on en portera !

Est-ce que vous ne voyez pas que le jugement anticipé de la postérité est le seul encouragement, le seul appui, la seule consolation, l’unique ressource de l’homme en mille circonstances malheureuses ? Permettez donc que je m’écrie encore une fois : Ô postérité sainte, à combien de maux les hommes refuseraient de s’exposer sans toi ! Combien de grandes actions ils ne feraient point, à combien de périls ils se soustrairaient ! C’est ton cri perçant qu’ils ont entendu qui les a élevés au-dessus des travaux, des dégoûts, des supplices, des terreurs de toute espèce. Combien de fois n’ont-ils pas méprisé l’éloge de leurs contemporains pour s’assurer du tien !

Non, non, monsieur, vous vous trompez. Que le grand artiste astronome sache tout seul, ou sache avec toute la nation qu’il est un moment fixe où la terre sera rencontrée dans un point de son orbite par un corps céleste qui la dispersera en mille pièces, et cette découverte flétrira son âme, et je ne me persuaderai jamais qu’elle n’opère pas sourdement en lui et que la perfection de son ouvrage n’en souffre. C’est une cause de dégoût ; quelque légère que vous la supposiez elle aura son effet.

Je vous l’ai dit et je le répète : notre émulation se proportionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins. Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez. Or, tout étant égal d’ailleurs entre vous et moi, même sensibilité, même talent, même amour de la considération actuelle, même crainte du blâme présent ; si j’y joins l’idée de postérité, si j’accrois le nombre de mes approbateurs et de mes détracteurs existants, de la multitude infinie des juges à venir, j’aurai pour bien faire un motif de plus que vous ; vous serez l’homme du catafalque qu’on élève aujourd’hui et qu’on détruit demain ; je serai l’homme de l’arc de triomphe qu’on bâtit pour l’éternité.

L’énergie de ce ressort particulier n’est bien connu que de ceux qui l’ont. C’est l’homme avec la fièvre, et l’homme de sang-froid. Mais jugez-en par le discours et les actions. Ils ont tenté des choses plus difficiles. Plus ils ont attaché de prix à la vie future, moins ils en ont mis à la vie présente ; ils ont été surtout à mille lieues par delà la petite ambition de surpasser un rival ; il s’agit bien de mieux peindre cette galerie qu’on m’a confiée que celui qui peint la galerie voisine. Je ne sais ce qu’il se propose ; pour moi, je projette un monument qui m’immortalise, j’aurais fait infiniment mieux que lui que je pourrais être désespéré. J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles suivants, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étourdiraient pas sur le bruit imperceptible du sifflet à venir.

Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’excluent aucune sorte d’émulation ; ils ont de plus je ne sais quelle analogie secrète avec la verve et la poésie. C’est peut-être que les poëtes et les prophètes commercent par état avec les temps passés et les temps à venir. C’est qu’ils interpellent si souvent les morts, ils s’adressent si souvent aux races futures, que le moment de leur pensée est toujours en deçà ou en delà de celui de leur existence. Espèce d’êtres bien rares, bien extraordinaires, bien étonnants. Ce n’est pas de la maladie, c’est de la poésie qu’il fallait dire le τὸ θεῖον.

Voilà Thomas qui va tenter le Czar Pierre, poëme épique. Il est de la santé la plus délicate, il a sur les joues la pâleur incarnate du poitrinaire. L’entreprise sera longue et pénible ; il le sent, il le craint ; il ne demande qu’autant de vie qu’il en faut pour achever. Cet homme aura à peine le temps de recueillir l’éloge de ses contemporains, s’il l’a. Est-ce là ce qui le séduit ? La véritable folie, ce serait de s’immoler, de se consumer pour entendre crier : Oh ! que cela est beau ! et passer. Ce n’est pas là ce qui soutient Thomas ; c’est, pendant toute la durée de son travail, mon éloge qu’il fait bien de saisir par anticipation, car il pourrait aisément ne pas l’obtenir autrement. À chaque beau morceau qu’il produit, il me voit, et il dit : Quel plaisir cela va faire à Diderot, à Voltaire, à Marmontel !… Je suis la postérité relativement au moment de son transport. Mais il faut l’entendre lui-même, lorsqu’il compare le temps que son ouvrage exige avec la courte durée qu’il s’accorde ; vous verriez si l’espoir d’exposer aux siècles à venir son buste à côté de celui d’Homère et de Virgile n’est rien pour lui ; vous verriez s’il ne consentirait pas, à cette condition, d’expirer en mesurant le dernier hémistiche de son poëme ; il veut en mourant être compté parmi les sept à huit génies rares que la nature a produits depuis la création du monde ; il veut laisser un grand nom.

Je n’ai point esquivé par adresse les flammes de la bibliothèque d’Alexandrie ? C’était un épouvantail à présenter à ceux qui y ont péri, mais non pas à nous. La foudre tombera quelque jour sur la Bibliothèque royale. Un jour les tourbillons de la fumée et du feu disperseront dans les airs les cendres et les feuillets à demi brûlés des anciens et des modernes qu’on y a rassemblés. Tant pis pour le public, la nation, le monarque ; mais Homère, Virgile, Corneille, Racine, Voltaire, n’en souffriront rien. Ils continueront d’être lus en cent lieux de la terre, au moment même de l’incendie. Il ne faut à présent, grâce au progrès de l’esprit humain et à l’art de Fournier, rien moins qu’un déluge universel, une déflagration générale pour détruire ce qui vaut la peine d’être conservé.

Et pourquoi vouliez-vous que je répondisse à votre émulation machinale, à votre engagement de l’ouvrage avec l’ouvrier ? Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité est souvent préexistant dans l’homme à cet engagement. D’ailleurs je ne nie point la force et la réalité de ces motifs ; mais je dis que si le poëme de Thomas devait périr au même instant que lui, il ne le ferait point, et c’est d’après lui que je parle. Je demande quelle était la pensée et la consolation de Milton cherchant à Londres un imprimeur qui voulut bien risquer vingt guinées à la première édition de son poëme, et ne le trouvant point ; je demande ce que ce génie étonnant se disait à lui-même lorsque la nation se taisait, ce qu’il disait à son imprimeur lorsque celui-ci se plaignait que tout le poëme restait en pile dans le magasin ; ce qu’il pensait lorsqu’il voyait ces piles sortir du magasin et passer sous sa fenêtre pour aller chez le cartonnier, et Dieu, et Satan, et les anges, et l’Enfer, et le Paradis jetés dans le pourrissoir ? Il en appelait à Addison qui ne devait être que longtemps après, et il avait raison. Addison est tout homme de goût, et il ne pouvait manquer de paraître.

Encore une fois, il y a mille circonstances où il ne reste à l’homme généreux, à l’artiste malheureux que la conscience d’avoir bien fait ou de bien faire, et l’espoir d’un avenir plus juste que le présent. Fondez ensemble les âmes de Cicéron, de Démosthène, d’Eschine et de Carnéade pour anéantir dans l’homme ce sentiment, on s’amusera ou l’on s’indignera de l’éloquence du rhéteur, mais le sentiment restera. C’est la nature que vous poursuivez à coups de fourche. Plus ce sentiment est isolé, plus l’action nous paraît grande et belle, plus l’âme humaine nous étonne. Mon ami, vous ne voyez que les petites jalousies du tripot académique. Laissez cela ; voyez en vous. Placez-vous devant votre ouvrage quand il est fini, et surtout que vous en avez assez du suffrage de vos contemporains.

Laissez-moi en repos, vous dis-je, avec votre petit et mesquin qu’en dira-t-on ? Le vrai qu’en dira-t-on, c’est le mien. Je ne demande pas seulement qu’en dira-t-on demain et après, mais qu’en dira-t-on dans cent ans ? Parbleu, si votre qu’en dira-t-on demain peut exalter le génie, apparemment que mon qu’en dira-t-on demain et dans vingt siècles ne le déprimera pas. Plus j’embrasse d’espace, plus j’appelle de juges, plus je suis convaincu de la perfectibilité et de l’homme et de ses ouvrages ; plus la tâche que je m’impose est forte. J’ai le même tribunal que vous ; et je m’en suis fait un autre plus sévère encore que celui-ci. Il n’y a point de cause sans effet. Je porte en moi une cause de plus, et si vous voulez être effrayé de la véhémence de cette cause, promenez votre imagination un moment dans l’histoire, et puis voyez si mon silence, si toutefois je me suis tu, est un hommage rendu à ce qu’il vous plaît d’appeler la vérité.

Le respect de la postérité est-il honnête ? le sentiment de l’immortalité appartient-il à une âme folle ou grande ?

Vous êtes très-bien monté pour la route que vous avez prise, mais il faudrait au défenseur de ma cause une autre monture que vous trouveriez bien si vous le vouliez.

Je n’ai pas dit, ou j’ai eu tort de dire que la louange du contemporain ne fut jamais pure ; mais je pense qu’il est rare qu’elle le soit.

Voici la différence du jugement que nous portons des vivants de celui que nous portons des morts : s’agit-il des vivants ? Nous glissons sur les beautés, nous appuyons sur les défauts. S’agit-il des morts ? C’est le contraire, nous nous épuisons sur les beautés et nous glissons sur les défauts. On se sert des morts pour contrister et déprimer les vivants. Mais, mon ami, si l’on se sert des anciens pour vous faire enrager, songez qu’on se servira de vous pour désespérer nos neveux.

Je vous félicite d’avoir obtenu pleine et entière justice, et d’avoir été loué de vos contemporains sans si, ni mais, ni car ; mais souvenez-vous que quand on échappe à la conjonction, c’est une fois, sans conséquence ; et que si vous n’avez pas été très-sensible à cette exception, vous êtes un ingrat, et que si vous l’avez vivement ressentie, vous êtes en contradiction.

Moi, ingrat envers mes contemporains ! Moi ! je fais le plus grand cas de leur estime, quand elle est sincère, éclairée et constante. Où avez-vous pris que cette ambition qui porte mes vues au delà de mon existence et de la leur, qui est une pointe de plus mon à éperon, et qui dans mille sentiers épineux devient la seule qui lui reste, puisse jamais être attaquée ? Pour juger les hommes, il ne s’agit que de trouver leurs vraies voix, et voici la mienne. Je dis à mes contemporains : « Mes amis, si je puis vous plaire, sans me mépriser, sans me plier à vos petites fantaisies, à vos faux goûts, sans trahir la vérité, sans offenser la vertu, sans méconnaître la bonté et la beauté ; je le veux. Mais je veux plaire aussi à ceux qui vous succéderont et n’auront aucun de vos préjugés ; et si je n’avais que vous en vue, je ne plairais peut-être pas à ceux-ci, et je risquerais de ne pas vous plaire longtemps à vous-mêmes. Je n’ai trouvé qu’un moyen de m’assurer la durée de votre éloge, quand je l’ai mérité ; de l’espérer, quand il m’a manqué ; de me consoler, quand j’en désespère : c’est d’avoir sous les yeux le grand juge qui nous jugera tous. »

Socrate disait aux Athéniens, lorsqu’il oubliait devant eux la cause de sa vie pour plaider celle de leur honneur : « Athéniens, je sais bien comment on vous fléchit, comment on vous touche, comment on obtient grâce de vous ; mais j’aime mieux périr que de recourir à des moyens que je ne blâme pas dans les autres, mais qui ne vont point à mon caractère. C’est quand je ne serai plus que vous vous rappellerez ma conduite et mes discours. Athéniens, vous me regretterez. » Est-ce que nous ne sommes pas tous deux dans Athènes ? Est-ce que le même dernier exil ne nous attend pas ? Est-ce qu’il ne nous est pas doux de jouir par anticipation des regrets d’une patrie ingrate ? Heureux celui que cette idée accompagne jusqu’aux portes de la ville !

Je voudrais bien savoir si un homme un peu jaloux de la considération présente, qui aimerait le repos et l’éloge comptant, qui connaîtrait, comme Socrate, le côté faible de ses concitoyens, et le moyen infaillible de jouir de leur suffrage, et qui serait bien net de l’illusion prétendue de la postérité, braverait aussi intrépidement le jugement, le mépris, la haine, les dégoûts qui l’attendent infailliblement, que celui qui se dit fièrement à lui-même : Après tout il n’y a que le vrai, le bon et le beau qui subsistent, et j’aime mieux des persécutions présentes qui honoreront ma mémoire que des éloges et des récompenses qui la flétriront. Il y a des hommes qui ont ainsi raisonné avec eux-mêmes et dont les actions n’auraient peut-être pas été conséquentes à leurs principes, s’ils n’avaient envisagé que le moment. Et vous appelez ces hommes-là des fous, des insensés, soit. Mais apprenez-moi du moins la différence de l’insensé et du héros.

Celui qui a bien fait pour la postérité ne peut que gagner aux vicissitudes du présent, et celui qui a mal fait, pour elle, ne peut qu’y perdre.

Ce billet que vous avez mis à la loterie vient de sortir avec un assez bon lot, et qui peut vous faire une rente perpétuelle, vous en convenez. Pourquoi donc le réduire à une rente viagère ?

Mais j’argumente contre vous, comme si vous étiez le maître de cette réduction. Vous n’en êtes pas le maître, car au moment où vous avez pensé avec complaisance qu’elle était perpétuelle, elle l’est devenue et vous l’avez touchée.

Je ne vous propose pas de vivre après votre mort. Mais je vous propose de penser, de votre vivant, que vous serez honoré après votre mort si vous l’avez mérité.

Et si le billet n’eût pas porté, dites-vous ? Qu’est-ce que cela signifie ? Ou que l’ouvrage que vous avez exposé était vraiment excellent et qu’il a été mal jugé, ou qu’il était mauvais et qu’il a été jugé tel. Dans ce dernier cas, vous n’eussiez ni mérité ni obtenu ni rente perpétuelle ni rente viagère. Dans le premier, vous eussiez emprunté sur l’avenir ; c’est la caisse des malheureux. Je vous ai dit plus haut la différence du jugement de la postérité et du jugement présent, et je n’y reviens pas.

Mais il me vient une idée que je ne veux pas perdre. Nous avons peut-être pris l’un et l’autre le parti qui nous convient. Vous êtes sculpteur et moi je suis littérateur. Mille causes physiques menacent votre chef-d’œuvre, et peuvent en un instant le mettre en pièces. Le sentiment de l’immortalité, s’il était vif, deviendrait un supplice pour vous. Mon chef-d’œuvre est à l’abri de tout événement, et il ne peut périr que dans le bouleversement de la nature. Que votre condition devienne la mienne et que la mienne devienne la vôtre, je vois si communément nos opinions, nos jugements, nos mépris, nos engouements, nos principes, notre morale même subir la loi des circonstances personnelles, que je ne serais pas étonné que vos prétentions ne s’étendissent d’autant que les miennes se restreindraient. Nous n’avons pas la même certitude d’être jugés au tribunal à venir.

Homère, dites-vous, a peut-être mendié son pain en chantant dans les rues son poème divin, et j’ajoute qu’au même temps peut-être, quelque Chapelain grec était assis à la table des rois. Après ? qui est-ce qui empêchait Homère dans la rue de penser qu’un jour il serait sous le chevet d’Alexandre et que le Chapelain serait dans la rue ? Vous qui parlez, auriez-vous changé la misère et l’Iliade contre l’opulence et la Pucelle ?

Ce n’est point à Homère, comme poëte, que Platon et d’autres hommes sages ont refusé leur hommage, c’est à Homère, comme théologien. Platon est son imitateur perpétuel. Horace a dit, à la vérité :


· · · · · · quamdoque bonus dormitat Homerus[13] ;


Mais lisez l’épître :


Trojani belli scriptorem, maxime Lolli,
Dum tu declamas Romæ, Præneste relegi
[14],


Et vous verrez qu’il le préfère aux philosophes Chrysippe et Crantor. Lisez l’endroit de son Art poétique où il se compare à d’autres poëtes, et vous verrez le cas infini qu’il en fait ; c’est celui-là, dit-il, qui


Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem
Cogitat, ut speciosa dehinc miracula promat,
Antiphaten, Scyllamque, et cum Cyclope Charybdin
[15].


Si vous saviez, mon ami, quelle est l’énorme différence de tous les poëtes du monde à celui-là ! La langue de la poésie, il la parle comme si c’était la sienne. Les autres me présentent les plus nobles, les plus grandes, les plus savantes académies ; lui, il a toutes ces qualités, et jamais rien d’académique. Mais pour rentrer dans notre thèse, Homère comme Achille a son talon vulnérable ; c’est toujours un lâche qui le trouve.

Prendre la voix de Zoïle pour celle de la postérité, c’est prendre la feuille de Fréron pour le jugement de notre siècle. Est-ce là ce que vous voulez dire ? Chaque âge n’a pas son Homère, mais chaque âge a ses Aliborons.

Mais mon rêve est traversé par des amertumes ? Et votre journée n’a-t-elle pas les siennes ? En ce point, quelle différence entre la vie veillée et la vie rêvée ? Aucune. Mais en vérité, plus j’y pense et moins je saisis l’amertume possible du respect de la postérité, du sentiment de l’immortalité fondé sur le témoignage de toute la partie saine et sensée d’un peuple éclairé. Ne sentez-vous pas vous-même le défaut de la comparaison de mon sublime rêveur avec le fou du Pirée ? Ou l’on n’a pas mon héroïque et bienheureuse illusion, ou l’on ne guérit point. Brutus s’écrie en mourant : vertu, tu n’es qu’un vain nom ! Voltaire s’écriera peut-être en mourant : sentiment de l’immortalité, tu n’es qu’une chimère ! Mon ami, pardonnons au moribond un moment d’humeur.

Il y a par-ci par-là des lignes dans vos lettres qui me feraient brûler mes papiers. Celle-ci, par exemple : Que l’éloge de nos contemporains nous enivre. Que l’idée de la postérité se mêle à l’ivresse, à la bonne heure, puisque l’avenir est une conséquence nécessaire du présent. Eh ! mon ami, je n’en demande pas davantage. Si vous eussiez engrené par-là, tout était fini.

L’idée du présent et celle de l’avenir sont inséparables, et le rôle que la dernière jouera dans une tête variera d’énergie comme toutes les autres idées. C’est une affaire de caractère ; mais il est constant que son indépendance apparente ou réelle de tout autre intérêt présent arrache notre admiration ; que plus les hommes ont été grands, plus ils s’en sont enivrés, et que plus ils s’en sont enivrés, plus ils ont été grands ; que le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne se sont jamais développés avec plus de force que dans les beaux siècles des nations, et qu’elles se sont dégradées à mesure que les deux grands fantômes s’en éloignaient.

Qu’une femme soit enivrée du plaisir de savoir qu’on la voit belle où elle n’est pas ; elle est heureuse, elle a raison. Ce sont vos mots, et je les répète.

Qu’un homme soit enivré du plaisir de savoir qu’on le verra grand où il n’est pas ; il est heureux, il a raison : et croyez que votre femme et mon homme sont infiniment plus occupés de cette pensée que vous ne l’imaginez. Rien n’est plus empressé à se montrer qu’une belle femme, et elle ne se dispose pas une fois à étaler ses charmes dans quelque assemblée générale et particulière, elle ne place pas un pompon, sans se dire tacitement : Combien de regards passionnés vont s’attacher sur moi ! que de soupirs j’entends d’ici s’échapper à la dérobée ! combien de cœurs je vais faire palpiter ! que je vais faire renverser de têtes ! Qu’un contre-temps la retienne chez elle et rende tous ses apprêts inutiles ; le temps de sa toilette en a-t-il été moins doux ? Trop heureuse cette femme, si elle avait pu y passer toute sa vie.

Le sentiment de la postérité ne l’occupe guère. D’accord, c’est que ce n’est qu’une caillette. Mais Hélène vous eût paru bien folle, si elle eût dit au statuaire. Prends ton ciseau, et montre à la curiosité des nations à venir cette femme pour laquelle cent mille hommes se sont égorgés ; fais que les vieillards des siècles futurs, passant devant ton ouvrage, s’écrient comme les vieillards d’Ilion lorsque je passai devant eux : Qu’elle est belle ! elle ressemble aux immortelles jusqu’à inspirer, comme elles, la vénération !

Et de quoi diable me parlez-vous de vos petites débauchées qui se font peindre à l’insu de leurs pères, de leurs mères, de leurs époux, et qui recèlent dans le dessus d’un étui ou le dessus d’une boîte à mouches l’image honteuse d’un adultère clandestin ? Est-ce que ces âmes-là sont faites pour loger le sentiment de la postérité, le zèle de l’immortalité ? Est-ce à cela qu’il appartient d’en appeler aux siècles futurs ? Cet appel, c’est le cri de la vertu qui succombe sous l’oppression ; c’est le cri du génie transporté de son propre ouvrage ; c’est le cri de l’héroïsme ; c’est le cri de la conscience après une action sublime ; et ce cri n’est jamais ridicule ni dans le moment, ni dans l’avenir, lorsqu’il est autorisé par le suffrage d’un peuple éclairé par la vérité, ou lorsqu’il est arraché par la barbarie d’un peuple féroce et stupide.

Ce n’est pas seulement Pausanias, ce n’est pas seulement Pline qui déposent du talent de Phidias et d’Apelles. C’est l’Hercule de Glycon, c’est l’Antinoüs, c’est la Vénus de Médicis, c’est le Gladiateur d’Agasias. Voilà le vrai garant de leur mérite, et ces panégyristes-là ne louent pas platement. L’histoire nous apprend un fait populaire, c’est que tous ces artistes étaient rivaux les uns des autres. C’est que vous témoignerez un jour pour Bouchardon et Pigalle ; c’est qu’ils témoigneront dans l’avenir pour vous. Ne sait-on pas que vous faites comme eux ? Pour que la postérité fût injuste, il faudrait que le siècle présent mentît sur un fait qui n’est pas ignoré des enfants. Pour qu’elle fût muette, il faudrait que les chefs-d’œuvre et des artistes, et des philosophes, et des poètes, et des orateurs, et des historiens, périssent en un moment ; supposition impossible.

Vous m’objectez les bons ouvrages détruits et les mauvais épargnés par le temps, et vous ne vous apercevez pas que cette réflexion ne prouve qu’une chose : c’est l’intérêt que l’artiste peut avoir à ne laisser après lui aucune production médiocre, et combien cet intérêt est naturel et légitime. Il est juste, il est naturel qu’il craigne qu’on oppose un morceau défectueux à l’éloge écrit des contemporains, et que l’envie ne fasse d’une pierre deux coups, et la satire de l’artiste et celle du panégyriste. Le vrai panégyriste de Turenne, c’est Montécuculli ; de Frédéric, c’est Daun.

Malgré moi, je prends intérêt à mon siècle ; et à l’aspect d’une belle chose, je sens qu’elle distingue l’âge où je vis. Je suis, et nous sommes tous comme le souffleur de l’orgue qui disait : « Aujourd’hui nous avons été sublimes. » L’honneur du siècle est un loyer que je partagerai sans qu’il m’en ait coûté, c’est ce sentiment secret qui émousse un peu la pointe de l’envie que l’homme ordinaire porte à l’homme de génie. Mais si j’aime les grands hommes qui m’entourent par la seule pensée qu’ils recommanderont mon siècle aux siècles à venir, pourquoi ces grands hommes mêmes ne se complairaient-ils pas dans la même pensée ? Pourquoi leur en disputerais-je le droit ?

Le présent est un point indivisible qui coupe en deux la longueur de la ligne infinie. Il est impossible de rester sur ce point et de glisser doucement avec lui, sans tourner la tête en arrière ou regarder en avant. Plus l’homme remonte en arrière, et plus il s’élance en avant, plus il est grand.

Je dirais à l’historien du siècle : Si tu veux louer dignement Frédéric, agrandis tant que tu pourras les généraux qu’il a vaincus, donne cent coudées de haut à Daun.

Ne dédaignez pas mes deux lignes. Ces deux lignes resteront. Le temps anéantira tout, excepté ce que j’écris. S’il est important que l’artiste ne laisse subsister aucune production médiocre, qu’on oppose au témoignage du littérateur ; il ne l’est pas moins que le littérateur soit éclairé, soit juste.

Ah ! si je pouvais arracher de Racine l’Alexandre et les Frères ennemis ! Si je pouvais réduire tout Corneille à huit ou dix pièces ! Mais heureusement l’idée d’un monde résultant de la combinaison fortuite d’une matière homogène est moins folle que la supposition qu’il ne restera de ces grands hommes que la balbutie de leur enfance et de leur décrépitude.

C’est une plaisanterie bien cruelle et bien injuste que de réduire à l’insipide et froid colossal tout le mérite du Jupiter de Phidias. Concevez-vous l’abus que vous faites de votre gaieté, et jusqu’où vous en pourriez être la victime ? Ce ne fut point, mon ami, pour avoir taillé un Jupiter énorme que Phidias fut admiré de son temps et que la postérité l’a préconisé ; ce fut pour avoir donné à Jupiter une tête qui faisait trembler le méchant, ce fut pour avoir bien rendu le Jupiter du catéchisme païen, le dieu qui ébranlait l’Olympe du mouvement seul de ses noirs sourcils. Les beaux pieds de Thétis étaient de foi, les belles épaules d’Apollon étaient de foi, les flancs redoutables de Mars, la large poitrine de Neptune, les fesses rebondies de Ganymède étaient de foi, la tête majestueuse et menaçante de Jupiter était de foi ; et si Phidias n’eût pas rendu la menace et la majesté de Jupiter, le bloc de marbre hérétique serait demeuré dans son atelier. Quelque jour, peut-être, je vous lirai des idées qui ne m’échapperont plus, parce qu’elles sont consignées sur le papier, sur l’influence réciproque de la religion, de la poésie, de la peinture, de la sculpture sur la nature, et de la nature sur les beaux-arts ; mais ce n’est pas ici le lieu. Venez me voir.

Vous tournez à tout vent ; vous faites flèche de tout bois ; vous avez toutes sortes d’armes ; vous combattez de toute manière ; tantôt vous faites face et tirez votre flèche avec force ; tantôt vous avez l’air d’un homme qui fuit et vous retournez votre arc en arrière. Ici le public est une bête qui ne sait ce qu’il dit, et l’homme qui peut avaler son insipide éloge a le palais le moins délicat. Là c’est un juge éclairé, et sa louange, le murmure le plus flatteur. Tâchez de vous accorder.

Le peuple, mon ami, n’est à la longue que l’écho de quelques hommes de goût, et la postérité, que l’écho du présent rectifié par l’expérience.

Je ne sais si Pline est un petit radoteur, mais il est sage à vous de n’avoir confié cette rare découverte qu’à l’oreille de votre ami. Connaissez-vous bien ce Pline dont vous parlez si lestement ? L’avez-vous visité chez lui ? Savez-vous que c’est l’homme du plus profond savoir et du plus grand goût ? Savez-vous que le mérite de le bien sentir est un mérite rare ? Savez-vous qu’il n’y a que Tacite et Pline sur la même ligne ? Voici comment le petit radoteur parle des artistes que la mort a surpris au milieu de leur ouvrage : In lenocinio commendationis dolor est ; manus, cum id agerent, exstinctœ desiderantur[16] ? Êtes-vous bien sûr de sentir toute la délicatesse de cette ligne ? Vous doutez-vous que le coulant de certains contours n’est pas plus difficile à bien saisir que celui de cette expression ? Il y a dans son ouvrage mille endroits de cette finesse. Mon ami, je vous souhaite un Pline : mais songez, Falconet, que s’il a fallu vous attendre des siècles, il se passera des siècles avant que le panégyriste digne de vous et l’égal de Pline soit venu.

Si vous êtes honteux pour les artistes de la Grèce de la manière dont ils ont été appréciés par l’historien latin, vous êtes le plus malheureux mortel qui soit sous le ciel. Vous ne serez jamais mieux célébré ni par aucun de vos contemporains, ni par aucun de nos neveux. Moi qui me mêle quelquefois de parler des productions des arts, je ne sais si je vous contenterais ; mais je serais assez content de moi, si j’avais su dire d’un de vos morceaux, comme il a dit du Laocoon : Opus omnibus et picturæ et statuariæ artis prœponendum[17]. Le beau tableau !

Si vous n’avez lu que Dupinet[18] et Caylus, vous connaissez Dupinet et Caylus, mais vous ne connaissez pas Pline. Relisez bien le passage que je vous en ai cité, et soyez sûr qu’il y a une musique si fine, que peu d’oreilles l’ont sentie. Mais laissez là pour un moment la musique de Pline, et hâtez-vous de lire ce qui suit.

Eh bien, Pline n’a pas connu les beautés des arts !… je le veux. Il a loué platement des ouvrages sublimes ! j’y consens. Ce n’est pas ainsi que l’homme du métier en aurait parlé ! je le crois. Mais Pline, qui était un grand homme, qui respectait son siècle, qui respectait la vérité, aurait-il parlé honorablement de ces artistes, s’ils n’avaient eu avec son suffrage celui des âges antérieurs et du sien. C’est un historien qui écrit mal, mais qui dit vrai ; c’est Voltaire qui ne se connaît ni en architecture, ni en sculpture, ni en peinture, mais qui transmet à la postérité le sentiment de son siècle sur Perrault, Le Sueur et Puget.

Si je crois que le pressentiment de l’avenir et la jouissance anticipée des éloges de la postérité sont naturels au grand homme ! Aussi naturels que son talent, et j’aurais bien tort de me refuser à la preuve que vous en donnez lorsque vous dites que le présent est une conséquence nécessaire du passé, et l’avenir une conséquence nécessaire du présent : ce présent est un point indivisible et fluant, sur lequel l’homme ne peut non plus se tenir que sur la pointe d’une aiguille. Sa nature est d’osciller sans cesse sur ce fulcrum de son existence. Il se balance sur ce petit point d’appui, se ramenant en arrière ou se portant en avant à des distances proportionnées à l’énergie de son âme. Les limites de ses oscillations ne se renferment ni dans la courte durée de sa vie, ni dans le petit arc de sa sphère. Épicure sur sa balançoire, porté jusque par delà les barrières du monde, heurte du pied le trône de Jupiter ; Horace, dans la sienne, fait un écart de deux mille ans et s’accélère vers nous, son ouvrage à la main, en nous disant : Tenez, lisez et admirez. Je vous marque les deux termes les plus éloignés de l’homme-pendule. C’est dans cet immense intervalle que la foule exerce sur ses excursions. Quand le poëte lyrique dit à ses amis :


Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam[19],


il a le verre à la main, il boit, il vit, il chante, il n’est plus seul, la nuit, devant sa lampe obscure : il ne sent plus ses bras se couvrir de longues plumes et sa forme prendre celle d’un cygne, il ne s’élance plus vers les régions hyperborées, il parle au présent. Mais attendez, il ne tardera pas à changer de ton, à s’écrier :


Exegi monumentum ære perennius,[20]

et à s’adresser à l’avenir, également ivre, également heureux,

soit qu’il boive à pleine coupe l’immortalité, soit qu’il dédaigne l’ambroisie de l’avenir et qu’il dise :

Nos ubi decidimus.
Quo pius Æneas, quo Tullus dives, et Ancus,
Pulvis et umbra sumus.


C’est à la postérité qu’on destine tout ce que l’on écrit d’éloquent contre elle. Le travail effroyable des injures qu’on lui adresse est une grande marque de respect qu’on lui porte. On l’adore même en l’insultant. Une satire contre elle, qui ne mérite pas de lui être transmise, ne valait pas la peine d’être faite.

Si le fantôme séduisant ne vous a point encore apparu, c’est que vous ne l’avez pas attendu à l’heure des revenants. Ce n’est pas lorsque le génie lutte contre la difficulté, de l’ouvrage, lorsque la muse en travail s’agite ; lorsque l’artiste, la bouche entr’ouverte, la poitrine haletante, a l’œil fixe sur la nature ; ce n’est pas lorsque la Pythie écume, se tourmente sur le trépied,

· · · · · · · · · · Si pectore possit
Excussisse Deum
[21],


Que les ombres de nos neveux se suscitent, se forment et se montrent ; c’est lorsque l’oracle est rendu, que ces feuilles volantes se sont échappées du sanctuaire et que les peuples les ont lues. Ces ombres aiment les instants plus tranquilles ; c’est quand le présent a parlé ; c’est dans le silence qui succède au bruit de ses éloges qu’on entend leur murmure. Les douleurs de l’enfantement sont passées lorsqu’on présente à la mère le nouveau-né, le sourire tendre se fond sur son visage avec les vestiges de la peine ; sa curiosité ne s’éveille, elle ne le dépose cet enfant, sur un oreiller, devant elle, elle ne forme un pronostic sur ce qu’il deviendra, qu’après que la famille s’est éloignée. S’il vous arrivait quelque jour, libre de tout soin, d’être conduit par hasard dans une galerie solitaire, et d’y trouver ces deux ou trois morceaux que vous vous estimez d’avoir fait placés entre quelques-uns des chefs-d’œuvre anciens sans en être séparés, c’est alors que l’homme-pendule commencerait à osciller ; il irait de lui à Agasias, et il serait ramené d’Agasias à lui ; l’un et l’autre, bientôt attachés à l’extrémité de la même verge, descendus ensemble de deux à trois mille ans, remonteriez ensemble à la même distance dans l’avenir. C’est alors que vous vous surprendriez raisonnant ainsi le compagnon de votre voyage idéal : Tu n’es plus, ô Agasias ; mais je suis et je t’admire. Je suis condamné à passer comme toi ; mais le tribut que je te paye, un autre me l’accordera ; c’est toi-même qui me le garantis. Et qui pourrait m’en frustrer ?… Vous ajouteriez : Qui est-ce qui parlerait de la Grèce sans tes semblables et toi ? Que serait la France sans mes semblables et moi ? Tu fus un des hommes de ta nation, et tu m’attestes que je suis aussi un des hommes de la mienne… Je pressens aussi la petite pointe d’amertume dont cette douce rêverie pourrait être mêlée. Sans doute il serait fort doux pour le Falconet d’Athènes d’entendre derechef le Falconet de Paris. Sans doute il serait fort doux pour celui-ci d’entendre derechef l’Agasias à venir. Mais cela ne se peut ; medio de fonte leporum surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angit. L’homme se jette sur ce qui est sous sa main, et son imagination sur ce qui est au delà de la portée de son bras.

Eh bien, si vos productions allaient dans Saturne, vous seriez donc fort aise d’apprendre par la gazette du pays qu’on y est content de vous. Et vous êtes assez bête pour ignorer qu’entre tous ceux qui mettent le pied dans votre atelier, il n’y en a pas un qui n’ait cette gazette dans sa poche !

Eh bien ! il y aurait donc de la folie à ne pas aimer mieux entendre son éloge dans une bouche qui ne finira jamais que dans une autre, à condition qu’on aura des oreilles ou qui puissent entendre ce qu’on dira, ou entendre ce qui ne se dit pas encore. Et vous êtes assez bête pour ne pas savoir que vous avez ces oreilles-là aux deux côtés de votre tête, ou qu’un beau jour elles y pousseront ! Eh ! mon ami, si vous vous étiez bien observé, vous les y auriez senti pointer et tinter cinquante fois.

Pour un panégyriste de l’étoffe de Pline, vous l’aurez sans doute, mais consolez-vous-en, ce ne sera pas de votre vivant ; c’est un malheur qui est si loin ! si loin ! En attendant celui-là, je me surprends à tout moment devant l’autre, comme vous devant le Laocoon. Il me confond.

Quelques-uns de vos contemporains, honnêtes gens et éclairés, vous ont assuré que vous ne mourriez pas tout entier. Vous les en avez crus sur leur parole, vous avez été sensible à leur témoignage ; vous avez donc assisté à votre oraison funèbre, et vous ne l’avez pas entendue sans plaisir ? Eh ! croyez, mon ami, que Turenne n’était pas si attentif à celle du grand Condé, qu’il ne substituât quelquefois son nom propre dans la bouche de Bossuet. Tous les grands hommes : que dis-je tous les grands hommes ? il n’y a aucun homme, grand ou petit, qui n’ait suivi son convoi. La dernière fois, la vraie, n’est que la centième. Lorsque Turenne lisait de Judas Machabée[22] : Fleverunt eum omnis populus Israel planctu magno, et lugebant dies multos, et dixerunt : quomodo cecidit potens, qui salvum faciebat populum Israel ! s’il n’eût pas été homme aussi modeste que grand capitaine, il eût écrit sur ses tablettes : Beau texte pour mon oraison funèbre. Mais quelle est la différence de l’homme modeste et de l’homme vain ? Vous le savez. L’un pense et se tait ; l’autre parle. Nous voyons un homme ceint d’une corde et suspendu à une grande hauteur ; à l’instant nous nous mettons à sa place et nous frémissons. Et vous croyez que notre imagination est moins ingénieuse à s’accrocher, lorsque le plaisir, la vérité, la justice, tout l’y convie ?

Et que m’importe que ce soit avant ou depuis la question entamée que vous ayez été dans le vrai ? Vous avez toujours cru que ce qui peut être loué comptant pourrait l’être encore après nous. Voilà votre credo ; mais vous protestez qu’il ne sera jamais plus long. Vous vous trompez, vous y ajouterez, s’il vous plaît, que cette persuasion est douce et que c’est du comptant. Je ne suis pas assez fou pour exiger que vous rêviez de même couleur que moi ; mais je jure que vous avez fait ou que vous ferez mon rêve ; il durera un peu plus, un peu moins, ce sera avec un peu plus un peu moins de magie, de clair-obscur ; la toile sera diversement éclairée, ordonnée, colorée, mais vous êtes homme à talent, et il faut que vous fassiez le rêve de l’homme à talent.

Et si vous pouvez évoquer l’ombre de Raphaël devant votre ouvrage ; et si vous existez devant l’ouvrage de Raphaël qui évoqua jadis les ombres de Phidias, d’Agasias et de Glycon, est-ce que vous ne savez pas qu’un autre un jour évoquera votre ombre ? Est-ce que vous ne savez pas que l’avenir est gros d’un Raphaël que vous pouvez évoquer encore ? Est-ce que votre imagination peut moins sur l’avenir que sur le passé ? Vous évoquez le Raphaël passé pour vous instruire ; eh ! ne vous refusez pas à la douceur d’évoquer le Raphaël à venir pour vous louer. Je fais mieux que vous ; je jouis de mes avantages. Le passé m’éclaire, je reçois du présent le salaire qu’il m’offre. J’arrache à l’avenir celui qu’il me doit.

Je crois que vous vous trompez. En faits d’arts et de monuments subsistants, être du premier mérite ou de la première célébrité, c’est la même chose ; l’avenir répare les torts du présent, et je vous défie de me citer un exemple contraire.

Si j’étais, dites-vous, du premier mérite vous auriez perdu sur table, et vous verriez un des plus grands sculpteurs se[23] Je n’achève pas. Vous me faites tomber la plume des mains. Je n’ai ni la force de vous croire, ni celle de vous prêcher davantage. Je suis comme Paul sur le chemin de Damas ; mais c’est moi qui crie : Saül, Saül, pourquoi me persécutez-vous[24] ?… Cela n’est pas vrai, cela n’est pas vrai… Mais dites-moi pourquoi j’ai tant de peine à vous croire ? pourquoi sur cent hommes en trouveriez-vous deux à peine qui vous croient, si ce n’est qu’homme, vous protestez contre un sentiment naturel à l’homme ? Quoi ! c’est vous qui ignorez le respect de la postérité, vous qui avez l’âme pleine de droiture et d’honnêteté ! C’est vous qui bravez le jugement de l’avenir, vous qui vivez solitaire, qui jouissez peu de votre réputation et dont la perfection des ouvrages suppose un travail infini ! C’est vous qui abjurez le sentiment de l’immortalité, ce sentiment à travers lequel vous devriez toujours apercevoir le marbre que vous travaillez ! L’idée la plus douce, la plus consolante, la plus noble avec laquelle vous puissiez converser dans votre retraite, vous l’en chassez. Éloigné du commerce de ceux qui vous admirent, privé de l’entretien de ceux qui vous admireront un jour, il ne vous reste plus qu’à éloigner ceux que vous admirez pour rester seul.

Un jour Fontenelle disait que s’il y avait dans un coffre un mémoire écrit de sa main qui le peignît à la postérité comme un des plus grands scélérats du monde, et qu’il eût une démonstration géométrique que ce mémoire serait ignoré de son vivant, il ne se donnerait pas la peine d’ouvrir le coffre pour le brûler. Ce discours fit peine à tous ceux qui l’entendirent, et personne ne le crut. C’est qu’il vient dans l’esprit qu’un homme aussi indifférent sur la mémoire qu’il laisse après lui ne balancerait guère à commettre un crime si ce crime lui était utile et qu’il eût la démonstration géométrique qu’il ne sera pas connu de son vivant. On n’aime pas ces gens-là qui mettent tant d’importance à la date.

Le génie, ce pur don de la nature, est la cause unique des grandes choses. La cause unique ! cela est-il bien vrai ? Il me semble que si je vous avais demandé, il y a deux mois, qu’est-ce qui avait conduit les littérateurs et les artistes de la Grèce et de Rome au point de perfection qu’ils ont atteint, vous m’eussiez répondu : « C’est le sentiment de la liberté qui porte l’esprit aux grandes idées ; c’est le patriotisme, c’est l’amour de la vertu ; ce sont les honneurs nationaux, ce sont les récompenses publiques, c’est la vue, l’étude, le choix, l’imitation constante de la nature, c’est le respect de la postérité ; c’est l’ivresse de l’immortalité ; c’est le travail assidu ; c’est l’heureuse influence des mœurs, des usages et du climat, c’est le génie sans lequel toutes ces causes ne sont rien, sans lesquelles il est peu de chose. Une seule injustice suffit pour assoupir le génie qui veille au centre de la capitale ; le bruit seul d’une récompense suffit pour éveiller le génie qui dort à Chaillot. »

S’il y avait des statues pour les grands crimes comme pour les grandes vertus, vous verriez bien d’autres scélérats. Ce qui me fait chérir le respect de la postérité, le sentiment de l’immortalité, c’est qu’ils ne germent qu’au fond d’une belle âme. Ce n’est pas l’exécration des siècles qu’on ambitionne, c’est leur louange. Le scélérat n’exerce presque jamais toute son énergie. Il est trop lié. Belle générosité de sa part de renoncer à un lot qui ne fut jamais fait pour lui ! Il y a pourtant eu un Érostrate. Après cent mille honnêtes gens, je trouve encore un coquin pour moi.

Vous me faites l’honneur de m’interpeller sur le ressort des grandes choses, et je vous proteste avec toute la sincérité dont je suis capable qu’au milieu des persécutions que j’ai souffertes il était consolant pour moi d’être sûr que la chance tournerait un jour. Je voyais un avenir plus juste. Je me rappelais que le train du monde ne devait pas changer pour moi. Je me répétais ce beau vers d’Horace :


Ploravêre suis non respondere favorem
Speratum meritis[25].


Mais croyez que mon âme était flétrie, et que cent fois j’ai été tenté de me jeter entre les bras du repos, et de laisser là des aveugles qui frappent de leur bâton ceux qui veulent se mêler de leur rendre la vue.

Les hommes extraordinaires qui se suffisent pleinement à eux-mêmes : je n’y crois pas. Nous tenons tous plus ou moins de la coquette qui met des mouches au fond de la forêt, ou de la dévote qui fait une toilette de propreté, parce qu’on peut trouver un insolent. Pour vos fanatiques qui brûlent le ciel et éteignent l’enfer, je n’y réponds pas ; je ne prendrai pas l’essor extravagant et momentané d’un enthousiaste pour l’état naturel de l’âme. Vos athées ont mieux aimé mourir que de vivre déshonorés, c’est ce que les militaires font tous les jours ; et puis, qui vous a dit que quelque idée de postérité ne s’y mêlait pas ? Il faut un salaire à l’homme, un motif idéal ou réel. Faites mieux ; réunissez-les. Accordez-lui le bonheur tandis qu’il est, et montrez-lui la statue quand il ne sera plus. C’est le moyen de déployer toute son énergie.

Mais à quoi sert d’élever des monuments à ceux qui ne sont plus ? de décorer le marbre qui couvre leurs cendres froides de sublimes inscriptions ; de présenter aux citoyens les bustes des défenseurs de leur liberté ; de déposer dans des volumes éternels le récit de leurs actions ? Est-ce pour les morts que cela se fait ? Non, c’est aux vivants qu’on s’adresse. On leur dit : « Si tu fais ainsi, voilà les honneurs qui t’attendent. Tu serviras d’exemple à ceux qui te succéderont, comme ils en ont servi à ceux qui leur ont succédé. Nous ne serons pas plus ingrats envers toi qu’envers eux ; méprise la vie, aime la mort. »

La belle liste de héros que l’abbaye de Westminster a créés ! Combien ces statues qui peuplaient toute la Grèce ont fait égorger de citoyens ! Alexandre pleura sur le tombeau d’Achille. Je ne vois de toute part que des hommes qui s’immolent aux pieds de mes deux fantômes.

Comment se fait-il, s’il vous plaît, que l’histoire, où l’on voit à chaque ligne le crime heureux à côté de la vertu opprimée, la médiocrité récompensée à côté du talent persécuté, l’ignorance sous la pourpre, le génie sous des haillons, le mensonge honoré, la vérité dans les fers, ne soit pas la plus funeste des lectures ? Si le jugement de la postérité n’était rien, tout homme sensé dirait à l’historien : « Vous parlez à merveille, mais à quoi me serviront vos éloges, quand j’aurai beaucoup souffert et que je ne serai plus ? Je vois qu’on en use fort honnêtement avec les morts ; mais je vis et je veux vivre heureux, si je puis ; et je suis presque sûr de mon fait, en méritant vos exécrations que je n’entendrai pas. »

Si l’on me demandait lequel des deux je préférerais, ou d’obtenir ou de mériter une statue ; d’après l’expérience des siècles passés, il serait peut-être sage de répondre : Ni l’un, ni l’autre. — Mais il faut opter. — J’aime mieux la mériter. — Et si tu la mérites, te flatterait-il de l’obtenir après ta mort ? — Sans doute. Qui est-ce qui peut être indifférent à l’espérance, à la pensée d’avoir son buste à côté de celui de Phocion ? Vous prétendez que si votre Démosthène était chargé de votre cause, il la mettrait hors de réplique ; je vous jure, mon Phidias, que je ne la plaiderais pas mieux que vous. Vous avez le raisonnement, le style, l’esprit, la logique, l’ironie, la réticence, la subtilité, la raison, le sophisme, les grands mouvements, les figures hardies, quand vous voulez ; que faut-il de plus pour être éloquent ? Mais ce serait bien le plus grand abus possible de l’éloquence ; et pourquoi m’amuserais-je à briser un des principaux ressorts de l’âme ? Pourquoi tarirais-je la source des actions héroïques ? Pourquoi attacherais-je l’homme à lui-même, qu’il n’aime déjà que trop ? Pourquoi ôterais-je au talent méconnu ou persécuté, à l’innocence opprimée, à la vertu malheureuse son unique consolation, son dernier appel ? Pourquoi restreindrais-je la sphère déjà si étroite de nos jouissances ? Pourquoi délivrerais-je les tyrans de la frayeur de l’histoire ? Pourquoi, le plus furieux des iconoclastes, briserais-je les statues, les monuments, et tout ce qui prêche aux hommes le sentiment de la postérité, le respect ou la crainte du jugement à venir ?

Les peines et les plaisirs réels ou physiques ne sont presque rien. Les peines et les plaisirs d’opinion sont sans nombre. Il faut ou que je respecte le sentiment de l’immortalité, l’idée de la postérité, toutes les jouissances idéales, anticipées, ou que j’attaque à la fois tous les plaisirs d’opinion. Est-ce là ce que vous me proposez ?

Lorsque vous envoyez votre Pygmalion à tous les diables, vous oubliez qu’il y a autant de détracteurs que d’hommes de goût, qu’il en naît et qu’il en naîtra sans fin ; et je ne vois plus en vous qu’un citoyen aussi froid sur la gloire de son siècle et de sa nation que sur la sienne. Je ne vous dis rien ni de l’honneur ni du bonheur de l’espèce humaine ; avec vos idées on n’est rien moins qu’un cosmopolite.

Je laisse là toute votre tirade sur la paternité de l’artiste. Elle ne m’effleure pas. Vous avez pris un éloge pour un argument, une caresse pour une égratignure. Quand je vous demandais si vos enfants n’étaient pas de chair, ce n’était pas au philosophe, c’est au statuaire que je m’adressais. Mais je vous dirai en passant que je pourrais tuer ma fille sans atrocité, et qu’on ne pourrait quelquefois arracher un mauvais arbre de votre jardin sans vous faire peine. Notre attachement aux choses n’est communément fondé que sur nos soins. Ce n’est pas seulement au passe-dix qu’on court après son argent. Vous avez un mauvais poirier dans votre potager ; il est couvert de mousse, rongé d’insectes, hérissé de branches mortes. Un jour je jette un œil compatissant sur ce poirier, et je vous dis : « Falconet, sauvons la vie à ce malheureux ». À l’instant, j’élague les mauvaises branches avec ma serpe ; vous déracinez la mousse avec l’ébauchoir, nous écrasons les insectes, nous bêchons, nous enfumons, nous arrosons, continuant notre botanique sollicitude jusqu’à la saison des feuilles. Cette saison venue, nous remarquons quelques signes de convalescence ; nous redoublons de zèle. Cependant un coquin, la nuit, franchit les murs du jardin, coupe l’arbre par le pied, et nous voilà tous deux plus affligés de sa perte que du plus bel espalier du jardin. Cependant, nous ne nous étions promis ni estime, ni argent, ni considération, ni gloire de notre travail. Qu’eût-ce donc été si toutes ces grandes attentes avaient été attachées à la conservation du triste végétal ? si ce poirier eût dû porter l’immortalité pour nous ?

Lorsque vous prononcez si vite qu’il est indifférent qu’une main amie détruise, ou qu’une main ennemie et jalouse conserve nos productions médiocres, vous allez au delà de votre propre système. Ces morceaux, qui pourraient honorer un homme ordinaire, déprisent un habile homme. On dit : Il a fait de belles choses : d’accord ; mais il en a fait aussi de mauvaises. Sans aucun égard à la considération future, l’éloge précédent ne vaut pas celui-ci : Il a fait de belles choses, et il n’en a fait que de belles. C’est que dans la carrière que nous courons l’un et l’autre, tout ce qui n’ajoute pas diminue.

Encore un moment de patience et je finis. Il ne faut pas avoir fait un grand pas dans le système intellectuel pour sentir qu’on est en effet où l’on croit être ; puisqu’on y pleure, on s’y venge, on y rit, on y jouit, on y exerce toute sa bonté, toute sa méchanceté morale. On y converse aussi réellement avec les morts qu’avec les vivants, pas plus ni moins réellement avec les vivants qu’avec ceux qui sont à naître ; avec le passé et l’avenir, qu’avec le présent ; et c’est un évoqueur d’ombres, un poëte qui me donne la peine d’écrire ces trivialités. Lorsque votre âme haletait, que votre poitrine s’élevait, que vous pâlissiez, que vous parliez à votre ouvrage, il n’y avait que votre ouvrage et vous. Lorsque, incertain si vous laisseriez votre ouvrage dans l’atelier ou si vous l’exposeriez au Salon, vous évoquâtes autour de lui vos contemporains et vos rivaux, il n’y avait encore réellement dans l’atelier que votre ouvrage et vous. Il ne vous en aurait pas coûté davantage pour augmenter votre compagnie idéale de celle de vos prédécesseurs et de vos neveux. Les juges que vous avez négligés valaient bien les autres.

D’où je conclus que le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité émeuvent le cœur et élèvent l’âme ; que ce sont deux germes de grandes choses, deux promesses aussi solides qu’aucune autre, et deux jouissances aussi réelles que la plupart des jouissances de la vie, mais plus nobles, plus avantageuses et plus honnêtes.

Reprenez mes petits feuillets, placez-les devant vous avec cette lettre, et vous aurez à peu près tout ce que je pense du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité.

N. B. 1o Que lorsque je m’applique à moi-même la meilleure partie des choses que j’avance sur ces deux belles ivresses, c’est que présentées sous cette forme propre et personnelle, elles en deviennent plus énergiques. Autre chose est de parler d’un sentiment qu’on éprouve soi-même, qui vit, qu’on reconnaît au fond de son âme, autre chose est de parler d’un sentiment étranger et qu’on suppose dans l’âme des autres. La certitude que les siècles futurs s’entretiendraient aussi de moi, qu’ils me compteraient parmi les hommes illustres de ma nation, et que j’aurais honoré mon siècle aux yeux de la postérité, me serait, je l’avoue, infiniment plus douce que toute la considération actuelle, tous les éloges présents ; mais il s’en manque beaucoup que je l’aie. Si l’histoire des lettres m’accorde une ligne, ce n’est pas au mérite de mes ouvrages, c’est à la fureur de mes ennemis que je la devrai. On ne dira rien de ce que j’ai fait, mais on dira peut-être un mot de ce que j’ai souffert. Adieu, mon ami, bonsoir ; vous m’avez fait écrire un jour et une nuit tout de suite.

2o Que les vérités du sentiment sont plus inébranlables dans notre âme que les vérités de démonstration rigoureuse, quoiqu’il soit souvent impossible de satisfaire pleinement l’esprit sur les premières. Toutes les preuves qu’on en apporte, prises séparément, peuvent être contestées, mais le faisceau est plus difficile à rompre. Quand vous aurez brisé tous mes bâtonnets, je n’en soupirerai pas moins après l’immortalité, je n’en respecterai pas moins la postérité. Je vous dirai toujours ce que Chaulieu se disait à lui-même sur la perte du marquis de La Fare, son ami :


Et que peut la raison contre le sentiment ?
Raison me dit que vainement
Je m’afflige d’un mal qui n’a point de remède ;
Mais je verse des pleurs dans le même moment,
Et sens qu’à ma douleur il vaut mieux que je cède.


S’il était vrai, comme je le pense, qu’il serait difficile de faire un beau bas-relief avec les natures communes de Greuze, j’aurais peut-être bien de la peine à le prouver. Presque toutes les questions de goût et toutes celles de la morale délicate en sont là, il est facile d’en plaisanter impossible de n’y pas croire. Le cœur et la tête sont des organes si différents ! Et pourquoi n’y aurait-il pas quelques circonstances où il n’y aurait pas moyen de les concilier ? Prouvez-moi bien l’inutilité, la folie de mes regrets, et vous n’obtiendrez de moi, pour prix de toute votre éloquence, que le silence et un soupir. Bonsoir encore.

Je disais à M. de Montamy, occupé de la recherche des couleurs pour la peinture en émail : « Mon ami, vous serez arrêté au milieu de vos travaux. — Eh ! qu’est-ce que cela fait ? me répondit-il, cela ne sera pas perdu. »


V


Mars 1766.


J’ai reçu, cher ami, votre réponse ; si vous avez eu autant de plaisir à l’écrire que moi à la lire, vous devez être assez content de vous.

Il y a tout plein de choses fines, il y en a de fortes, il y en a d’ironiques, il y en a d’agréables ; vous êtes un diable de serpent qui vous tortillez autour de moi en cent façons diverses. Mais si je puis une fois prendre le serpent par le cou, je le serrerai si fort, si fort !…

À vue de pays, il y a bien quelques bêtises par-ci par-là dans mon ami Pline ; mais puisque vous vous êtes donné la peine de le lire pour l’attaquer, il faudra bien que je prenne celle de le lire pour l’abandonner ou le défendre.

Par hasard, n’auriez-vous pas sauté à pieds joints par-dessus une infinité de jugements très-sains, très-justes, très-délicats, que j’ai quelque mémoire d’y avoir lus, pour appuyer votre furie sur trois ou quatre phrases mal dites, mal tournées ?

Pour Voltaire, il est assez impossible de le défendre : il ferait fort bien de se corriger. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que quand il prononce sur l’idéal d’un morceau, sur les caractères, les expressions, les passions et quelques autres parties qui ne tiennent point essentiellement au technique, il prononce de manière à ne rien redouter. Tout le technique possible ne supplée pas à ces qualités, sans lesquelles le morceau est froid et maussade. Et ces qualités, quand elles sont dans un morceau, peuvent quelquefois pallier le vice du technique, à moins que ce vice ne soit effroyable. C’est un homme qui dit de belles choses, et qui les dit en mauvais termes ; c’est Rouelle qui, en appliquant les principes de l’art aux phénomènes du monde, dit : Je venions, j’allions. J’admire son génie en riant.

Je vous reprendrai, cela est sûr. S’il ne s’agissait que de mettre mes raisons à l’abri de vos insultes, ce serait demain ; mais il faut que je lise, et il y a bientôt vingt ans que je ne lis plus.

Bonsoir, mon ami. Vous devez m’aimer à la folie de vous avoir fait faire le morceau que vous m’avez envoyé. Je ne veux plus que vous écriviez davantage ; vous finiriez par avoir toutes sortes de supériorités sur moi.

Bonsoir. Ah ! si vous saviez de quoi je m’occupe et dans quelles circonstances je reçois votre papier ! J’arrive à onze heures ; je vous lis rapidement ; je vous relirai une fois, deux fois, trois fois ; mais il faut auparavant que j’intercale des papiers blancs entre vos feuillets afin de jeter mes observations tout contre les vôtres.

Bonsoir, encore une fois. Si je rejette les yeux sur votre lettre, adieu le reste de la nuit.


VI


Mai 1766.


Ce ne fut point le retour des Grecs, mais ce fut le spectacle de la misère des Troyens, après l’entière destruction de leur ville, instant propre à fournir une grande variété d’incidents, scène vraiment déplorable, que Polygnote se proposa de peindre dans son tableau si mal nommé, si bien décrit par Pausanias et si mal entendu par le comte de Caylus[26].

Pour faire valoir Polygnote, le comte de Caylus n’avait qu’à se conformer à la description de Pausanias et employer un artiste intelligent ; mais il a tout gâté en cherchant à épargner au peintre des inepties qui n’étaient que dans sa tête.

Je ne dirai rien de Polygnote ni comme dessinateur, ni comme perspecteur, ni comme coloriste ; mais je ne craindrai point d’assurer, sur son tableau, que c’est une des plus belles imaginations que je connaisse.

Pausanias n’est point un enthousiaste. C’est un homme froid, qui regarde froidement, qui écrit froidement, qui rompt sans cesse sa description par des traits d’érudition qui expliquent le tableau de Polygnote, mais qui en détruisent l’entente. Il ne dit pas un mot des passions, du mouvement, des expressions, des caractères ; cependant l’idée qu’il laisse est grande. Si un tableau moderne eût passé par les mains d’un Pausanias, je vous demande ce qui en resterait ? Un peintre habile peut sans doute concevoir une belle chose d’après une mauvaise description, mais en revanche une mauvaise description peut réduire à rien un chef-d’œuvre de peinture.

Vous dites que l’art était dans son enfance au temps de Polygnote, et vous comparez les éloges de ses contemporains à ceux que nous avons prodigués autrefois à tant de poètes dont on ne parle plus ; peut-être avez-vous raison ; mais l’art enfant ose-t-il tenter des compositions énormes, et quand il s’en avise, sait-il y garder autant de convenances, y montrer autant de choix, d’intelligence et de goût qu’on en voit dans le tableau de Polygnote ? Homère, quand il est beau, n’est ni plus sage, ni plus beau que Polygnote.

Il y a, ce me semble, dans les arts plusieurs choses qui marchent d’un pas égal. Au temps où la partie de l’exécution est misérable, le choix de l’instant est mauvais, les incidents sont pauvres, les actions insipides, les figures et les caractères ridicules. La description de Pausanias ne laisse soupçonner à Polygnote aucun de ses défauts. Quoi qu’il en soit, la voici cette description, plate, froide et rigoureuse comme vous la désirez.

Vous avez cru que Pausanias avait d’abord fixé son œil au centre du tableau, et que de là ses regards et sa description s’étaient répandus à droite, à gauche, sur le devant, sur le fond, sur toute la composition ; rien de cela. Il a tout bonnement commencé par la gauche et fini par la droite, comme vous allez voir, et comme je m’en étais douté.

À gauche, oui à gauche, quoique Pausanias ne le dise pas, on voit la mer et son rivage. Au bord de la mer, un seul vaisseau. Ce vaisseau est celui de Ménélas, et Ménélas celui des Grecs le plus embarrassé de son rôle, et le plus empressé de partir. Il avait recouvré sa femme ; mais cette femme coûtait bien cher à la Grèce. Il y a du jugement et de la finesse à n’avoir montré que le vaisseau de Ménélas. Celui qui ne le sentira pas ne sait ce que c’est que l’esprit de la composition.

Sur ce vaisseau, des enfants mêlés avec les matelots ; au centre, le pilote Phrontis disposant les rames. Au-dessous du pilote, Ithæmènes avec des nippes ; sur la planche qui conduit du rivage au vaisseau, Echœax qui passe et porte une urne d’airain. Première masse.

Et cet Echœax passant sur la planche avec son urne d’airain vous semble de l’origine de l’art ? À la bonne heure.

Non loin du vaisseau, Politès, Strophius et Alphius enlèvent la tente de Ménélas. Amphialus détend une autre tente, et le peintre a assis à terre un enfant aux pieds de ce dernier. Deuxième masse.

Ensuite on voit une femme, et une femme qui se pique de beauté, un guerrier et le guerrier le plus ferme des Grecs, avec un jeune homme admirant la beauté d’Hélène. La femme est Briséis, le guerrier Diomède, le jeune homme Iphis. Briséis est debout. Diomède est derrière elle, Iphis groupe avec eux. Troisième masse.

Hélène est assise, elle est servie par Électre et Panthalis. Panthalis debout la soutenant, tandis qu’Électre accroupie lui rattache sa chaussure. Cependant, elle écoute Eurybates qui lui parle de la délivrance d’Æthra ; Æthra, mère de Thésée, et Démophon, fils de Thésée, sont là. Æthra a la tête rase et Démophon pensif semble s’occuper des moyens de ravir son aïeule paternelle à l’esclavage. Quatrième masse.

Et ce contraste de Briséis avec Hélène assise, et ces suivantes d’Hélène, et leurs fonctions, et la maîtresse qui donne audience tandis qu’on la chausse, tout cela vous paraît de l’origine de l’art ? Ainsi soit-il.

Au-dessus d’Hélène, on voit assis à terre un homme plongé dans la tristesse la plus profonde. C’est Hélénus, fils de Priam. Il a près de lui Mégès blessé au bras. Lycomèdes, fils de Créon, blessé à l’articulation de la main droite avec le bras, à la tête et au talon ; et Euryalus, fils de Mécistéus, blessé à la tête et à l’endroit où le bras se joint à l’épaule. Tout le groupe est sur le fond, au delà d’Hélène. Cinquième masse.

Proche de ces blessés, Polygnote montre des captives qui se désolent. Entre ces captives, on discerne Andromaque, les mamelles découvertes, avec son enfant qui s’attache à elle comme s’il était menacé d’en être arraché ; Médésicaste, une des filles de Priam, et Polyxène. Andromaque et Médésicaste ont un voile sur la tête. Polyxène a la chevelure renouée à la manière des filles. Sixième masse.

Mon ami, il ne me faut à moi que ce voile et ces cheveux renoués pour m’apprendre que le grand goût de la peinture était au temps de Polygnote.

On voit ensuite Nestor, le casque en tête et la lance au poing, et, proche de lui, un cheval en liberté qui s’ébat sur les sables du rivage.

Non loin de Nestor et à l’opposite du cheval qui s’ébat, Néoptolème a égorgé Élassus qu’on voit expirant, et il frappe de son épée Astynoüs qui est tombé sur les genoux. Septième masse.

Songez que ce Néoptolème, le seul qui tue, était fils d’Achille. Voilà des convenances bien profondément réfléchies, de la poésie bien vraie et bien forte pour un art naissant.

Qu’imaginerait-on de mieux aujourd’hui ?

Au-dessus des captives interposées entre Æthra et Nestor, Polygnote a peint Clymène, Aristomaque, Créuse, Xénodice, autres captives ; et au-dessus de celles-ci, il a répandu sur une couche Déinomé, Métioché, Pisis et Cléodice.

Plus sur la droite et le fond, Épéus, nu, s’occupe à mettre à ras de terre un endroit des murs de Troie. On n’aperçoit au-dessus des ruines que la tête du cheval de bois.

Que voulez-vous que je pense de l’art avec lequel les petits groupes s’entrelacent entre les grandes masses et les lient ? Cela me paraît bien savant pour des écoliers ? Mais arrêtez-vous un moment sur ce qui suit.

Vers cet endroit on voit et Polypœtès, fils de Pirithoüs, le front ceint d’une bandelette ; et Acamas, fils de Thésée, la tête couverte d’un casque à panache ; et Ulysse avec sa cuirasse, et Ajax, fils d’Oïlée, le bras passé dans son bouclier. Celui-ci s’avance vers un autel, et se dispose à faire le serment, avant que d’immoler Cassandre qu’on voit renversée à terre serrant le palladium qui était resté entre ses bras lorsque Ajax arracha cette femme de l’autel sur lequel il était posé. Ajax a encore autour de lui et les fils d’Atrée, et Ménélas ; les fils d’Atrée le casque en tête, Ménélas, reconnaissable au serpent qui décore son bouclier. Ils défèrent le serment à Ajax. Neuvième masse.

Et c’est un artiste commun qui a imaginé et ordonné cette scène ?

Sur l’autel, vers lequel les généraux s’avancent et qu’un tout jeune enfant tient embrassé, le peintre a placé une cuirasse antique. Mon ami, comme cela est simple et noble ! Plus je médite le fond et les accessoires de ce morceau, plus l’intelligence de la composition pittoresque me paraît avancée.

Au delà de cet autel Laodice est debout, et au delà de Laodice, mais tout proche d’elle, on voit un grand bassin ou lavacre sur un piédestal de pierre ; Méduse, fille de Priam, tout à fait renversée, serre le piédestal de ses deux mains. Il y a près d’elle une vieille femme, ou peut-être un eunuque, la tête rase. Cette figure tient un enfant sur ses genoux, et cet enfant effrayé se couvre les yeux de ses deux mains. Dixième masse.

C’est sur le reste de l’espace que le peintre a disposé des cadavres ; on y voit celui de Pélis, nu et couché sur le dos. Au-dessus celui d’Eïonée et celui d’Admète, qu’on n’a point encore dépouillés. Au-dessus, d’autres cadavres. Proche du piédestal de pierre, au-dessous du lavacre, celui de Léocritus qu’Ulysse avait égorgé. Au-dessus d’Eïonée et d’Admète, celui de Corœbus, fils de Mygdon, et celui d’Érétus. Vers le cadavre de Corœbus, on voit Priam, Axion et Agénor. Proche d’eux, Sinon, compagnon d’Ulysse, et Anchialus traînant le cadavre de Laomédon. Onzième masse.

Vous avez beau dire, mon ami, cela effraye. Le peintre termine sa composition par montrer le vestibule et la porte de la maison d’Anténor. On voit encore à la porte la peau de léopard suspendue, signe dont il convint avec les Grecs pour que ses foyers fussent reconnus et épargnés. C’est là que le peintre a placé Théano avec ses enfants Glaucus et Eurymachus, l’un assis sur une cuirasse, l’autre sur une pierre. Proche d’eux Anténor et Crino sa fille. Crino tient son enfant entre ses bras, l’expression de la douleur n’est aussi forte dans aucune autre figure ; c’était par la trahison de son père que Troie avait été prise et saccagée. Des domestiques d’Anténor chargent sur un âne une cruche couverte d’osier, et d’autres bagages ; ils ont assis entre la cruche et le bagage un jeune enfant. Douzième masse.

Toutes ces scènes se passent à la fois entre le rivage de la mer et les ruines de Troie.

Si vous voulez vous en donner la peine, nous ne tarderons pas à voir ce tableau peu différent de la manière dont Polygnote l’exécuta[27]. Les lois du technique ne laissent guère aux figures d’un groupe et de différents groupes qu’un seul plan, une seule place à remplir. Essayez seulement et ne soyez plus surpris que Polygnote jouît de son temps de la plus grande réputation, et qu’il l’ait conservée jusqu’au temps de Pausanias.


VII


Juillet 1766.


Ecce iterum Mathanasius.

Je reviens à Polygnote, et je reprends la baguette du moine qui montre aux badauds le trésor de Saint-Denis.

Le lieu de la scène est entre les ruines d’une grande ville et la mer ; c’est, ce me semble, un assez beau site.

On voit au bord de la mer un seul vaisseau, et c’est celui de Ménélas ; j’ai dit qu’il y avait de la finesse à avoir imaginé cet incident ; et je vous demande à vous-même si vous l’eussiez trouvé, si vous eussiez senti que Ménélas devait être entre tous les Grecs le plus embarrassé de son rôle et le plus pressé de partir ; et si vous vous fussiez servi de cet idéal pour désigner l’instant de votre composition ? Soit que vous me répondiez oui, soit que vous me répondiez non, je n’en estimerai pas moins Polygnote.

Sur la planche qui joint le vaisseau au rivage, on voit passer Echœax portant une urne d’airain entre ses bras. Je vous ai demandé si cette figure vous semblait de l’origine d’un art naissant et grossier ? À cela que me répondez-vous ? Que vous ne savez ni où ni quand cela vous a semblé ; ce qui ne signifie rien. Vous ajoutez que mon observation n’est pas d’un artiste : tant pis pour l’artiste, s’il arrive qu’elle soit d’un homme de goût. Partout où il y a des urnes, et des urnes d’airain, des lavacres élevés sur des piédestaux, des trépieds soutenus par des enfants, des casques décorés de serpents, des boucliers enrichis de bas-reliefs, des coiffures de têtes élégantes, le goût de la décoration a fait des progrès. Cependant ce goût étant le reflet des beaux-arts perfectionnés sur les ustensiles communs de la vie, il doit être et il est le dernier qui se produise ; d’ailleurs, cet Echœax passant et portant son urne entre ses bras est une figure élégante, noble, et liant bien la composition.

Amphialus, détendant seul une tente à côté de Politès, de Strophius et d’Alphius occupés à une pareille fonction, eût été mesquin. Qu’a fait le peintre ? Il a assis à terre à côté de lui un des enfants de ce soldat.

Je reviens sur les admirateurs d’Hélène. C’est Briséis, maîtresse d’Achille et belle femme sans doute ; c’est le féroce Diomède, c’est le jeune Iphis ; pouvait-on s’y mieux prendre pour me donner une haute idée des charmes d’Hélène que d’attacher sur elle les regards du désir, de la férocité et de la jalousie ? Cela n’est-il pas du meilleur goût ? Est-il possible que l’artiste ait su si bien choisir ses admirateurs, sans avoir conçu trois sortes d’admiration, et sans s’être occupé de les rendre ? C’est une absurdité que de le dire.

Le groupe d’Hélène est charmant et l’Albane n’a rien inventé de plus noble, de plus gracieux. Elle est assise ; une suivante la soutient, une autre prosternée relie sa chaussure, cependant elle donne audience à un envoyé d’Agamemnon. Ne reconnaissez-vous pas là jusqu’à la petite impertinence d’une belle femme ?

Eurybates redemande à Hélène Æthra, une de ses esclaves ; et cette demande donne à cet incident le caractère général du sujet.

Et ce Démophon pensif, qui au milieu des scènes de douleurs qui l’environnent songe au moyen d’enlever à l’esclavage son aïeule paternelle à côté de laquelle il est assis, prouve, ce me semble, que Polygnote s’entendait en choix d’actions, de caractères, d’expressions et de passions. Il serait bien singulier que vous aimassiez mieux vous en rapporter au jugement suspect d’un littérateur qu’à la composition même de l’artiste.

Mais que voit-on ensuite ? C’est Hélénus, un des fils de Priam, plongé dans une tristesse profonde. C’est Pausanias qui le dit. Est-ce que la tristesse n’est pas une passion ? Est-ce qu’elle n’a pas son expression ? Le fils d’un roi ! le successeur à un trône renversé conduit à l’esclavage ! il avait bien raison d’être profondément affligé.

De qui cet Hélénus est-il entouré ? de ceux qui ont exposé leur vie pour la défense de son père, de Mégès, de Lycomèdes, d’Euryalus, tous blessés.

Hélénus, fils de Priam, se discerne entre les captifs ; Andromaque, femme d’Hector, Polyxène et Médésicaste, filles de Priam, se discernent entre les captives.

Et vous comparez une composition aussi sagement raisonnée à une de nos tapisseries gothiques ? Comparez, mon ami, comparez ; vous me ferez sourire, et puis c’est tout.

On n’a point donné d’action à Nestor. C’est un vieillard qui se repose sur sa lance ; mais à côté duquel le peintre a placé un cheval en liberté, qui s’ébat sur le sable. Vous n’êtes pas homme à n’être pas touché de ces convenances. Ayez donc la bonne foi d’en convenir.

Mais à côté de ce vieillard en repos et de cet animal qui s’ébat, que nous a montré Polygnote ? Néoptolème qui vient d’égorger Élassus et qui égorge Astynoüs ; Élassus expirant, Astynoüs tombant sur ses genoux. Vous n’êtes pas homme à n’être pas touché de ce contraste. Ayez donc la bonne foi d’en convenir.

Mon ami, c’est une belle idée que ce Néoptolème seul qui tue ; c’est un enfant violent qui poursuit la vengeance de la mort de son père. Son père dit, dans le poëte, à un fils de Priam qui lui demande grâce : Patrocle est bien mort, et tu crains de mourir. Néoptoléme dit à un autre enfant de Priam : Achille, mon père, est bien mort, et tu crains de mourir. Voilà la peinture luttant contre la poésie, et contre la plus forte poésie qui ait encore existé.

Polygnote avait assis à terre des captives ; s’il en forme un autre groupe, il les assied sur une couche, sur un matelas du temps. Voilà de la vérité, je crois, et de la variété. Mais quel est cet homme nu que je vois seul ? C’est Épéus qui achève de renverser un endroit des murs de Troie. Autre fonction qui achève aussi de fixer le sujet et l’instant.

C’était une vilaine chose à peindre qu’un cheval de bois. Qu’a l’ait l’artiste ? Il cache cet objet entre les ruines, il n’en laisse apercevoir que la partie supportable, la tête. Quoi ? le goût aurait fait tant de chemin, et la partie du dessin et de l’expression serait demeurée en arrière ! Cela se peut, mais cela ne se croit pas. Une tapisserie gothique ne manquerait pas de montrer tout le cheval.

Depuis le vaisseau de Ménélas jusqu’à cet endroit du tableau, l’intérêt marche en croissant. Parvenus au centre de la composition qu’y verrons-nous ? Huit à dix guerriers debout, s’avançant vers un autel et se disposant à une cérémonie terrible et solennelle.

C’est Polypœtès, fils de Pirithoüs, le front ceint d’une bandelette.

C’est Acamas, fils de Thésée, la tête couverte d’un casque à panache.

C’est Ulysse avec sa cuirasse.

C’est Ajax, fils d’Oïlée, le bras gauche passé dans son bouclier.

Ce sont les fils d’Agamemnon avec leurs armes.

C’est Ménélas avec le serpent qui décore les siennes.

Que dites-vous de ce groupe ! que dites-vous de ce front ceint de bandelettes ! que dites-vous de toute cette variété d’ajustements !

Mais que font-ils là ces guerriers ? Ils défèrent le serment et le sacrifice de Cassandre au fils d’Oïlée.

Sur quoi va-t-il jurer ? sur une cuirasse antique.

Et que fait Cassandre ? Où est-elle ? Elle est renversée à terre tenant entre les bras ses dieux tutélaires de Troie.

Je vous laisse le choix entre tous les tableaux que vous connaissez, pour me trouver l’exemple d’un pareil groupe… Encore une fois, est-ce l’art naissant qui imagine et qui ordonne une pareille scène ?

                      Credat Judæus Apella ;
Non ego.
[28]

Avant cette masse principale, Epéus arrasant les murs de Troie. Petit groupe de repos.

Avant Néoptolème égorgeant Élassus et Astynous, Nestor appuyé sur sa lance, et un cheval qui s’ébat. Autre petit groupe de repos.

Autour d’Hélène donnant audience à Eurybates, les blessés, les captifs et autres groupes de repos.

Suivez la composition depuis Phrontis ou le vaisseau jusqu’aux ruines, et vous sentirez bien mieux que moi avec quel art les actions et le repos sont mélangés, le bruit et le silence se succèdent.

Après la grande masse des guerriers, Laodice debout devant le lavacre, le pied du lavacre embrassé par Méduse, fille de Priam ; proche de Méduse une vieille ou un eunuque tenant sur ses genoux un enfant effrayé. Autre groupe de repos.

Mais me trompai-je ? Est-ce que ce lavacre n’est pas noble ? Est-ce qu’il n’y a pas une variété et une entente singulières dans ce groupe ? Est-ce que vous n’en ferez pas un bas-relief admirable ?

Sur l’espace le plus voisin des ruines, le peintre a disposé des cadavres : celui de Pélis nu et couché sur le dos, ceux d’Eïonée et d’Admète qu’on n’a point encore dépouillés ; celui de Léocritus sous le lavacre, plus loin ceux de Corœbus et d’Erésus.

Cette composition est énorme ; c’est un assez plat homme qui nous l’a transmise : comment se fait-il qu’on n’y remarque ni monotonie, ni embarras, ni obscurité, ni vide, ni contradiction ?

C’est ici que le peintre a placé les vieillards Axion, Agénor et Priam[29].

Voyez quelle est la position du vieux et malheureux Priam ; il est sous les ruines de sa capitale, et il a sous les yeux le cadavre de son père qu’on traîne, le cadavre de son beau-frère, sa fille prête à être immolée ; l’un de ses enfants expirant, un autre égorgé. Imaginez, si vous l’osez, quelque chose de plus effroyable.

Cependant un vestibule conduit, à travers les ruines, à la maison d’Anténor. On la reconnaît à la peau de léopard suspendue à la porte.

C’est là qu’est le petit groupe de Théano et de ses deux enfants, Glaucus et Eurymachus, l’un assis sur une cuirasse, l’autre sur une pierre.

On voit proche d’eux le traître Anténor et Crino sa fille. Crino tient son enfant entre ses bras, et Pausanias dit que l’expression de la douleur n’était aussi forte dans aucune autre figure. Avoir pensé à nous montrer une femme plus sensible au déshonneur qu’à l’esclavage ou à la mort, c’est une idée sublime, ou il n’y en a point.

La composition se termine par des domestiques d’Anténor qui chargent sur un âne une cruche couverte d’osier et d’autres bagages, entre lesquels ils ont assis un jeune enfant.

C’est donc entre Phrontis qui dispose le vaisseau de Ménélas à partir, et les domestiques d’Anténor qui chargent sur un âne une cruche et du bagage, que Polygnote a renfermé son sujet. Comme cela est bien entendu ! comme cela est sage !

Prenez votre partie là-dessus : ou il y avait eu avant Polygnote une infinité de peintres dont les noms sont tombés dans l’oubli, ou Polygnote est dans son genre un homme presque aussi étonnant qu’Homère.

Consultez l’histoire des beaux-arts chez toutes les nations, et vous y verrez l’architecture, la peinture et la sculpture devancer de bien loin dans leurs progrès l’éloquence et la poésie : or, la Grèce avait de grands poètes avant Polygnote. Concluez.

Il y a dans Homère des descriptions de trépieds, d’ustensiles, soit à l’usage des temples, soit à l’usage des camps, soit à l’usage des maisons, de la plus grande richesse d’ornements et de goût ; or, le progrès de la décoration n’est que le dernier reflet des beaux-arts sur les choses d’un usage commun. Concluez.

Je passe maintenant aux réflexions que vous avez faites sur ma pauvre traduction littérale de Pausanias.

J’ai dit qu’un voile bien jeté, des cheveux renoués avec élégance me désignaient suffisamment le goût d’une nation soit en peinture, soit en sculpture, soit en poésie ; vous me répondez qu’à vous, il faut bien autre chose ; c’est que vous n’avez pas assez senti tout ce que ces bagatelles apparentes entraînent, et lorsque vous convenez qu’au temps de Polygnote, l’élégance des vêtements, des ustensiles et de la décoration pouvait être de mode, j’en aurais plutôt conclu que les beaux-arts tombaient vers leur déclin, que d’en être à leur origine. De bonne foi, lorsqu’une nation a produit un chef-d’œuvre d’éloquence et de poésie, croyez-vous qu’elle puisse admirer une sottise en peinture ? Quand on a les scènes, les images et les imitations d’Homère dans la tête, croyez-vous qu’on puisse se contenter des figures du portail de Notre-Dame ? Nous n’avons pas, vous et moi, la même idée du talent de bien peindre. Je pense très-sérieusement qu’un tableau est capable de produire la sensation la plus violente, sans la magie de la couleur, et sans celle de la lumière et des ombres ; et il me semble qu’un statuaire devrait être de mon avis.

Je ne me suis point proposer d’élever aux nues le tableau de Polygnote. Je n’ai point l’antiquomanie ; je n’ai rien imaginé, et je vous défie de citer un mot qui soit de supposition gratuite.

Il est bien singulier que vous ne nous soyez pas plutôt servi de la composition de Polygnote pour donner un coup de fouet de plus à Pline que de m’objecter son autorité dont vous ne faites aucun cas.

Êtes-vous bien sur d’entendre ce que Plutarque a voulu dire par savoir peindre les ombres ? Pourquoi Plutarque n’aurait-il pas dit une sottise en peinture ? Pourquoi le traducteur n’aurait-il pas fait dire une sottise à Plutarque ? Si je vous objecte le témoignage des hommes de lettres, ce sont des sots ; si vous me les objectez, ce sont des gens d’esprit. On ne saurait avoir plus d’adresse et moins de bonne foi. Si j’en avais le temps, je vous dirais : Laissons là tous ces bavards, et faisons l’histoire des beaux-arts depuis Homère jusqu’à Polygnote par les monuments ; et j’entends par les monuments, l’éloquence, la poésie, les mœurs, les usages, les coutumes, le goût, les vêtements, la décoration, les édifices, les ustensiles, la raison. Il ne me faut qu’une pierre gravée ; le plus mauvais tableau qui se fasse aujourd’hui démontre qu’il y a longtemps qu’on en sait faire de beaux.

Polygnote a conservé sa réputation en peinture jusque sous les plus beaux temps des arts en Grèce. Ses tableaux subsistaient ; s’ils eussent été mauvais, les Grecs ne les auraient pas plus admirés que nous n’admirons des tapisseries gothiques auxquelles vous les comparez. Qui est-ce qui s’avise aujourd’hui de mettre Jean Cousin sur la ligne de Lesueur ou du Poussin ? Eh ! plût à Dieu que les préjugés populaires ne fussent pas plus tenaces en morale qu’en peinture.

Il est aussi aisé de faire un tableau sublime sans couleur, sans tons savants, sans clair-obscur, que d’en faire un sot avec tout cela.

Allons donc, vous faites mille fois trop d’honneur aux poètes, lorsque vous dépouillez Polygnote de ses idées pour les leur accorder. Vous verrez que le groupe de ses guerriers devant l’autel n’est pas de lui ; que c’est un autre qui a imaginé de faire traîner sous les yeux du vieux Priam le cadavre de son père Laomédon, etc.

Je n’ai rien prêté, je n’ai rien ôté à Polygnote, j’ai écarté des détails d’érudition qui obscurcissaient l’entente de son tableau. Il y a des misères dans l’original, dites-vous ; eh bien ! je vous prie de m’en citer une.

Il ne s’agit pas, cher ami, de transformer en une composition sublime une tapisserie gothique par une description artificieuse, mais de faire trouver sublime cette tapisserie à ceux qui ont actuellement sous les yeux les chefs-d’œuvre de Raphaël, de Carache, de Corrège, de Guide, de Titien. Voilà le cas des Grecs par rapport à Polygnote.

Tout homme qui sent vivement et qui est digne de regarder des tableaux, des statues, et de lire des poètes, s’expose à faire le rôle de Mathanasius, et il est toujours honnête à son ami de l’en avertir.

Il ne s’agit pas de savoir si Polygnote a fait un trait de génie de ne montrer sur le rivage que le vaisseau de Ménélas, mais si celui qui trouve que l’artiste a senti finement, et qu’il a montré un goût, un esprit peu commun en hâtant le départ de Ménélas et de sa belle exécrable, est aussi plat que le commentateur de Catho, belle bergère, dormez-vous, et c’est ce que je vous demande afin de savoir si je dois m’appeler Mathanasius ou Dionysius Diderot Halicarnassensis.

Eh ! mon ami, je ne confonds point la pensée d’un tableau avec son exécution ; et il y a longtemps que je sais que l’une de ces choses est à l’autre comme la versification à la poésie.

Sans technique, point de peinture, il est vrai ; mais que m’importe la peinture sans idées ; et à tout prendre j’aime encore mieux des idées que la couleur ; en prenant les mots dans toute leur rigueur, il me semble que vos bas-reliefs se passent plus aisément de couleurs que les compositions de Robert (j’écris le premier qui me vient) ne se passent d’idées.

Vous m’exhortez de relire Pausanias pour savoir à qui appartient l’idée de Néoptolème continuant le massacre des Troyens après la ruine de leur ville. Je relis et je vois qu’elle appartient à Polygnote, et qu’il y a là quelque platitude du traducteur qui vous en a encore imposé.

Ce que vous dites sur la bêtise du traducteur latin de Pausanias, sur la bêtise du traducteur français de la traduction latine de cet auteur, sur les inepties du comte de Caylus, est d’une modération dont on doit vous savoir gré.

Vos dernières lignes sur la manière dont il convient à d’honnêtes gens de discuter les questions problématiques, en quelque genre que ce soit, sont admirables ; mais, mon ami, nos opinions sont nos maîtresses ; et où est l’amant qui souffre patiemment qu’on lui dise que sa maîtresse est laide ? Je ne connais que la haine théologique qui soit aussi violente que la jalousie littéraire.

Voilà mes répliques aux observations que vous avez faites sur les endroits de ma description qu’il vous a plu d’attaquer. Adieu, portez-vous bien ; je vous aime de tout mon cœur ; mais laissez-moi respirer : si vous n’y prenez garde, vous me tuerez.


VIII.

(avec des observations de falconet.)


Septembre 1766.


Voici des observations sur votre réponse à quelques-unes de mes pensées sur le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité.

J’ai dit : « Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Or le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité tendent à émouvoir le cœur et à élever l’âme. » Ce que j’ai prouvé par l’énumération des vues principales dont ce sentiment et ce respect étaient accompagnés. Or, parmi ces vues principales, il n’y a pas un mot du mépris de l’espèce humaine. Je n’en ai donc pas fait une conséquence de mon principe, mais vous avez brouillé ensemble deux raisonnements, ce qui n’est pas d’une bonne logique.

J’ai dit : « L’éloge de la postérité est une portion de l’apanage de l’homme bienfaiteur de l’espèce humaine. » D’où j’ai conclu que l’homme bienfaiteur qui dédaignait cette portion de son apanage avait du mépris pour l’espèce humaine parce que le dédain de l’éloge supposait le mépris du panégyriste. Pour bien répondre au raisonnement, il fallait nier la mineure, et nier la conséquence pour bien répondre au second. Vous n’avez fait ni l’un ni l’autre. Donc ces deux raisonnements restent sans réponse ; et voilà de la logique[30]?

Permettez, mon ami, que je m’arrête un moment sur la différence des syllogismes de l’orateur et du philosophe ; le syllogisme du philosophe n’est composé que de trois propositions sèches et nues, de l’une desquelles il se propose de prouver la liaison ou la vérité par un autre syllogisme pareillement composé de trois propositions sèches et nues, et ainsi de suite pendant tout le cours de son argumentation. L’orateur, au contraire, charge, orne, embellit, fortifie, anime, vivifie chacune des propositions de son syllogisme d’une infinité d’idées accessoires qui leur servent d’appui. L’argument du philosophe n’est qu’un squelette ; celui de l’orateur est un animal vivant ; c’est une espèce de polype. Divisez-le, et il en naîtra une quantité d’autres animaux. C’est une hydre à cent têtes. Coupez une de ces têtes, les autres continueront de s’agiter, de vivre, de menacer. L’animal terrible sera blessé, mais il ne sera pas mort, prenez garde à cela[31].

Vous me demandez si celui qui marie deux ou trois cents filles sans rien laisser pour marier leurs enfants peut être accusé d’un mépris cruel de l’espèce humaine. Je vous réponds que cette comparaison a quelque chose de louche pour moi ; que celui qui marie les mères s’occupe de la postérité, que celui qui serait assez généreux pour assurer la dot des enfants s’en occuperait davantage[32].

Si pour mieux mériter l’éloge de tous ceux qui pourront voir mes ouvrages, ajoutez-vous, je veux égaler ou surpasser des rivaux que j’admire, si la pensée du présent remplit assez mon urne pour qu’elle ne voie point actuellement l’avenir, j’ai un mépris cruel pour l’espèce humaine ?

Ce n’est point précisément sous ce coup d’œil que j’ai cru que l’espèce humaine était méprisée. Il y a des idées d’où le mépris de l’espèce humaine se conclut ; et il y en a d’autres d’où il ne se conclut pas. Il y a des moments où le grand homme ne pense point au jugement des siècles à venir sans le dédaigner ; il y en a d’autres aussi où ce jugement redoutable lui est présent. Ce n’est pas là le seul mobile de ses actions. Il n’exclut ni l’émulation, ni la considération actuelle, et puis il ne s’agit pas de vous seul dans la question qui nous occupe. Il s’agit de l’homme en général, d’un peuple, d’une nation de l’espèce entière ; il s’agit de savoir si le sentiment de l’immortalité est utile ; si le respect de la postérité peut jamais être nuisible ; car que nous importe à l’un et à l’autre la singularité réelle ou prétendue d’un individu[33] ?

C’est quelquefois l’éloge de ses contemporains qu’on méprise et qu’on doit mépriser. Phocion, applaudi d’un peuple insensé, demande si par hasard il aurait dit une sottise. C’est d’une critique mal fondée qu’appellera souvent tout homme rare qui devance son siècle.

Si Agasias écrivit son nom au Gladiateur, c’était, dites-vous, premièrement pour son siècle. Qu’en savez-vous ? Mais en accordant sa première intention, n’avouez-vous pas qu’il en avait une seconde[34] ?

Je suis sûr que vous avez ri vous-même de la comparaison de l’horloge à la statue ; de Julien Leroy à Agasias, de Ferdinand Berthoud à Falconet ou Pigalle, de l’enseigne du marbrier suspendue à la porte du statuaire ; si vous en avez ri, permettez que j’en fasse autant[35].

Vous avez très-bien expliqué l’usage des inscriptions, mais il n’est pas adroit d’avoir ajouté : et c’est autant de fait pour la postérité.

Et que me fait à moi et à vous la méprise réelle ou simulée d’un particulier étranger dans sa patrie, qui prend votre Christ dans Saint-Roch pour un morceau de Pigalle ? Je dis la méprise réelle ou simulée, parce qu’il n’est pas impossible que ce ne fût une manière délicate de vous mettre tout d’un coup sur la ligne du premier sculpteur. Vous voyez que je suis aussi sophiste, quand il me plaît. Mais moi, j’ai la bonne foi d’en convenir ; et je pense qu’en effet la bévue de votre homme est celle d’un bon bourgeois de la rue Saint-Denis qui n’en savait pas davantage ; je pense que vous fîtes bien de mettre votre nom à la figure, parce que ce fut autant de fait pour la postérité[36].

Épaminondas sur le champ de bataille pensait-il au jugement de l’avenir ? Quelle question ! votre allure de côté m’amuse toujours. Qu’Épaminondas fût ou ne fût pas occupé sur le champ de bataille du respect de la postérité, qu’est-ce que cela fait à la réalité, à l’utilité, à la noblesse de ce sentiment ?

Je dis qu’Épaminondas brûla de cet enthousiasme, et cela est vrai. Je dis que ce feu sacré échauffait son cœur avant que de se présenter dans les plaines de Leuctres et de Mantinée, et cela est vrai. Je dis qu’il agissait, sourdement en lui-même dans la chaleur du combat, et cela est vraisemblable. Je dis qu’en mourant il avait les regards attachés sur la postérité, et c’est sa réponse à ses amis qui l’atteste[37].

Si un sentiment habituel, bon ou mauvais, s’est emparé de notre âme, il y subsiste et nous dirige même à notre insu.

Du paragraphe d’Épaminondas vous sautez tout de suite à l’endroit où je dis : « Mes contemporains m’apportent avec leur éloge celui de la postérité, etc. », et conviennent sans tergiversation, sans restriction, de la vérité de mon raisonnement. Vous cherchez la différence essentielle entre votre sentiment et le mien : eh bien, soit. Nous sommes du même avis, mais nous étions d’avis fort différents au commencement de la dispute, et je suis resté dans le mien[38].

Je vous écrivais : « Dites à un homme : Si tu fais ainsi, tu seras béni dans tous les siècles ; et ses entrailles en traissaillelont de joie. Ajoutez : Et si tu fais autrement, ton nom sera exécré, et il frémira. »

Que me répondez-vous ? que je vous tends un piège, que je vous prends pour une âme équivoque, que je vous prêche le catéchisme des enfants. Je le donne en cent au meilleur esprit à deviner la liaison qu’il y a entre mon objection et votre réponse[39]. Le piège que je vous tends, mon ami, est celui que tous les grands hommes se sont tendu à eux-mêmes dans tous les siècles, chez toutes les nations, et dans lequel je vous crois digne d’être pris ; c’est le caractéristique des âmes les plus héroïques, si souvent soutenues, encouragées dans les circonstances difficiles, par ce motif le plus désintéressé de tous ; c’est la réflexion nécessaire et la pensée consolante d’un esprit juste qui voit ce que les choses deviendront dans l’avenir ; c’est le catéchisme du patriote par excellence.

Je vous embarrasse pourtant, dites-vous ; c’est que je soulève votre âme noble et grande contre votre esprit rétif ; c’est que je parle à votre cœur ; c’est que je vous intéresse et vous touche. Vous ne craignez pas les gibets de la postérité ? Vous mentez, traître que vous êtes ; et la preuve, c’est que vous avouez que l’intrépidité de Fontenelle vous répugne. D’ailleurs, mon ami, il y a quelque différence entre fouler aux pieds le blâme de la postérité et mépriser son éloge ; on peut être jaloux de mon approbation, et insensible à ma menace, c’est une affaire de caractère[40].

Quant à l’opinion que vous avez de ce que vous appelez mon sermon égyptien, j’en appelle à toute âme honnête et tendre. J’en appelle à vous-même. Relisez-le, et dites-moi si vous n’aimez-pas, si vous n’estimez pas davantage mon Henri IV versant des larmes, que mon Falconet insultant durement à tout un peuple et à la plus auguste de ses cérémonies[41].

Ne pourrions -nous être grands que quand on nous regarde ? Mais, mon ami, vous n’y pensez pas. C’est à moi à vous parler ainsi ; la bonne portion de votre honoraire est dans les regards et les acclamations de ceux qui vous entourent ; je suis seul, au contraire, ou je n’entends que la voix du blâme, quand je fais le bien. Je ne serai plus, on ne me regardera plus, je n’entendrai plus, quand j’obtiendrai l’éloge que je mérite[42].

Vous rencontrez fort bien pourquoi les posthumes ne se publient point, mais il s’agit de savoir pourquoi ils ont été faits. Mon ami, vous êtes, ce me semble, à côté[43].

Il est plus doux de recevoir la réponse de son ami que de lui écrire. Cela se peut, mais il est donc doux de lui écrire, sans quoi il ne serait pas plus doux de lui répondre ; vous êtes, ce me semble, encore à côté : pour faire un pas, il fallait prétendre et prouver que l’un de ces bonheurs était ou nul ou exclusif de l’autre.

C’est vous, mon ami, qui sophistiquez la nature, si vous croyez que quand l’homme peut légitimement tirer deux moutures d’un sac, il n’y manque jamais. S’il fallait opter entre le blâme du présent, l’une des moutures, et l’éloge de l’avenir, c’est certainement celui qui préférerait l’éloge de l’avenir que nous appellerions le grand homme[44].

De votre aveu, ceux qui se sont occupés d’ouvrages posthumes sont sages ; de votre aveu, ils ont remis leur lettre à un porteur fidèle. Voilà, en deux mots, l’éloge du présent et de l’avenir ; je ne vous en demande guère davantage.

Si quelque homme a ambitionné l’épitaphe :


Dulce et decorum est pro patriâ mori[45],


vous l’admirez ; mais vous le trouvez moins sage que celui qui a esquivé cet honneur. Quoi ! parce que j’aurais compté pour rien la vie en comparaison de l’utilité publique, parce que j’aurais pensé que le plus noble usage d’un effet périssable, c’était le sacrifice avantageux que j’en ferais à la patrie, je suis moins sage que vous ? Rêvez-y mieux, mon ami, et vous verrez que le véritable héroïsme ne peut jamais contrarier la sagesse[46].

Il ne faut que souffler sur tout ce que vous dites de Démosthène, d’Alexandre et de Cicéron. Est-ce comme honnête homme que Démosthène a prétendu à l’immortalité ? Nullement, c’est comme le premier orateur du monde, et il avait raison. Est-ce comme honnête homme qu’Alexandre a prétendu à l’immortalité ? Nullement, c’est comme le plus grand et le plus vaillant capitaine qui eût existé, et il avait raison. Est-ce comme honnête homme que Cicéron a prétendu à l’immortalité ? Nullement, c’est comme prodige d’éloquence et de patriotisme et il avait raison[47].

Mais supposons qu’ils eussent tous trois été jaloux de l’éloge de la postérité, tant, pour leurs caractères que pour leurs talents, qu’auriez-vous à leur objecter? rien. Tel qu’Épaminondas, ils auraient voulu être grands hommes et gens de bien ; ils auraient craint la tache pour cette image qu’ils nous ont transmise. Le malheur, c’est qu’il y a des statues pour les grands talents, et qu’il n’y en a point pour la probité ; et c’est un grand défaut des législations.

Vous n’avez pas bien pris l’endroit de Cicéron ; vous avez traité de bassesse, de délire, d’amour-propre exorbitant, ce qui est finesse, grâce et délicatesse. Comment Cicéron pouvait-il avouer avec plus de gaieté qu’il ne valait pas la peine d’occuper une ligne dans l’histoire, qu’il serait bien petit si on ne le montrait à la postérité que dans sa hauteur naturelle, qu’il fallait ou se taire de lui, ou l’exagérer, et beaucoup, et le plus qu’on pouvait, et que puisqu’on avait eu le front de s’écarter en sa faveur des limites rigoureuses de la vérité, et de se résoudre à mentir, il fallait faire son devoir de bien mentir : plaisanterie charmante dont il faut rire, pincée de ce sel qu’il avait apporté d’Athènes ; car en général les Romains, et peut-être les républicains, sont bons panégyristes et mauvais plaisants[48].

Vous croyez quelquefois m’avoir réduit en poudre lorsque vous m’avez à peine effleuré. Il ne s’agit pas de savoir si l’envie de faire du bruit est le caractéristique du grand homme. Tout le monde veut faire du bruit ; mais le grand homme, s’il en veut faire, c’est par des faits qui étonnent son siècle, et dont l’admiration retentisse jusque dans les siècles les plus reculés. Le coquin, à votre avis, brave-t-il ou respecte-t-il la postérité ? Ce sentiment de l’immortalité dont nous disputons, est-ce l’éloge ou l’exécration de l’avenir ? Il y a eu et il y aura sans doute des scélérats fameux ; mais il n’y a qu’un Érostrate, un fou, qui ait préféré un opprobre éternel à l’oubli ; je n’en saurais comparer le délire qu’à celui d’un chrétien qui aimerait mieux être damné qu’anéanti.

Le coquin d’Érostrate disait : Si on m’exècre, on parlera de moi, je n’en demande pas davantage ; du reste, je m’en moque, je n’y serai plus. Le chrétien dit : Je sentirai physiquement les douleurs de la damnation ; j’y serai, je ne m’en moque pas. Ainsi votre comparaison n’est pas raison. Vous savez que


Nil agit exemplum, litem quod lite resolvit[49].


Je relis vos feuilles, il y a de l’esprit, de la finesse, de la force, de l’originalité, mais une incohérence qui désespère. Garde-t-on un ouvrage posthume qui compromettrait la fortune, la liberté et la vie, on est sage. Diffère-t-on de le publier, on oublie ses contemporains ; on est faible, lâche et pusillanime. Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée[50].

Junon, c’est le présent ; le fantôme d’Ixion, ou la nue, c’est l’avenir, et vous allez voir comment Junon dispose de moi, et comment Ixion Diderot dispose de la nue. La considération présente dont je peux jouir est une quantité connue et donnée qu’il n’est presque pas en mon pouvoir d’agrandir et d’étendre, quelque carrière que je veuille donner à mon imagination orgueilleuse. Mais je fais du témoignage de l’avenir tout ce qu’il me plaît ; je multiplie, j’accrois et je fortifie les voix futures à ma discrétion. Je leur prête l’éloge qui me convient le plus ; elles disent ce qui me touche principalement, ce qui flatte le plus agréablement mon esprit et mon cœur, et je suis cet écho d’âge en âge depuis l’instant de mon illusion jusque dans les temps les plus éloignés : mais c’est assez ou trop sur une comparaison qui ne signifie rien.

Ce que vous avez écrit dans vos feuillets sur la sculpture est juste, et vous ne manquerez pas d’en user toutes les fois que vous aurez pour vous le bon goût et la vérité, contre vous le préjugé courant de vos contemporains. Mais, ou je n’y entends rien, ou c’est un beau et bon appel à la postérité. Ah ! ah ! vous vous enivrez aussi de mon vin[51].

Socrate et Aristide étaient deux hommes de bien, deux bons citoyens ; mais l’un s’en allait en exil, l’autre au supplice, circonstances bien propres à mettre quelque différence dans leurs discours. Le premier oublie sa propre vie pour s’occuper de l’honneur de ses contemporains. S’il insiste sur quelque chose, c’est sur l’ignominie dont ils vont se couvrir : c’est leur cause et non la sienne qu’il plaide. La préférence que vous donnez aux adieux d’Aristide sur ceux de Socrate, bien ou mal fondée, laisse mon raisonnement entier. L’induction que j’aurais tirée du propos de l’un, je l’aurais également tirée du propos de l’autre. Il ne me faut qu’un généreux exilé qui emporte l’espoir d’un meilleur jugement jusqu’aux portes de la ville. Que cette ville soit Athènes ou le monde ; que le lieu de l’exil soit l’Asie, la Thrace ou le tombeau, je n’en reste ni moins vrai, ni moins solide, ni moins pathétique.

Je vous ai demandé « si un homme bien net de l’illusion de la postérité, et bien jaloux de l’estime de ses contemporains, braverait aussi fortement les préjugés de son pays que celui qui aurait l’œil attaché sur les siècles, et qui en redouterait le jugement ». D’abord vous présentez l’invraisemblance de votre réponse. Puis, tout à coup, prenant votre parti, vous dites, au hasard de n’être pas cru, que vous êtes cet homme-là[52].

1° Je ne doute point que vous ne bravassiez plutôt le mépris de vos contemporains que celui de vous-même ; mais je vous demanderai toujours si ce serait avec autant de fermeté que si vous attendiez justice de l’avenir, et que vous fissiez quelque cas de ce tribunal : c’est ce que je ne crois pas, parce que cela ne peut être. Celui qui joint cet espoir et ce respect au témoignage de sa conscience, tout étant égal d’ailleurs, est plus fort que vous[53].

2° Je vous parle d’un homme en général, et vous vous citez ; c’est-à-dire que d’une question importante, tenant au bonheur de l’espèce humaine, à sa nature, à la législation, vous en faites une petite question particulière et individuelle. Et que m’importe qu’il y ait sur la surface de la terre deux ou trois monstres comme vous ? Il ne faut qu’un instant pour rendre à la vérité de ma proposition toute son universalité[54].

3° Mais êtes-vous bien sûr d’être un de ces monstres-là ? Qu’on relise l’endroit que vous avez vous-même cité de votre écrit sur la sculpture, et qu’on juge si l’artiste s’éloigne de quelque système particulier, qu’il ait le courage de travailler pour tous les temps et pour tous les pays. Cela est fort bien dit, vous répondra le contempteur des temps et des pays. Je suis, je suis ici, et je veux jouir. En m’asservissant à ce mauvais système, on me louera ; en m’en écartant, je serai blâmé… Mais la chance tournera… Oui, quand je serai mort[55].

Depuis que Voltaire a rempli un de ses hémistiches du nom de Pigalle, si cet artiste se dit à lui-même : Que la main du temps sévisse à présent sur mes ouvrages tant qu’elle voudra : qu’il n’en reste pas une pièce qui atteste à l’avenir mon habileté, non omnis moriar[56]. Je suis immortalisé, je vivrai dans la mémoire des hommes aussi longtemps que la ligne du poëte classique ; et le temps ne peut rien sur cette ligne. Pigalle raisonnera bien[57].

Dire que les ouvrages du sculpteur sont plus exposés aux injures du temps, c’est avouer que le sculpteur en est d’autant plus intéressé à la ligne impérissable de l’homme de lettres[58].

Pourquoi ôter à l’artiste persécuté son unique consolation, l’appel à la postérité ? Pourquoi ôter au persécuteur la terreur de ce tribunal[59] » ?

Il n’y a point de contradiction à se promettre l’éternelle vision béatifique dans les cieux, et une mémoire impérissable sur la terre. On peut être récompensé de Dieu et admiré des hommes : malheureusement l’une de ces sublimes attentes laisse peu de valeur à l’autre[60].

J’ai voulu lire l’article Achille de Bayle ; mais, mon ami, je vous en demande pardon, c’est un bavardage que je n’ai pu soutenir. J’ai fermé l’énorme volume, et je me suis mis à dire à haute voix :

Je chante la colère d’Achille, fils de Pelée ; cette colère qui fut si fatale aux Grecs, qui attira sur eux une infinité de maux, qui précipita aux enfers les âmes généreuses de tant de héros, et qui abandonna leurs cadavres en proie aux oiseaux du ciel et aux animaux voraces de la terre ; car c’est ainsi que s’accomplissait la volonté de Jupiter, du moment où la division s’éleva entre Achille et Agamemnon, Agamemnon, roi des hommes, Achille, descendant des dieux.

Puis, me rappelant successivement différents endroits du poëte sublime, je dis encore à haute voix :

Dieu puissant, Dieu glorieux, Dieu fort, toi qui habites au haut des airs, toi qui rassembles les orages, fais qu’avant que le soleil ne descende sous l’horizon, et que les ténèbres couvrent la face de la terre, je renverse les murs de Troie, que j’enfonce les portes du palais de Priam, que ma main brise la cuirasse d’Hector sur sa poitrine, et que ses amis mordent la poussière autour de son cadavre.


L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Platon sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour.
Et, par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des dieux[61].


Et puis tout à coup j’ai pris en pitié tous ces gens qui, au lieu de se laisser pénétrer de l’enthousiasme du poëte, s’occupent pauvrement à relever les fautes qui lui sont échappées, parce qu’il était homme, et, sans respecter ni Bayle, ni Rapin, ni Scaliger, ni ce Voltaire, qui a la bonté de se mettre sur la ligne des Zoïles, des Terrasson, j’ai jeté le gros volume que j’avais fermé dans son coin, et j’ai persisté dans mon jugement ; libre à mon ami de revenir, s’il lui plaît, à une seconde cérémonie expiatoire.

Mais ce Voltaire, cet ennemi juré de tous les piédestaux, tant anciens que modernes, a pourtant dit, je ne sais où, qu’il y avait plus à profiter dans deux beaux vers d’Homère que dans toutes les critiques qu’on a faites de ses poëmes.

Lisez-le, cet Homère, et essayez vous-même si vous serez libre de le critiquer. Mais puisqu’une page de plus ou de moins n’est pas une affaire quand on cause avec son ami, je vous dirai qu’un jour le fils de Chardin, et quelques élèves en peinture, considéraient ensemble un tableau de Rubens. L’un disait : « Mais voyez donc comme ce bras est contourné ; un autre : Appelez-vous cela des doigts ? Celui-ci : Et d’où vient cette jambe ? Celui-là : Comme ce col est emmanché ! Mais toi, Chardin, tu ne dis rien ? — Pardonnez-moi ; je dis qu’il faut être f… bête pour s’amuser à relever des guenilles dans un chef-d’œuvre où il y a des endroits incompréhensibles, à dégoûter à jamais de la palette et du pinceau. » — Voilà le spectateur qu’il faut à Rubens, et le véritable lecteur d’Homère[62].

Vous me citez des caillettes ; je vous objecte Hélène. Je ne sais ce que vous me répondez ; mais je suis sûr que s’il existait au loin un buste fidèle et de grandes mains de cette funeste beauté, vous l’iriez voir, et que j’irais avec vous ; et puis, si Hélène veut passer à la postérité comme furie, elle a tort ; si c’est comme héroïne d’un grand poëme, et mieux encore comme femme d’une incomparable beauté, elle a raison, parce que la beauté est un don rare de la nature[63].

Si un tronçon de figure suffit pour vous donner une juste idée de l’art sublime du statuaire ; si une belle ligne ne périt point, votre gloire est donc en sûreté[64].

Votre jugement de Bouchardon, de Pigalle et de Falconet est un modèle d’impartialité. Je suis tenté de croire que la justice est votre qualité dominante, et la justice est la base de toutes les autres vertus[65].

Je vous en demande pardon, mais ce ne sont point les artistes qui m’ont appris, à moi, à préférer le Citoyen, malgré sa tête ignoble, aux deux autres figures, et je sentais très-bien, en regardant sa poitrine et ses jambes, que le bronze était chaud[66].

Je plaide donc votre cause, en recommandant aux littérateurs d’être instruits, afin que, dans l’avenir, on n’oppose pas de beaux éloges à de mauvais ouvrages ? Cela se peut, mais je ne l’entends pas ; il me semble, au contraire, que si le littérateur méprise la postérité, mon conseil est en pure perte[67].

J’en viens à votre examen du Jupiter Olympien de Phidias ; ici, vous êtes le maître, je suis le disciple, et j’ose n’être pas de votre avis. Si j’ai ma façon de sentir, si je veux être instruit, il faut que je parle et que vous m’écoutiez avec indulgence. Je vous avouerai donc que tout ce que vous dites sur la disproportion de la figure et du lieu ne me touche point du tout. Et que m’importe s’il prend envie au Dieu d’abandonner son temple, qu’il brise la voûte de sa tête, que les murs et les combles soient renversés de deux coups de coude, et que tout l’édifice ne soit plus qu’un amas de décombres : je ne sais comment il est entré là, et je me soucie fort peu de savoir ce que le temple deviendra s’il en veut sortir. Le point important, c’est que, tandis qu’il y est, il frappe, il épouvante, il effraye ; qu’il soit grand de position, de caractère, d’expression ; que j’y reconnaisse ce Dieu du poëte qui ébranle l’Olympe du seul mouvement de ses noirs sourcils ; que je voie sa chevelure s’émouvoir sur sa tête immortelle, et que je sois incertain qui a le mieux connu Jupiter, ou de Phidias, ou d’Homère : peut-être même que, tandis que je suis prosterné devant le Jupiter de Phidias, l’idée que, s’il vient par hasard à se remuer, je suis enseveli sous des ruines, ajoute à ma terreur et à mon respect. Il n’y a peut-être pas de logicien qui ne raisonne comme vous ; mais il n’y a pas de poëte qui ne sente ici comme moi. Si j’osais, ou si je ne craignais que notre dispute n’eût point de fin, je vous confierais ici quelques-uns de mes paradoxes ; je vous demanderais quelle était l’espèce d’hommes qui remplissait les temples, pour qui et pour quoi sont faites les statues des dieux, et quel est l’artiste d’église que j’appellerai homme de génie[68] ?

La page de Quintilien sur les peintres et les sculpteurs est donc belle et judicieuse ? Il est donc possible à un littérateur de bien parler peinture et littérature ? Il peut donc être un garant sûr de l’estime générale et publique ? Cela suffit[69].

Il peut arriver aussi qu’un littérateur soit grand poëte, grand historien, écrivain merveilleux, et que l’affaire des beaux-arts soit lettres closes pour lui ; il peut arriver qu’il en juge, et qu’il en juge mal ; mais plus son témoignage aura de poids sur la postérité, puis il s’élèvera de voix qui réclameront contre ses jugements ; on creusera la terre, on confiera son ignorance aux roseaux et les roseaux répéteront[70] :


Auriculas asini Mida rex habet[71].


Quand je parle de la voix publique, il s’agit bien de cette cohue mêlée de gens de toute espèce, qui va tumultueusement au parterre siffler un chef-d’œuvre, élever la poussière au salon, et chercher sur le livret si elle doit admirer ou blâmer. Je parle de ce petit troupeau, de cette église invisible qui écoute, qui regarde, qui médite, qui parle bas, et dont la voix prédomine à la longue, et forme l’opinion générale ; je parle de ce jugement sain, tranquille et réfléchi d’une nation entière, jugement qui n’est jamais faux, jugement qui n’est jamais ignoré, jugement qui reste lorsque tous les petits intérêts particuliers se sont tus, jugement qui assigne à toute production sa juste valeur, jugement sans équivoque et sans appel, lorsque la nation, d’accord avec les plus grands artistes sur le mérite reconnu et senti des productions anciennes, se montre compétente dans la sentence qu’elle porte des productions modernes. C’est qu’en fait d’arts, quand on y regarde bien, on voit que la sentence publique est celle même des artistes qui donne le ton ; c’est qu’en fait de littérature, c’est celle des littérateurs que la foule a souscrite[72].

Encore une fois, indulgence plénière sur tout ce que j’opposerai à votre critique de Pline. Si je crains de dire une sottise, par une mauvaise honte qui me retienne, la sottise restera dans ma tête ; il vaut mieux qu’elle en sorte. La présomption est ici tout entière de votre côté, et je n’aspire qu’à l’honnête et louable franchise d’un enfant qui ose n’être pas de l’avis de son maître, et lui dire :

Ah ! mon cher maître, Pline un petit radoteur ! Pardonnez-moi le mot, mais jamais l’indécence, et peut-être l’injustice d’une pareille expression, adressée à un des hommes les plus rares qui aient fait honneur à l’espèce raisonnable, ne sera supportée. Pline un petit radoteur ! Et pourquoi ? Parce qu’à travers une multitude incroyable de jugements qui montrent le tact le plus fin, le goût le plus délicat, il s’en trouve quelques-uns de répréhensibles ; passons, passons vite là-dessus[73].

Apelles peignit un Hercule pur le dos, dont on voyait le visage, ce qui est très-difficile, dit Pline[74]. Supposons que cet Hercule fût courbé sur le bûcher, que le peintre l’eût montré renversé en arrière, les bras tendus vers le ciel, et le visage et toute la figure vus de raccourci, croyez-vous que l’exécution eût été l’ouvrage d’un enfant ? Vous faites vos suppositions, je fais aussi les miennes[75].

Pline dit qu’Amulius fit une Minerve qui regardait de quelque côté qu’on la vît ; Claudius Pulcher, un toit qui trompait les corbeaux ; Apelles, un cheval devant lequel les chevaux, oubliant la présence de leurs semblables, hennissaient, etc. Il me semble que Pline n’est là qu’historien ; et si le tour de Pline m’est familier, et que j’entende un peu la valeur de la phrase latine, ces mots : Idque postea semper illius experimentum artis ostentatur[76], indiquent l’opinion populaire et même le peu de cas qu’il en fait ; du moins si c’eût été mon dessein de rendre ces deux vues, je ne me serais pas expliqué autrement[77].

Pinxit et quæ pingi non possunt[78] dit de l’éclair, de la lumière, du tonnerre, du silence, de la fraîcheur, de l’air, lorsque l’art fait illusion, loin de me paraître bourgeois, est à mon goût tout à fait laconique et juste. Je reçois en quatre mots une idée nette de l’esprit, de la vérité et de la hardiesse de l’artiste. Lorsqu’il s’agira du goût et de la valeur d’un tour latin, je demande que mon avis soit du même poids que le vôtre[79].

Un artiste jaloux de la durée de son ouvrage, quater colorem induxit subsidio injuriæ velustatis, ut descendente superiore, inferior succederet[80]. Vous ne comprenez point ce technique ; je ne le comprends guère plus que vous ; donc il est impossible. Et s’il y avait entre chaque tableau une couche à gouache qui les séparât ? Si vous saviez, mon ami, mais vous le savez, combien de fois il est arrivé, et dans des manœuvres tout autrement inconcevables que celles-ci, que le temps et l’expérience ont justifié Pline de mensonge ou d’ineptie ; en sorte que, la chose avérée et connue, il n’est plus resté à ses critiques qu’à admirer la précision et la netteté de son discours. La postérité s’en est rapportée à lui, comme à tout autre auteur, à proportion du discernement qu’elle lui a trouvé ; mais, depuis environ un demi-siècle, elle lui a trouvé du discernement à proportion du progrès qu’elle faisait elle-même dans la connaissance des choses[81].

Lorsque vous reprochez à Pline l’écume du chien de Ialyse, les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un autre, vous oubliez le titre de son ouvrage. Pline vous crie : Je ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux-arts seulement, c’est de l’histoire naturelle que j’écris[82]. obscurs, a pu savoir mieux que vous. Quoi ! vous croyez que Pline aura avancé à l’aventure que les anciens statuaires se passaient de modèle ! À cela vous répondez : Mais il est impossible de s’en passer, et je me tais, après vous avoir avoué ingénument que l’idée du modèle ne me paraît pas de l’art naissant, mais bien de l’art qui a fait des progrès[83].

Sur le Cerf de Canachus, Pline, s’attachant au principal mérite de la figure, me dit ce que je dirai quelque jour de votre cheval. Voyez comme il s’élance bien, et il me semble qu’il n’a pas dû m’en dire davantage[84].

Je passe l’article de Mermecide ; c’est de la plaisanterie qu’on trouvera bonne ou mauvaise, selon le tour d’esprit qu’on aura. Mon ami Falconet s’amuse, et c’est bien fait que de s’amuser et d’écrire de ces choses-là gaiement, franchement, sans prétention, sans subtilité, sans y mettre ni plus de passion et d’intérêt que l’objet n’en mérite.

Je me souviens que vous vous êtes prosterné pour moi devant Bayle, et il ne tiendrait qu’à moi de faire amende honorable pour vous à Pline et à Euphranor. Pline a dit du Pâris d’Euphranor : « Il est si bien fait qu’on y reconnaît judex Dearum, amator Helenæ, Achillis interfector[85]. Vous ajoutez : Hélène était dans ses bras ; il tenait une pomme et une flèche, et voilà les trois caractères expliqués. Sur l’endroit de Pline, j’aurais juré qu’il y parlait du caractère et de l’expression de la sublime figure d’Euphranor ; sur votre commentaire, j’aurais juré que la flèche et la pomme étaient d’Euphranor. J’ouvre Pline, et je suis tout étonné de voir qu’il n’y a ni flèche ni pomme, et que ses rares inventions sont de vous. Mon ami, avec ce secret il n’y a point d’auteur qu’on n’aplatisse, point de compositions qui ne deviennent maussades. Ce trait m’a rendu la plupart de vos citations suspectes ; j’ai vu que quand vous aviez résolu qu’un écrivain et un peintre fussent deux sots, vous n’en démordiez pas aisément ; j’ai vu qu’en effet vous faisiez peu de cas de l’avenir ; car, enfin, quand vous auriez abusé de ma paresse à vérifier des citations ; quand vous auriez estropié, mutilé, tronqué pour moi la description du Cerf de Canachus, elle reste dans Pline telle qu’elle était, et il faut qu’il vienne un moment où quelque érudit me venge de vous[86].

Myron n’a pas su rendre les passions humaines, donc il a fait une mauvaise vache ; donc, et le peuple qui l’admira et les poëtes qui la chantèrent n’eurent pas le sens commun ; cette conséquence peut être juste, mais je ne la sens pas, non liquet ; et vous trouvez qu’on se faisait dans Athènes de grandes réputations à peu de frais. C’est une façon de penser qui peut être juste, mais qui vous est bien particulière et qui ne fera fortune que quand on aura oublié bien des choses dont il ne tiendrait qu’à moi de vous faire une belle énumération.

Voici encore une autre argumentation dont je ne saisis pas bien ni la force ni la liaison. Pline a dit que Myron varia le premier les attitudes, observa mieux les proportions ; que Polygnote négligea les cheveux et la barbe ; mais il y a dans les bosquets de Versailles une très belle tête de Jupiter qui n’est pas de Myron, car on ne sait sur quel fondement le P. Montfaucon la lui attribue ; et cette tête n’a aucun des défauts que Pline reproche à Myron ; donc Pline ne sait ce qu’il dit. En vérité, mon ami, voilà une logique bien étrange[87].

Vous m’avez donné bien de la peine et bien du plaisir : je me suis mis à relire le livre de Pline sur les beaux-arts ; voilà le plaisir : j’ai vu que vos citations n’étaient pas toujours bien fidèles ; voilà la peine. J’ai vu que vous aviez osé appeler petit radoteur l’homme du monde qui a le plus d’esprit et de goût, et que cette grosse injure n’était fondée que sur une demi-douzaine de lignes aussi faciles à défendre qu’à attaquer et rachetées par une infinité d’excellentes choses ; et lorsque j’allais à mon tour commencer ma cérémonie expiatoire, l’auguste fantôme m’est apparu ; il avait l’air tranquille et serein, il a jeté un coup d’œil sur vos observations, il a souri et il a disparu[88].

Pline suit les progrès de l’art, olympiade par olympiade, il distribue ses éloges selon qu’on y a plus ou moins contribué par quelques vues nouvelles. Pour moi, qui pense que tout tient, en tout, à la première étincelle, qu’on doit quelquefois plus à une erreur singulière qu’à une vérité commune, qui compare la multitude des âmes serviles au petit nombre de têtes hardies qui s’affranchissent de la routine, et qui connais un peu par expérience la rapidité de la pente générale, je dis : Le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme ou d’un animal eut une idée de génie ; ceux qui le suivirent et qui perfectionnèrent son invention méritent aussi quelque éloge. Si vous pensez autrement, c’est moi qui ai tort[89].

Vous êtes artiste, Pline ne l’est pas ; croyez-vous de bonne foi que si vous eussiez eu un compte rapide à rendre d’un aussi grand nombre d’artistes et d’ouvrages, vous vous en seriez tiré mieux que lui[90] ?

Je vous supplie, mon ami, de ne pas toucher à la latinité de Pline, cela est sacré et c’est un peu mon affaire, car je suis sacristain de cette église ; les expressions que vous reprenez ne décèlent point le déclin du siècle d’Auguste. Si quelque pédant vous l’a dit, n’en croyez rien.

Les Romains n’ont rien inventé : lorsque, sortis de la barbarie, ils ont voulu parler arts et sciences, ils ont trouvé leur langue stérile, et pour désigner des choses qui leur étaient étrangères, les bons esprits se sont rendus créateurs des mots. Cicéron même vous offenserait en cent endroits, sans sa pusillanimité qui lui faisait préférer le mot grec à un mot nouveau, et cela en physique, en morale, en métaphysique. Vous vous êtes dit là-dessus une injure que mon amitié et un peu de politesse sur laquelle vous deviez compter vous auraient certainement épargnée. Vous me trouverez plus indulgent sur une erreur littéraire que vous ne le serez avec moi sur une erreur d’art. Mais c’est une affaire de caractère, ou peut-être m’aimez-vous plus que je ne vous aime, si le proverbe est vrai ; je vous aime pourtant bien, ce me semble[91].

Si Pline avait donné à tous les morceaux de peinture et de sculpture dont il a jugé une description et un éloge proportionnées à leur importance, il eût composé un traité exprès de peinture et de la sculpture plus ample que l’histoire entière de l’univers, qu’il avait pour objet ; vous ne considérez pas que Pline n’est qu’historien, et que la plupart des morceaux dont il nous entretient subsistaient, soit à Rome, sous les yeux de ses contemporains, soit en Grèce, où il n’y avait fils de bonne mère qui ne voyageât[92].

Encore un mot sur Pline, et puis je le laisse, car c’est un homme qui se défend assez bien de lui-même ; c’est qu’à proportion que les temps ont été plus ou moins ignorants, on lui a reproché plus ou moins de mensonges et d’inepties. Il y en a sans doute, car où n’y en a-t-il pas ?

Verum ubi plura nitent, non ego paucis
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura
[93].

C’est Horace qui m’en a donné le conseil et je le suis. Irais-je sur le rivage avec mon bâtonnet et mon écuelle remuer le sable, en remplir mon écuelle, et laisser la paillette d’or ; oh ! que nenni[94].

Quant à l’article de Voltaire, chut ; c’est à lui à vous répondre (et il le fera mieux que je ne pourrais faire s’il a raison) ou à effacer de son immortel ouvrage les fautes que vous y reprenez, s’il reconnaît qu’elles y sont[95].

Je vous observerai seulement en passant que la manière dont vous interprétez son jugement des tableaux de la galerie de Versailles, l’un de Le Brun et l’autre de Paul Véronèse, ne me paraît pas assez juste. Il a dit[96] que tout le coloris de Paul Véronèse n’effacerait point la Famille de Darius, de Le Brun ; il me semble qu’il compare l’attrait de la couleur à l’intérêt de l’expression, et en ce sens il a bien jugé[97].

Eh bien, Voltaire n’a pas entendu la voix de son siècle, j’y consens. Mais cette voix en subsiste-t-elle moins ? en est-elle moins juste ? mille autres ne se sont-ils pas élevés, ne s’élèvent-ils pas, ne s’élèveront-ils pas, qui en seront des garants plus fidèles ? en obtiendrez-vous moins du présent et de l’avenir la justice qui vous est due ? et voilà ce dont il s’agit entre nous[98].

Je ne reviendrai pas sur la manière jaune de Jouvenet ; ce fait avait amené une question de métaphysique plus générale et plus importante sur laquelle vous vous êtes bien trompé ! On vous l’a fait entrevoir : quel parti avez-vous pris ? celui de mépriser la question, et de lâcher en vous retirant un petit mot d’injure aux philosophes qui s’en sont occupés. Il me semble qu’il y avait mieux à faire[99].

Tout ce que vous ajoutez ici sur la manière jaune de Jouvenet, ictérique ou non, prouve que vous n’êtes pas plus avancé que le premier jour, en physique, en métaphysique, en optique. Tant mieux ; mais si la question générale était méprisable, il n’y fallait pas revenir. Si elle ne l’était pas, il fallait y penser davantage pour en parler mieux ; vous m’exhortez à vous gronder, et vous voyez que je m’en acquitte assez bien ; je ne vous demande pas la même grâce que vous m’accorderez bien sans cela[100].

Vous cherchez ensuite à rendre raison d’un coloris vicieux de Jouvenet, et peut-être avez-vous bien rencontré ; mais j’ai entendu là-dessus d’autres artistes, et leur explication de ce phénomène n’étant ni locale ni individuelle, mais applicable généralement à toutes les fausses manières de peindre, m’accommode davantage[101].

À vous entendre, on croirait que mon papier, griffonné à la hâte comme celui-ci, est rempli de ces interrogations injurieuses, vaines, savez-vous ceci ? savez-vous cela ? Je n’ai pris ce mauvais ton qu’une seule fois, et c’est trop ; mais c’est à propos de ce petit radoteur de Pline. Je vois qu’on vous impatiente aisément ; je vous trouve un peu dur dans la dispute, très-souvent sophiste, niant et avouant alternativement l’excellence du sentiment de l’immortalité, ici respectant l’avenir, là traitant son tribunal avec le dernier mépris, et je ne m’impatiente pas ; c’est qu’il faut que vous soyez vous, et que je sois moi. Et que m’importe en effet de quel avis vous soyez, et de quelle manière vous vous défendiez ? pourvu que je puisse dire en vous répondant : Mais c’est mon ami, c’est un homme du plus grand talent ; mais il est d’un probité rare, et quand il écrit, c’est comme le bon et caustique Lucilius…


Flueret lutulentus, erat quod tollere velles[102].



Vous vous trompez, mon ami ; ma page n’est pas belle comme vous dites, ce n’est pas au courant de la plume qu’on fait une belle page ; mais en revanche elle ne prouve rien pour vous. Si je me porte à mon ouvrage avec des sentiments élevés ; si j’ai une haute opinion de la chose que je tente ; si j’ai une noble confiance en mes forces, si je me propose de fixer sur moi l’attention des siècles à venir ; quoique la présence de ces différents motifs cesse dans mon esprit, la chaleur en reste au fond de mon cœur ; elle y subsiste à mon insu, elle y agit, elle y travaille, même tandis que l’engagement de l’homme avec l’ouvrage s’exerce dans toute sa violence. Voyez ce bel et modeste esclave asiatique qui s’avance à la rencontre de son ami, la tête baissée. Qu’est-ce qui le tient dans cette humble et timide attitude ? Le sentiment habituel de la servitude qui ne le quitte point : il semble toujours présenter son cou au cimeterre du despotisme. Et ce fier républicain qui passe la tête levée dans la rue ? qu’est-ce qui lui donne cette démarche ferme et ce maintien intrépide ? C’est le sentiment de la liberté qui le domine ; il ne pense pas à son monarque, et il a l’air de le braver[103].

Ici vous dites : Je ne nie pas que la pensée d’être estimé de nos neveux ne soit douce ; plus haut, vous avez dit : C’est un feu follet, c’est une chimère ; tantôt, le sentiment de l’immortalité est du plaisir pur et comptant ; tantôt, c’est un rêve que je ne ferai point, si la tête ne me tourne ; dans un autre endroit, cette belle attente ne m’effleure pas et je ne sais ce que c’est. Dans un autre, vous vous en laissez bercer aussi, et même vous en bercez un peu les autres ; que diable voulez-vous qu’on fasse d’un homme qui passe, comme il lui plaît, du blanc au noir et du noir au blanc[104] ?

Si le présent est tout à nos yeux, et si l’avenir n’est rien, et si tous les hommes aussi sages que vous regardent un tribunal à venir avec mépris, et pensent qu’il ne mérite aucun respect de leur part, parce qu’ils n’y seront jamais jugés que comme contumaces, combien d’actions abominables qui se feront ? combien de bonnes et d’excellentes actions qui ne se feront point, surtout si les hommes sont conséquents ?

Si j’avais dit au Bernin : Tu croises le Quenois ; quand ta basse jalousie te réussirait tant que tu vivras, prends-y garde, ta mémoire en sera flétrie dans l’avenir ; on dira : Oui, le Bernin était un grand artiste, mais un méchant homme ; pourquoi ne m’aurait-il pas répondu : Je m’en f…[105]

Si j’avais dit à Girardon : Tu tiendras peut-être jusqu’à ta mort les sublimes groupes du Puget dans le grenier obscur où tu les relègues ; mais ils en sortiront, quand tu ne seras plus, et l’on connaîtra l’homme que tu voulais étouffer : pourquoi ne m’aurait-il pas répondu : Je m’en f…

Si j’avais dit au Guide : Tu as beau cabaler, tu n’empêcheras pas que le Dominique ne soit connu pour ce qu’il est ; pourquoi ne m’aurait-il pas répondu : Mais alors je n’y serai plus, et je m’en f…

Même réponse de la bouche des ennemis du Poussin, d’Homère, de Milton, de Descartes, et d’une infinité d’autres.

Si je dis à certains chefs des Hottentots : Infâmes bêtes féroces, vous arrachez la langue, vous faites couper le poing et la tête, et vous jetez dans les flammes un enfant pour une sottise qui mériterait à peine une réprimande paternelle ! malheureux, vous ne savez pas de quelle ignominie vous couvrez votre mémoire ! quel reproche vous attachez à votre nom ! ce que la postérité dira de vous et de votre nation !… La postérité ? et puis même réponse de la part de ces gens-là.

Pas un méchant qui ne doive parler ainsi, pas un homme de bien qui puisse l’écouter sans horreur.

Vous ne portez pas, dites-vous, votre opinion jusqu’à l’atrocité qui mettait Fontenelle.

Mais vous avouez que Fontenelle était conséquent et que vous n’avez pas le courage de l’être. Qu’est-ce qu’un sentiment qui, bien poussé, conduit à une atrocité qu’on n’évite que par une inconséquence ?

Les révérences faites à l’avenir sont plaisantes ; les révérences faites au présent ne le sont pas moins ; d’où il s’ensuit que la plaisanterie ne prouve rien.

On est soi-même, dans l’un ou l’autre cas, l’objet éloigné de cette courtoisie ; mais n’est-ce pas le cas même de celui qui donne sa vie ? rien à dire de cet égoïsme, il est dans la nature[106].

Si vous me promettiez de ne point confondre celui qui brave la postérité avec celui qui la respecte, je vous défierais de me citer une seule action répréhensible que ce sentiment ait produite, et je m’engagerais à vous en citer mille d’héroïques qui n’auraient jamais été produites sans lui[107].

Dans les mille actions héroïques que vous me citeriez, vous ne comprendriez pas, sans doute, ces guerres injustes et cruelles que l’imagination du héros et la stupidité féroce croient justifier au tribunal de la postérité ; ces massacres horribles faits pour la grande gloire de Dieu et en vue de l’éternité (c’est la postérité de l’homme religieux). Vous n’y comprendriez pas non plus ces clôtures de camp, ces lits, ces râteliers gigantesques laissés dans les déserts de l’Inde par Alexandre, afin de donner plus d’étonnement à la postérité[108]. Vous ne vous chargerez ni de ces brigandages ni de ces horreurs, ni de ces extravagances que les insensés appellent actions héroïques.

Il faut commencer par avoir du génie, une grande âme, il est vrai ; mais il y a mille moyens d’élever et d’échauffer l’âme, entre lesquels je ne refuse pas de compter l’envie et le café, pourvu que vous me permettiez de nommer aussi le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité[109].

Sans doute il y a des circonstances où l’homme de bien et le scélérat sont également liés par les lois. Mais si tout est égal d’ailleurs, l’homme de bien montrera plus d’énergie que le coquin, lors même qu’il braverait la vindicte publique. L’un sait qu’il mérite la poursuite des lois, l’autre qu’il ne la mérite pas. Celui-là n’attend que l’exécration du présent et de l’avenir ; celui-ci s’est légitimement promis que l’avenir renversera sur ses juges l’ignominie momentanée dont on le couvre. Il ne fallait pas me demander si Catilina avait plus ou moins de ressource et d’activité que Cicéron ; mais bien si Catilina, autant intéressé à protéger la république qu’à la renverser, n’aurait pas eu cent fois plus d’énergie qu’il n’en a montré ; si Cicéron, autant intéressé à la ruine de la république qu’il le fut à sa défense, du plus grand des patriotes qu’on le vit, n’aurait pas été le plus plat des conspirateurs. Pour savoir ce que deux positions ôtent ou donnent d’action à un ressort, il ne faut pas mettre en expérience deux ressorts différents, l’un dans une position, l’autre dans un autre : c’est un essai faux et stérile qui n’apprend rien ; mais il faut donner successivement à l’un ou l’autre de ces ressorts le même obstacle à vaincre, et comparer les résultats. Et puis vous avez une singulière façon d’argumenter ; je vous dis : L’homme de bien a plus d’énergie que le coquin ; et vous me répondez que Cicéron, qui est, à votre avis, une espèce de coquin, a moins d’énergie que Catilina qui en est un autre[110].

Savez-vous ce qui me passe par la tête, lorsque je vous trouve si souvent hors de la question ou à côté, tantôt en tendant la main, tantôt en tournant le dos, ce n’est pas que vous manquiez de logique, ce n’est pas que vous ignoriez le faible de votre opinion, l’ergo-glu de quelques-unes de vos réponses ; mais vous me payez d’esprit, quand vous me devez de la raison ; vous calfeutrez de votre mieux un vaisseau criblé qui fait eau de toute part, et vous aimez mieux la pièce à côté du trou que de ne point mettre de pièce.

Par exemple, lorsque je me présente devant vous tenant votre Pygmalion entre mes mains, et vous contraignant ou d’avouer le sentiment de la postérité et le respect de l’avenir, ou de le briser vous-même d’un coup de marteau, on sent tout votre embarras, vous êtes louche, entortillé, ce que vous répondez est bon, je le crois ; mais j’ai le malheur de n’y rien entendre[111].

La Salle, Dupré, iront sans doute à la postérité, et l’entorse n’y fera rien ; mais ils iront comme danseurs, pauvre mérite.

Il est vrai que celui qui fait peu de cas du présent et qui dédaigne l’avenir est bien seul, bien isolé ; mais cette position n’est ni commune ni simple, ni naturelle, ni conséquente à rien, ni louable, ni grande ; elle est imaginaire, elle confond l’homme dont la pente invincible est d’étendre son existence en tout sens, avec la brute qui n’existe que dans un point et dans un instant[112].

Montaigne, oubliant une infinité de faits héroïques anciens et la protestation expresse de ceux qu’ils honorent aujourd’hui, prétend que la vertu est trop noble pour rechercher d’autre loyer que de sa propre valeur ; toujours grand écrivain, mais souvent mauvais raisonneur, il permet pourtant au rhéteur, au grammairien, au peintre, au statuaire, à l’artiste de travailler pour se faire un nom. Puis, soupçonnant que le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité pourraient bien servir à contenir les hommes en leur devoir, et à les éveiller à la vertu, il ajoute : « S’ils sont touchez de veoir le monde bénir la mémoire de Traian et abominer celle de Néron, si cela les esmeut de veoir le nom de ce grand peu dard aultresfois si effroyable et si redoubté, mauldit et oultragé si librement par le premier escholier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiement (cette opinion) et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra[113]. » Mais, seigneur Michel, lui répondrai-je, si cette opinion est fausse il ne faut ni la nourrir, ni l’accroître, car c’est un mensonge, et le mensonge n’est jamais bon à rien ; utile pour le moment, il nuit toujours dans l’avenir, au rebours de la vérité qui dédommage infailliblement dans l’avenir de son inconvénient actuel. Comment se fait-il que la raison accuse si clairement la vanité de la gloire, si l’expérience en justifie si clairement l’utilité ? Rien de ce qui est utile n’est vain. Le sentiment de la vraie gloire a ses racines si vives en nous que je ne sais non plus que vous si jamais aucun s’en est pu décharger. Après qu’on a tout dit, et tout cru, pour le désavouer, il produit contre notre discours une inclination si intestine, qu’on ne saurait tenir à l’exécution. Cicéron dit lui-même que ceux qui le combattent, encore veulent-ils que les livres qu’ils en écrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu’il ont méprisé la gloire.

Ô valeur inappréciable de la gloire ! toutes les autres choses tombent en commerce ; nous prêtons nos biens et nos vies au besoin de nos amis, mais de communiquer son honneur et d’étrenner autrui de sa gloire, il ne se peut. Si Falconet statuaire devait être traduit à la postérité comme un scélérat, si, par une erreur de nom, il ne devait recevoir en échange des honneurs dus à son talent que des forfaits et des imprécations, comme il tourmenterait sa vie pour garantir sa mémoire ! Et ce Michel qui pèse si bien dans sa balance toutes les fumées qui nous enivrent, si jaloux de nous apprendre ce que ses ancêtres ont été, croit-on qu’il se fût oublié, abandonné lui-même[114] ?

Je dis à la plaisanterie : Passez. Pour la raison, je l’arrête et je l’interroge ; il est vrai que plus on a besoin d’appui, moins on accuse de force. Mais est-il moins vrai que plus on a de force et d’appui plus on a de sécurité[115] ?

Louis XV est un individu ; Louis XIX en est un autre : or il ne s’agit pas de comparer le suffrage d’un individu avec le suffrage d’un autre.

Quand Louis XV serait pour vous le représentant unique de son siècle, et Louis XIX le représentant unique de tous les siècles à venir, il ne s’agirait pas encore de comparer leurs suffrages, mais de savoir si l’approbation actuelle de l’un est tout, et si l’approbation légitimement présumée de l’autre n’est rien. Prenez garde que votre nez ne devienne un peu de cire[116].

Les gens de lettres ne sont pas aussi libres que vous le pensez, mon ami ; ils ont aussi leurs despotes sans la permission desquels il est défendu de paraître et de réussir.

Vous n’imaginez pas que j’aie un mot à rabattre de tout ce que vous dites du génie nécessaire à votre art, de l’ineptie de certains conseils, de la bassesse de certains artistes, de l’insupportable tyrannie des Le Brun passés, présents et à venir ; de la difficulté de la sculpture ; de l’âme et du talent qu’elle suppose, sous peine de n’être qu’un tailleur de pierres ; du préjugé misérable qui la dégradait, et du mauvais effet des entraves qu’on prétend donner au génie. Notre dispute finirait ici, s’il ne me restait à vous jeter confusément quelques idées dont les unes rentreront dans les précédentes, les autres seront ou nouvelles ou montrées sous un aspect nouveau ; toutes sans vérité, si le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne sont que deux chimères[117].

1o Le désir de la vraie gloire suppose dans les autres le sentiment de la justice ; et la justice s’exige du présent et de l’avenir.

2o L’animal n’existe que dans le moment, il ne voit rien au delà : l’homme vit dans le passé, le présent et l’avenir ; dans le passé, pour s’instruire ; dans le présent, pour jouir ; dans l’avenir, pour se le préparer glorieux à lui-même et aux siens. Il est de sa nature d’étendre son existence par des vues, des projets, des attentes de toute espèce.

3° Tout ce qui concourt à relever l’estime que je fais de moi-même et de mon espèce me plaît et doit me plaire.

4° Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain que la nature eût voulu que l’homme fût perfectible.

Après moi le déluge, c’est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. Il ne sera jamais répète par un grand monarque, un digne ministre, un bon père. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite.

6° Oh ! la belle manie que celle de l’inscription ! Qui est-ce qui saura l’inspirer à tous les hommes ? Qui est-ce qui saura faire éclore ce germe précieux que la nature a placé dans tous les cœurs ? Qui est-ce qui oserait l’y étouffer s’il en avait le pouvoir ?

7° Pour bien connaître tout le prix du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, voyons quel jugement nous portons de ceux qui l’ont eu, qui ont fait tant de grandes choses pour nous, qui se sont occupés de notre bonheur avant que nous fussions et qui ont ambitionné notre éloge. Ils ne sont plus : mais qu’en pensons-nous ? quels mouvements s’élèvent dans nos âmes à la vue des bustes des Solon, des Trajan et des Antonin !

8° Il y aurait une étrange contradiction à honorer les hommes d’autrefois qui nous avaient en vue, et de déprécier ceux d’aujourd’hui qui ont en vue la postérité : l’homme jaloux de l’immortalité se trouverait entre le blâme du présent et l’éloge de l’avenir ; entre deux voix dont l’une le nommerait vain, ambitieux, pusillanime, insensé, chimérique ; l’autre, qui lui donnerait les titres de héros, de grand, de magnanime, de sage. Nous louons ceux qui ne sont plus ; puis-je ignorer que la postérité nous imitera ? Nos suffrages et ceux de nos neveux ne sont-ils pas également bien fondés ? N’est-il pas également beau de les ambitionner et de les mériter ? Ô sages d’Athènes et de Rome, lorsque je rencontre vos statues au détour d’une allée solitaire, et qu’elles m’arrêtent ; lorsque je reste devant elles transporté d’admiration ; lorsque je sens mon cœur tressaillir de joie à l’aspect de vos augustes images ; lorsque je sens l’enthousiasme divin s’échapper de vos marbres froids et passer en moi ; lorsque, me rappelant vos grandes actions et l’ingratitude de vos contemporains, des larmes d’attendrissement remplissent mes yeux, qu’il me serait doux d’interroger ma conscience et d’en recevoir le témoignage que j’ai aussi bien mérité de ma nation et de mon siècle ! Qu’il serait doux à ma pensée de pouvoir élever ma statue au milieu des vôtres, et d’imaginer que ceux qui s’arrêteront un jour devant elle éprouveront les transports délicieux que vous m’inspirez !

9° Le sentiment de l’immortalité n’entre jamais dans une âme commune et malhonnête ; le méchant, inquiet des discours présents, ne s’entretiendra jamais avec lui-même du jugement de l’avenir.

10° Parcourez les premiers ordres de la société, et voyez ce que chaque homme tentera dans son état, s’il vise à l’immortalité, s’il respecte la postérité, depuis le monarque jusqu’au littérateur et à l’artiste ; il n’y a que l’homme médiocre ou méchant qui les brave.

11° Si les juges d’Athènes avaient redouté le tribunal de l’avenir, s’ils avaient eu quelque respect pour leur mémoire, quelque jalousie de l’honneur de leur nation ; s’ils avaient été gens à se demander à eux-mêmes : Que dira-t-on un jour des Athéniens et de nous ? jamais le sage n’aurait bu la ciguë.

12° Le sentiment patriotique qui embrasse le bonheur actuel et futur de la cité, la splendeur présente de la ville et sa longue durée, porte ses vues bien au delà du présent.

13° Qu’est-ce que l’ouvrage d’un poëte, d’un orateur, d’un philosophe, d’un artiste ? L’histoire de quelques moments heureux de sa vie, qu’il est jaloux de ravir à l’oubli.

14° Qu’est-ce que la vie de celui qui rougit d’être un inutile fardeau de la terre ? Une suite de jours consacrés à l’utilité et à l’honneur de l’espèce humaine. L’individu passe, mais l’espèce n’a point de fin ; et voilà ce qui justifie l’homme qui se consume ; l’holocauste immolé sur les autels de la postérité.

15° Si l’on me promettait la découverte des longitudes à l’extrémité d’une vie laborieuse, serais-je assez lâche pour m’y refuser ?

16° Après avoir été un grand exemple aux hommes pendant ma vie, pourquoi dédaignerais-je de leur recommander la vertu, quand je les aurai quittés ? Qu’on se hâte donc de m’élever un monument qui parle après moi.

17° Les trois jeunes gens qui disaient au vieillard qui plantait :


Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche, il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?


Le vieillard, continuant toujours de planter, leur répondit :


Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui[118].


Qui est-ce qui ne méprise les trois jeunes gens ? Qui est-ce qui n’aime le vieillard ?

18° Où en seraient les sociétés, les familles, sans le généreux sentiment qui sème ce que d’autres recueilleront ?

19° Écoutez Achille :


Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.


Qui est-ce qui n’envie le sort du vieux Pelée, lorsque son fils ajoute :


Irai-je, trop avare du sang d’une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier[119] ?


Oh ! le bel enfant !

20° C’est ainsi que tout héros se parle à lui-même ; voilà la harangue intérieure de celui que j’exhorte à quelque tentative périlleuse ; c’est la méditation d’Alcide, pensif au sortir de la forêt de Némée. La volupté lui crie : Prends ma coupe et bois l’oubli de l’immortalité. La gloire lui crie : O quanto si parlerà di te !

21° Sans l’enthousiasme de la gloire, sans l’ivresse de l’immortalité, sans l’intérêt de l’avenir, sans le respect de la postérité, presque plus de ces monuments auxquels les pères, les fils, les petits-fils, se sont successivement consacrés ; plus de ces entreprises dont l’avantage est pour l’avenir et la peine pour le présent. Plus d’Achille qui s’immole ; les Grecs s’en retourneront, et Ilion restera. Ne vous y trompez pas : Ilion est le symbole de toute grande chose.

22° L’homme mesure à son insu la perfection de ses ouvrages à la durée qu’il s’en promet. Que fera-t-il, s’il ne voit qu’un instant ? Un catafalque.

23° Voulez-vous voir les édifices tomber en ruine, la terre se couvrir de ronces, ressuscitez la folie des Millénaires[120]. L’homme qui travaille suppose le monde et son ouvrage éternels[121].

24° Interrogez les hommes et comptez les voix : sur vingt mille hommes qui mépriseront le tribunal de la postérité, il y en aura presque vingt mille qui seront méchants ; sur vingt mille qui dédaigneront le sentiment de l’immortalité, il y en aura presque vingt mille qui n’ont aucun droit aux honneurs à venir.

25° Calculez le retour d’une comète ; prouvez aux hommes que dans cinq à six mille ans la terre et la comète se rencontreront dans un point commun de leurs orbites ; et trouvez un poëte qui fasse un vers, un monarque qui ordonne une statue.

26° Un héros criait dans une assemblée d’hommes illustres : S’il y a quelqu’un ici à qui il soit indifférent que son ouvrage et son nom meurent avec lui, ou lui survivent à jamais, qu’il se nomme. Un seul répondit : C’est moi ; et personne n’osa lever les yeux sur lui[122].

27° On vous applaudit à présent ; mais dans cent ans vous serez maudit… Que m’importe ?… Voilà la réponse du contempteur de la postérité. Qui est-ce qui peut l’entendre ?

28° L’orateur, le poëte, le philosophe, l’historien, le peintre, le statuaire, espèces de poëtes et d’historiens, proposent tous l’immortalité aux hommes. Et que m’importe votre immortalité ? dira le contempteur de ce sentiment, à l’orateur, au poëte, au philosophe, à l’historien, au peintre, au statuaire. Que me font ton éloge, ta statue, ton poëme ? Votre opinion resserre, anéantit le but des beaux-arts ; elle arrête la reconnaissance du contemporain par le mépris que vous en faites.

29° Mon opinion ne contredit point le sentiment de Caton, qui aime mieux qu’on dise de lui qu’il a mérité le triomphe que de l’avoir obtenu.

30° Qu’on fasse mon buste en argile. Mais pour le bienfaiteur de la patrie, le marbre n’est pas assez dur ; le bronze pas assez durable. Je demande à la nature des qualités incompatibles, la mollesse qui rende la matière docile à ton ciseau ; l’indestructibilité qui lui fasse braver le temps. Je veux que ma nation soit à jamais honorée et dans le talent de mon statuaire et dans la mémoire de nos héros ; je veux qu’on sache à jamais que nous avons eu des grands hommes et des artistes dignes d’eux[123].

31° Comment se fait-il, ô Falconet, que ce soit vous qui fassiez de beaux ouvrages, et que ce soit moi qui fasse des vœux pour leur durée ? celui qui a droit à l’immortalité est celui qui la méprise ! Mais vous vous éloignez de votre pays, vous quittez votre foyer paisible, la maison que vous fîtes bâtir, le jardin que vous cultiviez de vos propres mains ; vous n’irez plus cueillir le fruit sur ces arbres qui vous doivent leur fécondité ; vous ne les offrirez plus à vos amis, vous ne ferez plus un bouquet de ces fleurs que vous aviez arrosées ; vous renoncez à la méditation, à l’étude, à toutes les douceurs de la retraite ; vous abandonnez ceux qui vous sont chers ; vous sacrifiez votre repos ; vous oubliez votre santé; vous allez au milieu des glaces du Nord élever un monument au plus grand des monarques : est-ce l’intérêt qui vous entraîne ? Non. Dans cette circonstance même vous avez montré combien vous étiez au-dessus de l’intérêt. Est-ce la soif de l’or qui vous tourmente ? Non, vous méprisez l’or. Ambitionnez-vous une plus grande fortune ? Non, vous êtes sage, et vous avez la fortune du sage. Est-ce la gloire qui vous séduit ? Non, vous faites peu de cas de la gloire, et quand vous en auriez toute l’ivresse, un travail long et pénible vous conduira presque à la fin de votre carrière, à peine aurez-vous le temps d’entendre nos éloges, et vous ne retrouverez pas sous le pôle d’autres suffrages qui puissent vous en dédommager. Si vous étiez vain, votre statue de l’Hiver exécutée à Paris satisferait mieux votre vanité. Dites-moi, qui verra votre czar ? qui le louera ? qui l’admirera ? Presque personne. Est-ce un mouvement d’indignation qui vous fait chercher au loin un emploi qui réponde à votre talent ? Ce petit motif serait peu d’une âme stoïcienne telle que la vôtre. Est-ce pour vous, pour votre propre satisfaction que vous allez ? Est-ce pour vous dire à vous-même pendant le petit moment qui vous restera : J’ai exécuté une grande chose ? Si vous n’aviez pas la conscience de votre capacité, vous n’iriez pas ; elle doit vous suffire, si vous l’avez, et, votre ouvrage achevé, vous n’en présumerez pas davantage de vous. Seriez-vous mécontent de l’opinion de vos concitoyens ? Pensez-vous qu’ils vous aient mal apprécié, et voulez-vous leur apprendre à vous estimer votre prix ? Vous le pouviez sans sortir de chez vous, sans quitter ce berceau sous lequel nous ne prendrons plus le frais, nous ne nous entretiendrons plus, nous ne nous épancherons plus, nous ne passerons plus ces heures d’intimité si douces.

Aiguisez votre crayon, prenez votre ébauchoir et montrez-leur, ainsi que vous l’avez projeté[124], votre héros sur un cheval fougueux gravissant ce rocher escarpé qui lui sert de base, et chassant la barbarie devant lui ; faites sortir des nappes d’une eau limpide d’entre les fentes de ce rocher, rassemblez ces eaux dans un bassin rustique et sauvage, pourvoyez à l’utilité publique sans nuire à la poésie ; que je voie la barbarie les cheveux à demi épars, à demi nattés, le corps couvert d’une peau de bête, tournant ses yeux hagards et menaçant votre héros, effrayée et prête à être refoulée sous les pieds de son coursier ; que je voie d’un côté l’amour des peuples, les bras levés vers leur législateur, le suivre de l’œil et le combler de bénédictions. Que de l’autre je voie le symbole de la nation couché à terre et jouissant tranquillement de l’aisance, du repos et de la sécurité. Que ces figures placées entre les masses escarpées qui borderont votre bassin forment un tout sublime, et présentent de toutes parts un spectacle intéressant. Ne négligez aucune vérité, imaginez, exécutez le plus grand monument qu’il y ait au monde. Mais faut-il vous en aller à sept cents lieues de nous pour cela ? Renfermez-vous seulement quelques jours dans votre atelier ; encore une fois, qui est-ce qui peut vous en arracher ? Je vais vous le dire : la gloire, mon ami, le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité. Vous vous attendez à votre insu que, l’axe de la terre s’inclinant de siècle en siècle d’une seconde sur le plan de l’écliptique, couvre de glaces les contrées que le soleil brûle à présent de ses regards perpendiculaires, et expose aux rayons perpendiculaires du soleil les contrées qu’ils effleurent à présent. Vous vous promettez sans vous en apercevoir que dans quelques millions d’années on tirera des profondeurs de la terre, parmi les débris de toute espèce, quelque fragment de bronze que vos mains auront travaillé et sur lequel on lira : Falconet fecit, et vous voilà vous adressant aussi à cette postérité que vous regardiez tout à l’heure avec tant de dédain[125].

Je vous le pardonne

                     Parcentes ego dexteras
Odi
[126].

Si le sentiment de l’immortalité est une chimère , si le respect de la postérité est une folie, j’aime mieux une belle chimère qui fait tenter de grandes choses, qu’une réalité stérile, une prétendue sagesse qui jette et retient l’homme rare dans une stupide inertie.

32° Virgile ordonna en mourant qu’on brûlât son Énéide , tel fut son respect pour sa propre mémoire et pour le jugement de la postérité, qu’il condamnait aux flammes un chef-d’œuvre qu’il jugeait imparfait.

33° Horace, satisfait de son travail, s’écrie à la fin de ses odes : Je puis à présent braver le destin ; je ne saurais mourir ; je sens mon corps se couvrir de plumes, de longues ailes naissent de mes épaules ; je suis porté au-dessus de l’atmosphère ; cygne immortel, mes chants vont émerveiller toutes les nations et tous les âges ; j’irai d’un pôle à l’autre pôle, et les hommes ne se lasseront jamais de m’entendre.

34° Horace avait dit : Exegi monumentum[127]. Ovide, non moins pénétré du même enthousiasme, de l’excellence de son travail et de l’imbécillité qu’il y aurait à consumer sa vie pour la gloire d’un instant, en appelle aussi à tous les siècles à venir, et termine ses immortelles Métamorphoses par une péroraison où il défie le feu, le fer, le temps et les dieux :

Jamque opus exegi, quod nec Jovis ira, nec ignes,
Nec poterit ferrum, nec edax abolere vetustas.
Quum volet illa dies quæ nil nisi corporis hujus
Jus habet, incerti spatium mini finiat ævi.
Parte tamen meliore meî super alta perennis
Astra ferar, nomenque erit indelebile nostrum
[128].

Puisque vous avez le même talent, pourquoi dédaignez-vous de boire dans la même coupe ?

35° Mais si, entre tous les hommes, les poëtes et les héros ont été le plus profondément pénétrés du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, de leur côté les philosophes les plus sévères en ont reconnu le germe au fond de leur âme, et préconisé la noblesse et l’utilité.

L’un vous dira : Les honneurs rendus à la mémoire des grands hommes suppléent leur présence et leurs exemples qui nous manquent. C’est ainsi qu’à l’aide de l’éloquence, de la poésie et des beaux-arts, ils continuent après leur mort à prêcher la vertu aux vivants. Niez-vous cette utilité des monuments ? Si vous l’avouez, pourquoi la mépriseriez-vous ? L’homme n’est plus, mais à l’aspect de son image,

Multa viri virtus animo, multusque recursat
Gentis honos
[129].

Cogita quantum nobis exempla bona prosint, scies magnorum virorum, non minus præsentia, esse utilem memoriam[130].

Eh bien, je veux servir encore ainsi ma patrie, si je puis.

Vous lirez dans un autre que celui qui concentrerait toute son existence dans un instant différerait peu de la brute, et qu’il est de la nature de l’homme de s’entretenir du passé et de l’avenir.

.....Omnibus curæ sunt, et maxime quidem quæ post mortem futura sint, serit arbores quæ alteri sæculo prosint,..... quid spectans, nisi etiam postera sæcula ad se pertinere ? Ergo arbores seret diligens agricola, quorum adspiciet baccam ipse nunquam : vir magnus leges, instituta, rempublicam non seret ? Quid procreatio liberorum, quid propagatio nominis, quid adoptiones filiorum, quid testamentorum diligentia, quid ipsa sepulcrorum monumenta, quid elogia significant, nisi nos futura etiam cogitare ?....

Quid in hac republica tot, tantosque viros ob rempublicam interfectos, cogitasse arbitramur ? iisdemne ut finibus nomen suum, quibus vita terminaretur ? Nemo unquam sine magna spe immortalitatis se pro patria offerret ad mortem. Licuit esse otioso Themistocli, licuit Epaminondæ, licuit, ne et vetera et externa quæram, mihi : sed nescio quomodo inhæret in mentibus quasi sæculorum quoddam augurium futurorum : idque in maximis ingeniis, altissimisque et animis exsistit maxime, et apparet facillime. Quo quidem demto, quis tam esset amens, qui semper in laboribus et periculis viveret ?… Quid poetæ ? nonne post mortem nobililari volunt ?…

Sed quid poetas ? opifices post mortem nobilitari volunt. Quid enim Phidias sui similem speciem inclusit in clypeo Minervæ, quum inscribere non liceret ? Quid nostri philosophi ? nonne in his ipsis libris, quos scribunt de contemnenda gloria, sua nomina inscribunt[131] ?

Celui-ci a tout rassemblé, et, si je me l’étais rappelé plus tôt, je vous le jetais à la tête, et me retirais[132].


IX.


Septembre 1766.


Je parle d’après une description, et non d’après un tableau. Je vois, d’après cette description, un beau choix de sites, de la finesse dans la manière de fixer le lieu, le sujet et l’instant de la scène ; de la convenance dans l’invention des incidents, de la vérité et de la variété dans le choix des actions ; de l’entente dans la manière de les distribuer et de les lier ; du goût dans les accessoires ; partout du jugement et de la poésie, de la chaleur et de la sagesse ; et j’en conclus que ces qualités de l’art telles que le dessin et l’expression, dont la naissance est toujours antérieure à celles-là, ne manquaient pas dans le tableau de Polygnote. Si vous m’assurez que je me trompe, je vous en croirai, car personne ne peut savoir mieux que vous apprécier certaines données, et juger par elles des progrès et de l’état nécessaire de l’art[133].

Je vous ai dit que partout où il y avait des urnes d’airain, des lavacres élevés sur des piédestaux, des trépieds soutenus par des enfants, des casques décorés de serpents, des boucliers enrichis de bas-reliefs, de coiffures de têtes élégantes, on était entraîné à reconnaître le reflet des beaux-arts sur les ustensiles communs de la vie, et que cette espèce de luxe était toujours la dernière à se produire chez un peuple. Que m’avez-vous répondu ? Que des urnes, des vases, des lavacres, des boucliers, des casques dorés, des coiffures de têtes élégantes pourraient bien être un reflet des beaux-arts perfectionnés. C’est quelque chose que cet aveu. Mais pour que l’absurde comparaison des magots de la Chine avec le goût antique fût moins choquante, qu’avez-vous fait ? Vous avez appauvri ma description des objets en la mutilant. Il y a tant d’adresse à cela, que celui qui ne lirait que votre réponse n’aurait presque aucune idée de mon objection[134].

Je vous ai dit que la figure d’Echœax portant une urne d’airain entre ses bras était une figure élégante, noble, et liant bien la composition : c’est ainsi que je l’ai vu, et je défie un artiste qui n’est pas entièrement dépourvu d’imagination et de goût de le voir autrement[135].

Vous ne voulez pas que le serviteur d’un roi de Lacédémone ait de la noblesse et de l’élégance ; c’est votre affaire et non la mienne.

Je sais qu’Amphialus ne fait pas masse avec Polîtes, Strophius, Alphius et les autres ; parce que Pausanias en fait un groupe séparé.

Je ne suppose là ni ustensiles, ni ballots qui fassent liaison, parce qu’il n’en est pas parlé, et que, si j’en avais supposé, vous me l’eussiez bien su reprocher[136].

Tout ce que vous m’objectez sur Hélène n’a pas l’ombre de vérité. Hélène était adorée dans la famille de Priam : le bon vieillard l’appelait sa fille. Il ne tenait qu’aux Troyens d’éviter leur perte en la renvoyant ; et les infortunés qui survécurent à la ruine de leur patrie étaient et devaient être occupés du sort divers qui les attendait. Et pourquoi auraient-ils regardé avec indignation la seule protectrice qu’ils eussent dans ce moment[137] ?

Sans doute le peintre pourrait lui choisir d’autres admirateurs, mais certes ce n’eût été ni Ulysse, ni Anténor. Ulysse avait autre chose à faire qu’à admirer une femme ; et je n’ai nul sentiment des convenances, ou le Troyen Anténor, ce perfide méprisé des Grecs et détesté des siens, est mieux dans le recoin où Polygnote l’a caché. Vos conseils, pour cette fois, auraient bien gâté le tableau de Polygnote[138].

Le plat Pausanias ne dit rien de l’expression de Nestor ; donc Nestor est sans expression. Il y a à côté de Nestor un cheval qui s’ébat sur le sable ; donc Nestor s’amuse à regarder ce cheval. Un vieux guerrier décrépit se repose sur sa lance au moment d’un départ ; donc c’est un personnage bête et postiche. Le poëte l’a fait quelquefois pérorer dans l’assemblée des Grecs ; donc le peintre est un sot de ne l’avoir pas fait pérorer ici. Voilà, en vérité, une étrange et bien étrange critique[139].

Je vous fais remarquer que Néoptolème égorge, qu’il est le seul qui égorge encore, que ce rôle sanguinaire lui convient, et ne convient qu’à lui ; et je veux que vous admiriez ce choix d’incidents. Vous ne le voulez pas, vous ; c’est que vous êtes plus difficile que moi, et que vous en avez le droit.

Le Pausanias nous montre six à sept personnages occupés de la même cérémonie religieuse et militaire, sacrifice ou serment n’importe. Il nous les montre sous différents vêtements qui les désignent ; il nous les montre sous les seuls vêtements qui leur restassent peut-être et qui convinssent à leur état et à leurs fonctions, et vous y trouvez à redire ; tant pis pour vous[140].

Vous revenez encore sur ce pauvre Nestor ; et, sans égard pour sa vieillesse, vous l’appelez stupide, vous lui reprochez de voir un assassinat de sang-froid. Et qui est-ce qui vous l’a dit ? pour le coup, ce n’est plus moi, c’est vous, mon ami, qui recelez dans votre portefeuille un croquis au moins du tableau de Polygnote. Vous auriez peut-être occupé Nestor à faire des remontrances à Néoptolème, ce qui eût été tout à fait contre les mœurs du temps[141].

Je juge d’une composition qui n’est pas sous mes yeux, je ne la connais que par la maussade description d’un voyageur qui ne l’a sûrement pas surfaite ; elle présente cependant encore un grand et bel ensemble à mon imagination : je demande si avec un tact fin, une connaissance délicate des choses qui s’enchaînent, d’expérience dans le progrès ordinaire des arts et de celles qui coexistent nécessairement sous un état donné de la société, il ne m’est pas permis, d’après des qualités et des circonstances énoncées, d’en présumer d’autres dont on a négligé de m’instruire ? Voilà proprement l’état de la question[142].

Un tableau commandé dans un grand détail est à coup sûr un mauvais tableau ; c’est presque exiger de l’artiste un autre technique que le sien. Mais si par supposition un peintre pouvait me rendre ou le sac de Troie ou tel autre sujet comme je le verrais dans ma tête ; je me trompe fort si, avec beaucoup de défauts, ce ne serait pas encore une belle chose[143].

Pour apprécier une composition qui n’est plus, vous me renvoyez à la comparaison de deux compositions qui sont. Qu’est-ce que cette comparaison m’apprendra[144] ?

Ce n’est pas parce que les Grecs, au temps de Polygnote, ont admiré son ouvrage que je l’admire, c’est qu’il me paraît beau sur la plus insipide des descriptions, et que les Grecs le trouvaient beau au temps où ils avaient les plus grands artistes. C’est que sur les choses où Pausanias ne m’apprend rien, je ne m’arroge pas le droit d’en supposer de mauvaises ; c’est que sur celles qui sont excellentes et dont il m’instruit, je me crois bien fondé a juger favorablement du reste ; c’est, encore une fois, qu’il y a des données, un progrès connu de l’art, un état des choses usuelles qui m’autorise dans mes conjectures. Malgré cela, je rends tout hommage à votre chaîne ; je ne me propose non plus d’en rompre un anneau que d’arracher un clou à la massue d’Hercule. Mais c’est que je crois aussi sentir juste ; c’est que si je ne le croyais pas, je ne vous contredirais pas ; c’est que si je ne vous contredisais pas, je resterais toujours ignorant, et que j’aime mieux rembourser une brusquerie qui me profite que de garder une erreur qui me nuirait[145].

Vous ne m’entendez pas quand je dis que Polygnote a placé l’intérêt de sa composition au centre de sa toile et qu’il en a jeté les accessoires sur les extrémités. Cela est pourtant clair[146].

Il ne tient pas à vous de réduire le mérite de Polygnote à avoir employé avec jugement des personnages décrits par Homère ; d’accord : les personnages de Polygnote sont dans Homère, comme ceux de la sainte famille dans le Nouveau Testament, mais vous me feriez un véritable plaisir de me montrer dans le poëte aucun des incidents du peintre, et vous m’en feriez bien davantage de me montrer comment un artiste qui emprunte de l’historien ou du poëte ses personnages perd son mérite, surtout d’après vos principes. Virgile a fait dire à Neptune :


Quos ego…, sed motos præstat componere fluctus[147] !


Combien n’en a-t-on pas fait de tableaux et qui n’en sont pas moins estimés[148] !

Un beau pied, une belle main, un tronçon qui ne dit rien, n’en sont pas moins des morceaux précieux ; je vous l’ai dit ailleurs ; mais pour vous faire voir que je ne me contredis point, ces parties d’ouvrages dénuées de pensée ne sont recommandables que pour l’exécution.

Ceux qui ont mis en misérables tapisseries gothiques les sujets d’Homère ne connaissaient Homère que par de misérables traductions gothiques ; mais quand ils l’auraient connu dans l’original, en auraient-ils eu les scènes, les images, les imitations de nature dans leur tête ? quand cela aurait été, en auraient-ils été beaucoup grands artistes ? Vous n’avez pas saisi toute la force de mon objection. Je vous dis : les beaux-arts arts se tiennent par la main, il est d’expérience qu’ils se tirent et marchent à peu près d’un même pas. Or les Grecs avaient, six cents ans peut-être avant Polygnote, un Homère, un Hésiode, un Orphée, un Linus, un Musée, et leur langue, la plus composée, la plus féconde et la plus harmonieuse de toutes les langues du monde, était parfaite. Quoi ! vous croyez que ceux qui avaient fait de si grands progrès dans l’harmonie, l’élégance et la poésie, étaient restés barbares en peinture ? Quoi ! vous croyez que ceux qui avaient dans leurs têtes les poésies d’Homère, ses figures, ses images, ses imitations de nature, auraient eu assez peu de goût pour se contenter des peintures gothiques ? Pourquoi pas ? me répondez-vous. Les sujets d’Homère sont en tapisseries gothiques. Mais vous moquez-vous de me répondre ainsi ? Homère était-il Français ? Y avait-il environ cinq ou six cents ans que les Français étaient attachés au goût gothique ; quoiqu’ils eussent une langue parfaite de tout point, des poëtes d’un goût et d’un génie sublimes ? La nation avait-elle le tact exquis de la poésie, et demeurait-elle hébétée en peinture ? Est-ce qu’en dépit de cette vérité, la poésie est une peinture pour l’esprit, et la peinture une poésie pour les yeux ? une nation peut exceller depuis une longue suite de siècles dans un de ces arts et ramper bêtement dans l’autre, ayant commencé à les cultiver en même temps tous deux, et montrer qu’elle avait encore plus de génie pour l’un que pour l’autre ? Je vous défie de me citer un seul exemple de ce phénomène : et si vous m’en défiez, je vous montrerai partout la langue et la poésie barbares, et la peinture ayant déjà produit de belle choses[149].

Je dis : Si les tableaux de Polygnote eussent été aussi mauvais que nos vieilles tapisseries gothiques, les Grecs ne les auraient pas plus admirés dans les beaux siècles de l’art que nous n’admirons aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques. Admirons-nous aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques ? Oui ou non, il faut répondre un oui ou non ; le reste ne signifie rien. Et qu’importe la folie des Grecs ou la nôtre ? Que m’importe qu’un grand écrivain se connaisse mal en peinture ? Que m’importe qu’il transmette à la postérité ses faux jugements pour ceux de sa nation et des connaisseurs ? Par où cela touche-t-il à la question ? La question est de savoir si quand on a vu un Raphaël, on admire une tapisserie gothique[150].

Vous vous embarrassez dans les dates de l’histoire de la peinture avec un air de satisfaction qui me fait plaisir.

Quoi ! chez les Grecs, d’un goût si exquis, si actif, si extraordinairement nés pour les beaux-arts, si grands imitateurs de la nature qu’ils voyaient sans cesse, dans la patrie du génie, la peinture avait deux cents ans d’origine lorsque Polygnote parut, et Polygnote ne savait dessiner, rendre, composer, exprimer[151] !


Credat Judæus Apella ;
Non ego
[152].


Quoi ! Polygnote avait quatre couleurs, et selon quelques physiciens il en faut moins pour rendre tous les tons de la nature, et Polygnote n’avait point, mais point du tout de couleur ! Credat Judæus Apella, Non ego.

La peinture était déjà parfaite même en Italie, et elle se traînait encore chez les Grecs maîtres en tout des Romains ! Credat Judæus Apella, Non ego. Que mon ami me cite tant qu’il voudra des faits qui paraissent contredire, qui contredisent même ceux-ci, des autorités d’auteurs qui embrouillent l’histoire de la peinture. C’est son affaire que de les accorder. Je ne m’en mêle pas[153].

Cléophante imagina le premier de peindre avec de la brique pilée : d’accord. Que s’ensuit-il de là ? Qu’il tira le premier de la brique un rouge brun et qu’il introduisit sur sa palette une substance nouvelle[154].

S’il est vrai que je me trompe de la meilleure foi du monde, j’ai du moins la bienséance qu’il faut avoir dans la dispute, avantage dont je fais quelque cas.

Les tableaux de Polygnote, des ébauches grossières, imparfaites, les commencements d’un art naissant ! Naissant chez les Grecs, après deux cents ans d’origine ! Ah ! mon ami, un art qui naît après deux cents ans de naissance, et chez une nation qui avait déjà eu quinze peintres de nom[155] !

Vous avez eu beau me crier que Polygnote pouvait être recommandable pour autre chose que son antiquité ; je ne vous écoute pas.

C’est qu’il y a dans tout ce que vous m’avez écrit je ne sais quelle incertitude de sentiment qui désespère. D’abord, vous avancez une opinion, et vous l’avancez net ; puis à mesure que la dispute s’engage, vous vous retranchez, vous vous modifiez au point qu’on ne sait plus quel est votre avis[156].

Relisez bien le passage de Quintilien, et vous verrez que ce grammairien n’avait rien vu de Polygnote, ni d’Aglaophon ; qu’il ne parlait que d’après un on-dit, et qu’il ne s’agit dans son passage que de la préférence de quelques amateurs pour le coloris sévère des anciens maîtres sur celui des maîtres modernes : entre nous qu’est-ce que cela décide sur toutes les autres parties de la peinture, et même sur la question du coloris ? Je n’imaginerai point, je ne tourmenterai point, je ne lutterai point avec Quintilien que j’admire ; mais je vous dirai qu’il y a bien longtemps que je ne suis plus un enfant, et que si je m’en mêlais je saurais très-bien louer Agasias ou tel autre grand statuaire ancien que vous admirez, sans humilier ni blesser un artiste moderne[157].

Eh bien ! à votre avis Polygnote pouvait donc produire la sensation violente d’un grand morceau de sculpture, d’un beau dessin, d’une belle estampe, d’un camaïeu bien étendu, mais il n’avait point de couleur, mais point du tout ? Mais songez donc que Quintilien vous dément, quorum simplex color tam sui studiosos adhuc habet[158], dit-il, la simplicité de son coloris captive les prétendus connaisseurs, et cela dans un temps où la peinture était parfaite, en Italie, à cinq cents ans de son origine en Grèce. Je ne m’échauffe pas, comme vous voyez. Je vais tout doucement m’enquêtant, proposant mes doutes, me renfermant dans la question et m’ assujettissant à la bonne logique[159].

Il se peut qu’un roi eût eu plus d’or que de goût ; mais de Bularque, dont ce roi paya le tableau au poids de l’or, il y a plus de cinq cents ans jusqu’à Polygnote ; et longtemps avant Bularque, la nation avait des poëtes sublimes. Pardonnez-moi ; j’avais déjà fait l’observation judicieuse et commune sur l’harmonie d’imitation dont il passe nécessairement des vestiges d’un grand artiste à un mauvais. Vous lirez quelque part dans mes lettres qu’un peintre du pont Notre-Dame démontre évidemment qu’il y avait eu de grands maîtres avant lui. Allons donc interroger ce qu’on a tiré des peintures des ruines d’Herculanum, et attendons ce qu’on en tirera. Êtes-vous bien sûr qu’il n’y ait aucun morceau qui résolve votre objection ?

Sans en être sûr il y a, jusqu’à présent, quelque raison de le croire. Oui, sans doute, vous avez fait l’observation ; mais toute commune qu’elle est, vous ne l’avez pas faite où je vous attendais. Je voulais voir comment votre Apollon vous tirerait d’affaire, mais il vous a inspiré précisément comme monsieur le bailly conseillait madame la meunière.

Quoi qu’il en soit, les peintres anciens faisaient donc la peinture à l’instar de la sculpture et du bas-relief ? Vous me permettez donc de regarder leurs compositions comme le morceau de Laocoon projeté sur une toile, avec tout ce qu’il y a d’expression, et tout ce qu’on y peut supposer de couleur, quand on en a quatre sur sa palette ? Si cela est, dites-moi si l’art, avec toutes ses ressources modernes, a plus acquis qu’il n’a perdu ; et si vous refuseriez à une pareille projection le nom d’un grand et magnifique tableau. Le fait est que je n’ai jamais accordé d’autre mérite à Polygnote[160].

Je me suis trompé sur Cassandre ; ce que j’en ai dit n’a pas le sens commun ; il paraît qu’Ajax, poursuivi par les Grecs pour l’avoir violée dans le temple de Minerve, va par un faux serment ajouter le parjure au sacrilège, et que c’est là le sujet du groupe de Polygnote.

Mais vous êtes charmant ! Une fois dans ma vie j’ai le bonheur d’avoir raison avec vous, et vous effacez l’endroit[161].

Ce que vous reprenez sur les trois vieillards Axion, Agénor et Priam est très-bien repris, mais ces sottises-là ne sont pas de Polygnote ; elles sont de moi. C’est que n’ayant lu que la ligne de Pausanias où il est fait mention de ces personnages sans égard à ce qui précède, j’ai pris trois cadavres pour trois hommes vivants. Bagatelle[162].

Vous entassez ici question sur question, et je vais y répondre bien précisément. Il pouvait y avoir dans Polygnote, de coloris, ce qu’on en pouvait obtenir avec quatre couleurs ; d’ensemble, ce que le pauvre Pausanias y en a laissé, et c’en est plus que trente peintres modernes, fondus ensemble, n’y en auraient mis ; de dessin, ce que j’en admire dans les bonnes statues grecques ; le drapé de son temps et de sa nation, l’expression, l’action et l’entente du Laocoon ; et de perspective peut-être ce qu’on en montrait dans les écoles de géométrie, car pourquoi non ? Trente peintres modernes ! je les réduis à trois qui ont dessiné, drapé, exprimé, etc., aussi bien que le plus bel antique : Raphaël, Carrache et Dominiquin[163].

De la poésie et de la peinture sans idées sont deux pauvres choses. Quant au technique des deux arts, ils ont bien leur difficulté l’un et l’autre ; et je doute que la magie du clair-obscur soit plus difficile à saisir que les finesses de l’harmonie imitative. Il n’y a aucun peintre qui n’ait plus ou moins de cette magie ; on lit des poëmes entiers, on parcourt cent poètes, sans y trouver le moindre vestige de cette harmonie imitative. Le peintre apprend, imite, puise ou dans les autres artistes ou dans la nature l’harmonie et les effets ; tous les poëtes qui ont précédé ne servent presque de rien à leurs successeurs ; c’est un pur instinct de nature qui dicte le poëte sans qu’il s’en aperçoive. Tout le monde sent l’harmonie de la nature et d’un tableau, et il y a même des poëtes qui n’ont pas la première idée de l’harmonie imitative. Trois ou quatre poètes l’ont possédée au souverain degré, et puis c’est tout. Il y a plus encore de Rubens que d’Homère. Comptez dix mille beaux tableaux pour un beau poëme, mille grands artistes pour un grand poëte. La palette du poëte, c’est la langue. Jugez combien de fois il arrive que cette palette est pauvre sans qu’il soit au pouvoir du génie même de l’enrichir. Le poëte sent l’effet, et il lui est impossible de le rendre. Son idiome le condamne à être monotone, malgré qu’il en ait, et quand il a tiré de ses couleurs tout ce qu’il en pouvait tirer, et qu’il vient à comparer sa composition avec quelque composition grecque ou romaine, il trouve qu’il est faible, froid et gris, sans qu’il ait pu se rendre plus vigoureux ; les couleurs, qui ne manquent jamais à l’artiste, quelque lieu du monde qu’il habite, ont manqué à mon poëte, et il n’y a point de reproche à lui faire, c’est malgré lui qu’il a été mauvais coloriste. La nature lui a donné l’âme et l’oreille, la langue lui refuse l’instrument. Oui, il est peut-être plus facile de faire du premier coup un petit poëme médiocre que de faire du premier coup un mauvais dessin ; mais je ne doute point qu’il ne soit infiniment plus difficile, même avec le temps, l’expérience et le talent, de faire un beau poëme qu’un beau tableau[164].

Je ne comparerais point la composition de Polygnote au récit de notre poëte. Ce serait une grande bêtise à moi de le faire et de chercher dans une scène tranquille, un départ, la chaleur, le mouvement, le tumulte d’un combat. Mais avez-vous cru trouver l’occasion d’amadouer l’homme et de réparer les coups d’étrivières, les malheureux coups d’étrivières que vous lui avez donnés ? Vous l’avez saisie ; c’est fort bien fait, mais Dieu veuille que cela vous réussiss[165].

Vous avez beaucoup d’esprit, mon ami, oh ! beaucoup ; pour de la logique, si nature vous en avait départi à égale mesure, il n’y aurait plus qu’à vous écouter et vous retenir par cœur. Au lieu de me mener sous les charniers des Innocents, il me fallait conduire à votre Académie, et de là à l’Académie française avec le sujet du récit de Voltaire à la main, et proposer à nos peintres de le mettre en tableau, et à nos littérateurs de le mettre en poésie, et vous auriez vu, à mérite égal d’ailleurs, combien la tâche eût été plus difficile pour mes confrères que pour les vôtres[166].

Vous voulez donc que nous laissions là Polygnote ; il est généreux à vous de me le proposer ; car vous êtes bien le plus fort et vous vous battez sur votre palier. J’accepte la trêve de bon cœur, surtout après la franchise que vous avez de convenir qu’il n’y a guère de mauvaises compositions que mon imagination n’embellît, guère de bonne que votre critique ne dégradât. Eh bien ! tout est dit, tendez-moi la main, embrassons-nous, donnez-moi une bride et recevez de moi une paire d’éperons[167].


LISTE DES SOTTISES DE DIDEROT ET DES INADVERTANCES DE FALCONET.


Troie prise et pas une maison brûlée et renversée. Cela est faux. On voit sur les confins de la toile, à gauche, des ruines, et au milieu des ruines la tête du cheval de bois, Pausanias le dit. Première inadvertance de Falconet.


« Mon Pausanias ne le dit pas, il se contente de dire : On voit le fameux cheval, mais il n’y a que sa tête qui passe les autres figures. Nulle mention de ruines. »


Dans un aussi grand tableau, après un aussi grand carnage, sept corps morts de compte fait ; puisque Axion, Agénor et Priam sont vivants. La scène de Polygnote se passe dans le camp des Grecs et non dans la ville prise. Ainsi un grand spectacle de carnage eût été absurde. Il ne devait y avoir que peu de cadavres. Cependant il y en a bien plus que Falconet ne pense. Pausanias s’est contenté d’indiquer ceux qui avaient des noms connus ; il dit expressément : Parmi les cadavres, ceux d’un tel et d’un tel. Deuxième inadvertance de Falconet.


« Mon Pausanias, après avoir nommé six de sept ou neuf corps morts qui sont dans le tableau, ajoute : Un certain Érésus est aussi parmi les cadavres. Or, dans tout pays, six et un font sept, comme sept et trois font dix. Il dit aussi : Il y en a d’autres plus haut. Mais cela est toujours trop maigre pour le sujet. Axion, Agénor et Priam sont encore vivants ; non, ils sont morts. Première sottise de Diderot. »


Laomédon parmi les vivants ou les morts, quand il y a cinquante ans qu’il est enterré ! Mais n’y avait-il à Troie d’autre personnage du nom de Laomédon que le père de Priam ? Troisième inadvertance de Falconet.


« Mon Pausanias ne connaît aucun poëte qui ait parlé d’un autre Laomédon à Troie que le père de Priam. Ce sera donc une inadvertance de mon Pausanias, à moins que Diderot n’ait dit que Priam a sous les yeux le cadavre de son père Laomédon.

« Ajax qui va tuer Cassandre, c’est un sacrifice pris pour un serment expiatoire. Deuxième sottise de Diderot. »


Épéus nu : et qu’est-ce qu’il y a d’étrange dans une figure antique nue lorsqu’elle est occupée à une fonction pénible, tandis qu’on voit sans nécessité et sans qu’on le reproche tant de figures modernes nues, et dans des occasions où elles seraient tout aussi convenablement habillées. L’état des Grecs était si misérable à la fin du siège, qu’il fallait qu’Épéus arrasât les murs de Troie en casque et en cuirasse, ou qu’il fût nu. D’ailleurs, Græci omnia nuda mais Falconet n’y a pas pensé. Quatrième inadvertance de Falconet.


« C’est donc une grande faute de n’en avoir représenté qu’un ainsi nu. Permettez-moi de vous demander si le Græci omnia nuda signifie nu sans chemise ? »


Des personnages et des noms inconnus, quand le sujet en fournit de connus : oui, inconnus à mon artiste, pour qui le tableau n’a pas été fait, qui n’était pas de l’Archipel, ni le contemporain de Polygnote, mais bien connus dans le siècle du peintre. Cinquième inadvertance de Falconet.


« Inconnus aussi à Pausanias, qui en savait là-dessus autant que Diderot et plus que Falconet, et qui trouve les noms de plusieurs personnages inventés par Polygnote. »


Des gens qui massacrent : il n’y a qu’un seul guerrier qui massacre, et ce guerrier c’est le fougueux Néoptolème, qui dispose de ses propres prisonniers au gré de son ressentiment. Sixième inadvertance de Falconet.


« Lisez : un homme qui massacre et d’autres fort tranquilles auprès de lui. Où sera l’inadvertance ? »


D’autres sont tranquilles auprès d’eux : s’ils avaient tous été occupés de ce massacre, ce massacre aurait été le sujet du tableau, et ce n’aurait plus été le départ des Grecs, autre sujet qui demandait la variété d’incidents et de scènes que Polygnote y a introduite. Septième inadvertance de Falconet.

Le massacre ne se fait point sur le lieu de l’embarquement. Un massacre est plus intéressant par l’effroi qu’il cause, surtout par ceux qui sont auprès, qu’un embarquement qui s’arrange, et dont ils sont éloignés. Pourquoi voulez-vous que tout le monde soit occupé de ce massacre ? Je parle de ceux qui sont auprès ; vous répondez comme si je disais : tous les personnages du tableau.

Le traître Anténor non caractérisé par la tristesse. Le bonhomme Pausanias ne dit rien, je crois, ni de son caractère ni de son expression. Si c’est moi qui l’ai fait triste, ce sera, si vous le voulez, ma troisième sottise.


« Mon Pausanias dit qu’il est accablé de tristesse, ainsi point de sottise. Mais une petite inattention seulement. »


Les noms de chaque personnage écrits. C’était, ce me semble, un usage du temps. Cochin voulait désigner ses figures par des lettres au frontispice de notre ouvrage[168]. Pour savoir si c’est une sottise, j’en appelle à lui, j’en appelle à Falconet qui, au Salon et ailleurs, par ignorance des sujets et des personnages, s’est trompé plus d’une fois. D’ailleurs, l’immense composition de Polygnote occupait tout un porche. C’était pour le peuple qu’il l’avait faite. Huitième inadvertance de Falconet.


« Quoi ! Diderot confond de petites lettres imperceptibles mises à des figures allégoriques avec des inscriptions placées auprès de chaque figure d’un tableau d’histoire. Ce tableau était fait pour le peuple : il était fait pour tous les Grecs. Ceux qui étaient instruits du sujet en instruisaient les autres. A-t-on jamais fait un grand tableau héroïque pour le peuple exclusivement ? Si c’était un usage du temps, il me semble que c’était un sot usage. »


Ce qui en était un assurément, c’est le mélange que nous faisions de Vénus et de M. Saint-Jean. Ce sont les Travaux d’Hercule et les quatre évangélistes sculptés en bas-relief sur une porte de la cathédrale de Cambrai. Sottise assez indifférente au temps que Sannazar faisait prédire l’incarnation par Protée, que Pétrarque comparait sa belle Laure à Jésus-Christ, que le Camoëns faisait rencontrer Bacchus avec la sainte Vierge.


« Pourquoi quelques sculpteurs ou quelques marguilliers ineptes n’auraient-ils pas fait trouver ensemble Hercule et les quatre évangélistes ? Dans Paris même, où le bon goût est établi, une église fut longtemps décorée de l’histoire d’Hercule en tapisserie. Ce n’est que depuis quinze ou vingt ans que cette tenture scandaleuse n’est plus dans la nef de Saint-Eustache. Les noms de chaque personnage étaient écrits sur sa robe ou à côté comme au tableau de Polygnote.

« J’ai vu pis à Valenciennes, et j’y ai été sensible. J’ai vu la statue d’un monarque dont la modération et la clémence font le caractère distinctif ; je l’ai vu représenté dans l’attitude menaçante et haïssable d’un tyran. De la main gauche il saisit son épée déjà commencée à tirer du fourreau[169], et le bras droit, d’accord avec la tête, semble annoncer, par son action raide et forcée, les fureurs d’un duc d’Albe. Que m’importe ce qu’on a voulu dire ? La postérité ne reconnaîtra pas Louis XV sous la figure ou l’attitude d’un Néron.

« L’inscription dit que la ville de Valenciennes goûtait les douceurs de la paix lorsqu’elle consacra ce monument d’amour éternel. Cette inscription est un discours prononcé par un échevin le jour de son érection ; accordez-la, si vous pouvez, avec la statue. Si vous y parvenez, vous serez fort habile.

« Je ne dis rien de cette statue comme sculpture. Elle est d’un très-habile homme de notre Académie. Je blâme seulement les convenances mal observées dans la représentation d’un souverain. Chargé de monuments de cette sorte et de la plus grande importance, j’ai quelque droit d’examiner, et, ce me semble, de juger les autres. Si je le dis tout haut, c’est que l’ouvrage est public. Mais je le dis honnêtement, parce que j’honore la personne et les talents de l’auteur, et qu’il est aussi odieux d’insulter qu’il est utile de réprimer le trop de licence. C’est le droit de tous d’observer. C’est celui de quelques-uns de prononcer, et c’est le sort de tout ouvrage public d’être observé et jugé, à proportion de son importance. Lieu commun que vous me passerez, parce qu’il est placé.

« Si je vis assez pour voir une bonne critique de mes ouvrages, j’en remercierai l’auteur. S’il arrive qu’il ait mal vu, je l’éclairerai poliment. Je l’ai déjà fait à Paris à propos de mes ouvrages mal payés de Saint-Roch : cela réussit volontiers. À propos de noms écrits sur les personnages d’un tableau, de l’Hercule sculpté dans un temple chrétien, etc., vous savez qu’à Londres plusieurs peintres concourent à la perfection d’un portrait, l’un s’empare du visage, l’autre de l’habillement, ainsi du reste. Mais vous ne savez pas qu’à Smolenska, lorsqu’il s’agit d’une fournée d’importance, un savant, un homme de génie à qui l’on s’adresse, propose différents ingrédients. Ils appellent cela donner des idées. Ensuite le boulanger en chef s’enferme pour en composer la pâte ; il lui donne la forme, et la met dans un four de glace qu’il a choisi comme plus convenable à cette manière d’enfourner. C’est, dit-on, le seul moyen de faire le bon pain dans cette sorte de four ; surtout quand le boulanger en chef est aussi ingénieux que l’est celui qui préside à Smolenska. Ne blâmons pas cet usage, parce qu’il ne ressemble pas aux nôtres : contentons-nous de le rapporter avec discrétion. Chaque peuple a ses raisons : Polygnote avait bien les siennes que vous trouvez bonnes. Je vous entends dire : Quel diable de coq-à-l’âne me fait-il là, avec son four à la glace et son boulanger en chef ? Il est question de peinture et de sculpture, et le voilà qui s’enfourne dans un galimatias inintelligible qui n’y a nul rapport. À la bonne heure, mon ami, mais je n’y suis pas si bien enfourné que je n’en sorte aisément. Si pourtant cet échantillon ne vous donnait pas de goût pour les nouvelles de la Russie, il me serait fort aisé d’en rester là. »


Point de soldats dans une ville prise, dans un départ d’ennemis. C’est ici que je prie Falconet de sentir combien le peintre grec était rigoureux observateur des convenances. On n’est point dans une ville prise, mais dans un camp, et l’absence d’Agamemnon, le général de l’armée, ne dit-il pas que le reste des troupes est ailleurs ? Neuvième inadvertance de Falconet.


« Ménélas, Ajax, Nestor, et tous ces autres capitaines étaient là sans soldat s; ces autels, cette statue de Pallas que Cassandre tient embrassée n’étaient pas dans la ville. Le corps mort du vieux Priam, tué au pied d’un autel ou devant la porte de son palais, n’était pas dans la ville. Le logis d’Anténor n’était pas dans la ville. Courage, Diderot, mon ami, courage. »


Nestor seul ne dit rien. Il prend à la scène la part qu’y devait prendre un guerrier décrépit, sur l’action et l’expression duquel Pausanias ne s’explique point ; et j’ai bien peur qu’on n’accuse mon adversaire d’avoir repris une chose sage et sensée, et qu’on ne me permette de compter sa critique pour une dixième et dernière inadvertance ; d’où il s’ensuit que nous nous sommes de temps en temps, Falconet et moi, occupés à défigurer, à frais communs, l’ouvrage de Polygnote.


« Puisque Pausanias ne s’explique pas, il m’est donc permis de souhaiter que Nestor prenne quelque part à l’acte cruel qui se commet auprès de lui. S’il y prend la part qu’il doit y prendre, je me suis rencontré avec le peintre. Où est mon inadvertance ? Voilà une dizaine que vous avez comptée sans votre hôte ; en vertu du proverbe, vous pourriez bien compter encore une fois, cela fera deux. »


J’aime les arts ; vous, mon ami, vous les illustrez. Je vous dis ce que je pense, et je suis un ignorant. Vous, dont le talent et l’habileté sont reconnus, vous vous plaisez à m’instruire, et je tâche de profiter de vos leçons. Nous nous poussons sans ménagement, et la chaleur de la dispute laisse sans altération notre estime et notre amitié réciproques : avis aux artistes et aux littérateurs qui n’en profiteront pas. Mais que nous importe ? Adieu, mon ami, nous ne disputerons pas de longtemps. Vous vous en allez. Adieu, mon ami, portez-vous bien. Faites un heureux voyage : souvenez-vous, entretenez-vous quelquefois d’un homme qui prend l’intérêt le plus vif, le plus sincère à votre santé, à votre repos, à votre honneur, à vos succès ; dont l’âme est malade depuis qu’il est menacé de vous perdre, et qui voit le moment de se séparer de vous comme un des plus douloureux de sa vie. J’ai beau me dire : il va exécuter une grande chose ; il reviendra comblé de gloire ; je le reverrai ; je sens que mon cœur souffre. Adieu, adieu, Falconet ; adieu, mon ami.


X


Vous voilà donc, mon ami, à sept ou huit cents lieues de moi. J’ai compté tous les jours depuis votre départ. Je vous ai suivi de vingt lieues en vingt lieues, et si vous en avez moins fait, je suis arrivé à Pétersbourg avant vous… Comment vous êtes-vous porté ? N’avez-vous point été indisposé ? et ne vous est-il arrivé aucune aventure fâcheuse sur la route ? Tous les matins, en me levant, je tirais les rideaux et je disais : « Ils auront encore aujourd’hui du beau temps» ; et j’ai eu la satisfaction de le dire pendant plus d’un mois de suite. L’incertitude du sort de l’aimable prince l’a empêché de rien faire à la maison de la rue d’Anjou. Elle est encore comme vous l’avez laissée. Cela ne m’a pas empêché d’y retourner seul plusieurs fois, de m’asseoir ou sur le canapé de canne ou sous le petit berceau, et d’y penser à vous. J’ai reçu votre petit mot de Berlin, daté du 28 septembre. Je suis bien aise et peu surpris que ces Juifs ne soient pas aussi maussades qu’on nous les peint. Le général Betzky nous avait promis de vous envoyer prendre sur la frontière. L’a-t-il fait ? Les premiers procédés, quand ils sont bons, ne garantissent pas l’avenir ; mais il y a tout à craindre pour l’avenir, quand les premiers procédés ne sont pas tels qu’on les attendait. Nous avons si bien mérité qu’on allât même au delà des promesses qu’on nous a faites, que je me persuade qu’on le fera et que je me le persuade sans peine. Et puis je me dis : « L’impératrice est grande et généreuse ; son ministre est honnête homme et bon », et là-dessus je m’endors tranquillement. Mais peut-être l’avez-vous déjà vue, cette grande souveraine, sûrement vous l’avez vu, ce bon général. Hâtez-vous donc de m’apprendre qu’on vous a fait l’accueil que l’on doit au talent, à la probité et aux autres qualités excellentes de mon ami. Mademoiselle Victoire, vous vous impatientez que j’aie pu vous aimer, vous chérir, comme j’ai fait, et écrire une page et demie sans avoir seulement prononcé votre nom. Eh bien, c’est une petite malice. J’ai souvent pensé à Falconet, mais pas une fois sans penser à vous, sans vous regretter aussi, sans vous unir aux souhaits de mon cœur pour sa santé et son bonheur ; soyez heureux l’un et l’autre, soyez-le par tout ce qui vous entourera, soyez-le surtout l’un par l’autre.

J’ai vu M. votre père. J’ai vu aussi votre parente, mon amie. Elle a fait une maladie très-fâcheuse. Mademoiselle Collot, M. votre père est en effet un très-étrange homme. Comme il ne parlait pas de vous en termes convenables, Mme Diderot s’est grippée avec lui et peu s’en est fallu qu’il ne soit arrivé une scène très-violente chez moi. N’oubliez pas, mon ami, que vous me devez la préférence sur tous ceux que vous avez laissés dans ce pays, et qu’un service que je pourrais vous rendre et pour lequel vous vous adresserez à un autre, ce serait une injure cruelle. Mademoiselle Collot, nous vous avons dit, Mme Diderot et moi, jusqu’où vous pouvez disposer de nous. N’en rabattez pas un mot. J’aime Falconet comme mon frère, ma femme vous aime comme son enfant. Je serais bien à plaindre si mon frère était malheureux. Ma femme serait bien malheureuse, si elle apprenait des choses fâcheuses de son enfant. Ne prenez la plume pour me répondre que quand vous serez absolument délivrés de tous les embarras qui vous attendaient en mettant pied à terre. Songez que rien de tout ce qui vous concerne ne peut nous être indifférent. Où demeurez-vous ? où êtes-vous logé ? comment vivez-vous ? Les statues, les plâtres, toutes les caisses sont-elles arrivées à bon port ? À qui avez-vous affaire ? Les gazettes ont pensé me rendre fou ; si je ne connaissais la fermeté de votre âme, je craindrais bien que vous n’eussiez quelquefois jeté un coup d’œil en arrière. Mon ami, ne vous hâtez pas de juger.

Chaque climat a son mauvais et son bon effet.

Justum et tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium,
     Non vultus instantis tyranni
     Mente quatit solida
[170].

Ah ! si j’étais à côté de toi, cher frère ! Si j’étais à côté de vous, chère enfant, il me semble que nous serions bien forts. J’en ai quelquefois le désir si violent, que le cœur m’en bat et que ma tête s’en embarrasse. Mon ami, votre dessein en partant était de mettre incessamment la main à l’ouvrage, ne vous relâchez pas sur ce point. Tous les moments que vous perdriez seraient autant de moments volés à vos amis et à votre gloire. Il fait ici un froid très-piquant, j’ai peine à tenir ma plume et je vous crois transformés en statues de glace. Rassurez-moi encore là-dessus. Comment vos poitrines se trouvent-elles de la rigueur du ciel et de la chaleur des maisons ?

Mme Geoffrin est arrivée. Elle n’a qu’un cri après moi ; mais je n’ai pas encore trouvé le moment de la voir. Des embarras domestiques m’en ont empêché. Je vous griffonne tout ceci à la hâte et ce griffonnage vous sera remis par un galant homme qui prétend devoir tout ce qu’il est à Grimm et à moi mais qui doit tout à son bon esprit et à sa bonne conduite. C’est le médecin de l’hetman des Cosaques. Recevez-le comme un honnête homme que nous aimons, qui nous aime et qui s’attachera à vous d’intérêt, quand il ne le ferait pas de reconnaissance.

Bonjour, mon ami, bonjour, Mademoiselle Collot. Le père, la mère et l’enfant vous embrassent et font pour votre prospérité les mêmes vœux qu’ils feraient réciproquement pour la leur.

Mais mon médecin ne vient pas. Je vais donc continuer de causer avec vous. Que faites-vous pendant vos éternelles soirées ? Vous lisez, mon ami, et vous interrompez de temps en temps votre lecture pour dire un mot de nous à Mlle Collot qui est assise à côté de vous. C’est le rôle que nous faisions ici. J’ai appris avec quelque plaisir qu’on avait trouvé modiques les 1,500 francs que nous avions stipulés pour Mlle Collot, et qu’on y avait ajouté un petit supplément. Ce début me convient. Une autre chose que le prince Galitzin m’a dite et qu’il a lue dans une lettre du général Betzky, je crois, c’est que Mlle Collot allait s’essayer sur une de ses parentes, pour tenter immédiatement après le buste de l’impératrice. Tout cela me convient encore. Je vous avais chargé de quelques lettres. Les avez-vous fait remettre ? Avez-vous trouvé un M. de la Fermière, et l’avez-vous trouvé tel que je vous l’avais promis ? Je voudrais rassembler autour de vous quelques honnêtes Français qui remplaçassent à peu près ceux que vous avez quittés. Si vous apercevez un M. Berard et consorts, dites-leur que les lettres de recommandation que j’avais écrites pour eux ont été interceptées, qu’on a pareillement intercepté leurs réponses, et qu’ils ont pensé me perdre en me montrant au ministre comme une espèce d’embaucheur. Il n’était pas moins question que de la Bastille, ce qui ne m’a pas empêché de dire qu’il n’y avait qu’à mettre la misère à la Bastille et laisser faire les embaucheurs. Vous voyez, mon ami, par ce que je vous dis là, combien vous devez être réservé, soit que vous m’écriviez, soit que vous écriviez rue Neuve-Saint-Augustin. N’oubliez pas la convention des alinéas. Une autre chose sur laquelle je crois devoir vous prévenir, parce que je suis sûr de l’homme à qui je remettrai cette lettre, c’est de peu fréquenter M. notre ambassadeur. On est disposé à regarder comme des espions ceux qui sont assidus chez lui. Le rôle d’espion ne vous va pas plus qu’à moi celui d’embaucheur, mais je ne crois pas le ministre de Russie plus équitable sur ce point que le ministre de France. Les ministres en général ne croient pas aux honnêtes gens. Les deux statues de marbre sont-elles découvertes ? L’impératrice les a-t-elle vues ? Ont-elles reçu le tribut d’admiration qu’on leur doit ? Avez-vous assisté aux séances académiques ? Avez-vous vu ce sculpteur français dont le nom ne me revient pas ? Comment en use-t-il avec vous ? Tout se remue-t-il autour de vous, et espérez-vous trouver à la célérité de vos opérations les facilités qu’on nous a promises ? Comment avez-vous pris auprès des grands ? Comment les grands ont-ils pris auprès de vous ? Je n’en ai encore vu que deux ici, c’est notre prince et l’hetman ; vous ne seriez pas à plaindre si tous les autres leur ressemblaient. Nos deux bustes sont revenus de la manufacture, celui de Damilaville cuit à merveille ; celui de Grimm avec un coup de feu sur le front et sur le nez. Mademoiselle, j’ai le front et le nez rouges, mais cela n’empêche pas que ce ne soit très-beau, très-ressemblant, très-fin, plus que je ne le suis, et tout aussi vivant. Mon ami dit que j’ai l’air d’un homme que le génie va saisir et qui va partir de chaleur, comme il m’arrive quelquefois. Celui du prince Galitzin ressemble peut-être davantage, mais le mien est plus beau. La retraite qu’il a faite au four lui a donné un air de légèreté étonnant. Je n’ai pas le temps de vous parler de Greuze, de Chardin, de Cochin, de Pigalle, ce sera pour une autre fois. La dame Greuze m’a donné un violent chagrin. Mais laissons cela. J’espère que vous serez content du tableau que Chardin a fait pour le prince. Adieu, mes amis, iterum.


XI


Oui, mon ami, mon tendre ami, embrassez-moi, embrassons-nous. Vous arrivez, et tout en arrivant vous apprenez que la bienfaisante impératrice marie la fille de votre ami. Ce n’est pas à moi, c’est à mon enfant que vous devez tous des compliments. Des compliments, ô le vilain mot ! Des caresses, des embrassements, des marques de joie. Viens, mon enfant, approche, viens que je t’embrasse pour le maître et pour son élève. Mais me croyez-vous moins heureux que vous ? Croyez-vous que dans ces instants mon âme ne soit pas partagée entre mon bonheur et le vôtre ? Demandez-le à Prault, à Grimm, à Le Moyne et autres. Ils sont venus avec la foule de ceux qui ont applaudi à la munificence de Sa Majesté. Ils me parlaient d’elle, ils me parlaient de moi. Et je leur répondais de vous : « Il est arrivé. Ils sont arrivés. Ils se portent bien. Ils ont reçu le plus doux accueil. Tenez, voyez, lisez ce qu’il m’écrit lui-même, ce qu’il écrit au prince des charmes, de la grâce, de l’esprit, de l’affabilité de la souveraine. Il nous a perdus, il nous regrette ; mais le général Betzky nous remplace. Il fera certainement une grande chose, car il aura le repos sans lequel le génie s’éteint, le talent se cherche et ne se retrouve pas ». Mon ami, vous voilà donc dehors de la plus grande des inquiétudes. L’impératrice sait la pensée de votre monument et l’approuve, et comment avons-nous pu douter qu’elle ne l’approuvât ? Elle est grande cette pensée, elle est simple, elle est violente, elle est impérieuse, elle caractérise le héros. Vous me parlez du prince Galitzin ? Que voulez-vous, mon ami, que je vous en dise ? C’est une des belles âmes que le ciel ait formées. Il est heureux de ce que nous le sommes ; et il l’est autant que nous. Il me disait en m’embrassant : « Non, quand l’impératrice m’aurait donné un million à moi-même, je ne lui en saurais pas plus de gré que de ce qu’elle a fait pour vous. » Et croyez-vous que son rôle à Paris soit déplaisant dans ce moment ? Où est l’ambassadeur qui ait le droit d’être aussi vain que lui ? Il ne saurait faire un pas, il ne saurait entrer dans une seule maison, sans y entendre l’éloge d’une souveraine qu’il adore. — Ma foi, mon ami, il n’y a que ma position qui soit aussi agréable que la sienne.

Mais dites-moi, je vous prie, si c’est sa faute à lui que sa maîtresse soit grande.

Travaillez donc, mon ami, travaillez donc, bonne amie. Faites l’un et l’autre de belles choses. Tout vous y convie. Eh bien, nous vous avons donc desservis en vous annonçant trop favorablement. Tenez, il me prend envie de vous envoyer la lettre du général Betzky, afin que vous y lisiez de vos propres yeux que nous sommes des maussades qui ne connaissons que la moitié du mérite de nos amis et qui ne savons pas en parler comme il convient. C’est un des reproches qu’il me fait entre beaucoup d’autres. Par exemple, il ne veut plus être Son Excellence pour moi. Que diable voulez-vous que je réponde à cela, sinon de le prendre au mot ? Il est bien aisé de se défaire du titre quand on a la chose. Eh bien, quand la très-gracieuse souveraine daignait vous entretenir de vous et de moi, à votre avis, il n’y manquait donc qu’une chose, c’est que je fusse à votre place. Si j’y avais été, ce n’est pas comme cela que j’aurais dit : c’est que mon Falconet fût à côté de moi. Le père, la mère, la fille vous jettent leurs bras tout autour du col. Écrivez-moi, bonne amie. Écrivez-moi. Un M. Girard, qui part d’ici en qualité de médecin de M. l’hetman, vous a remis ou vous remettra une lettre de moi. Ne rabattez pas un mot de ce que vous y lirez. Prenez-y la mesure des sentiments que vous nous devez. Si Mme Diderot vient à mourir, vous aurez encore une mère à pleurer. Recevez mon compliment sur le portrait de Mlle Anastasia. Recevez-le d’avance sur celui de l’impératrice ; mon amie, mon ami, caressez bien le général Betzky, jetez-vous, s’il le faut, aux pieds de l’impératrice et obtenez-moi une copie de ce portrait. Il faut que je l’aie. Il faut qu’il soit placé devant moi. Il me fera sûrement faire quelque belle chose : car j’ai juré d’élever aussi un monument à ma bienfaitrice ; et ce serment sera rempli. Le vin du sculpteur va grand train ; je ne sais si vous vous portez mieux de tant de santés bues ; pour moi il ne tiendrait pas au prince que je n’en chancelasse quelquefois. J’ai souvent l’honneur de souper avec lui, et deux heures du matin nous ont surpris quelquefois le verre à la main et les noms du sculpteur et de son élève à la bouche. Vous dormez tandis que nous causons tendrement de vous. Saluez M. Michel de ma part. Puisqu’il a senti votre mérite, il n’est pas sot ; et puisqu’il met tout en œuvre pour vous servir, fût—il prêtre, fût-il diable ou pis encore, je l’en remercie et je partage votre reconnaissance. Je gage que ce M. Michel n’a jamais signé de sa vie avec plus de plaisir que la lettre de change pour votre ami. J’aime à me le persuader. Je crois sur mon âme que les bonnes actions engendrent les bonnes actions, et que s’il y a tant de fripons dans ce monde, c’est qu’il n’y a pas assez d’honnêtes gens. J’allai chez M. Baure pour toucher mon argent. Savez-vous bien que j’eus toutes les peines du monde à empêcher ce M. Baure, que je n’avais jamais vu, d’arrondir la somme défaillante de quelques sacs pour l’emploi que j’en voulais faire ? La bonté est peut-être plus épidémique encore que la malice. Tous ceux qui ont eu de l’amitié pour vous l’ont conservée et la conserveront. Grimm me charge de ses vœux pour votre bonheur et vos succès. Les Bron[171], les Van Loo, les Damilaville, les Naigeon n’ont tous qu’une voix. C’est un éloge où les noms de l’impératrice, du ministre, du sculpteur et de son élève sont entassés pêle-mêle, comme le sentiment du cœur les jette.

Notre petit Le Moyne commence cinquante phrases et n’en finit aucune ; il se fond en tendresse. Certainement cet homme vous chérit, et a l’âme tout à fait douce et bonne. « Mon enfant Falconet, dit-il, c’est qu’il est mon enfant… C’est que quand son père me l’amena… Non, il n’y avait pas un an que je l’avais vu que je lui disais : Il ne tient qu’à toi d’être simple comme Bouchardon, vrai comme Pigalle et chaud comme moi… et le voilà… une belle chose, je réponds qu’il la fera… » Et puis il faut voir la mine touchante, les grimaces pathétiques, les convulsions qui accompagnent ce ramage décousu. M. Collin a rendu visite au prince de Galitzin, qui est enchanté de son honnêteté. J’ai vu deux fois votre cousine. Je ne saurais oublier Perraut. Perraut, mon ami, irait vous voir à Pétersbourg si vous lui faisiez signe. Il faut qu’au fond vous ne soyez pas trop méchant puisque votre domestique même se souvient de vous et vous regrette. Vous allez donc au bal ? Y dansez-vous l’ours ? Mlle Collot tient-elle le ruban ? Mon ami, comptez que vous dansez l’ours sublimement. Vous n’y reconnaissez donc pas l’impératrice ? Et qui diable aussi reconnaîtrait la plus grande souveraine du monde sous la casaque de ce gueux de saint François ?

Mon ami, qui sait ce que l’impératrice fera de moi ? Qui sait si le monument même que j’ai projeté d’élever à sa gloire ne m’enverra pas à Pétersbourg ? Cet endroit pourrait bien être le seul du monde où il me fût permis de l’élever. Hâtons-nous toujours nous de débarrasser des entraves qui nous lient. Fermons notre porte aux importuns, et mettons la main à l’ouvrage. On est sans génie ou on le trouve dans ma position et la vôtre. Célébrez le czar Pierre. Je célébrerai Catherine de mon côté ; ce que je lui dois remplacera peut-être ce qui manque au talent. La reconnaissance fit une fois faire à Chapelain une ode sublime. Je vaux mieux que Chapelain, et il n’avait qu’un ministre sanguinaire à chanter. Si je vais jamais à Pétersbourg j’y porterai ma pyramide entre mes bras. Puissé-je encore vous y trouver ! J’ai supplié le général Betzky de fermer pour moi la main bienfaisante de l’impératrice. Je n’ai qu’un enfant et j’ai plus de quatre mille six cents livres de rente. Si elle ne sait pas être heureuse avec deux fois plus de revenu que son aïeul n’en a laissé à son père, c’est qu’elle sera folle, et il n’y a point de bonheur pour les fous. Mais il me resterait deux choses à obtenir et c’est à vous que je voudrais bien les devoir. Ce buste, mon ami, ce buste dont je vous ai parlé plus haut, et auquel je reviendrai jusqu’à ce qu’il me soit accordé, et puis les deux médailles qu’on a envoyées à d’Alembert et à Marmontel. Tout le monde les va voir chez eux. On s’avise aussi quelquefois de me les demander, et je vous avoue que j’ai quelque honte à ne montrer qu’une mauvaise gravure, ou qu’un pauvre bronze. Si cependant il y avait de l’indiscrétion, après tant de grâces obtenues et si peu méritées, d’en solliciter encore de nouvelles, gardez le silence.

Bonjour, mon ami, portez-vous bien. Écrivez-moi sans cesse. Lorsque vous aurez l’occasion de faire votre cour à Sa Majesté Impériale, ne séparez jamais mon hommage du vôtre. Eh bien ! vous persistez donc, malgré mes sentences, dans votre mépris pour la postérité ? Savez-vous à qui vous ressemblez ? au poëte anglais Pope : il ne pouvait souffrir qu’on le louât comme grand poëte, il voulait être loué comme honnête homme ; à la vieille duchesse du Maine : elle ne pouvait pas souffrir qu’on la louât comme femme d’esprit, elle voulait être louée comme belle. Vous dédaignez le lot qui vous est assuré ; vous n’ambitionnez que celui qui peut vous échapper. Le bonheur présent, si vos contemporains vous avaient de tout temps rendu la justice que vous méritez, peut-être feriez-vous plus de cas de la justice de l’avenir. Mais il faut convenir que nous sommes bien hargneux tous les deux, puisqu’une distance de sept cents lieues ne nous empêche pas de nous lancer des traits. Mais serez-vous homme à abandonner la décision de notre querelle au jugement de ma bienfaitrice ? Prenez-y garde, mon ami. Cette femme-là est ivre du sentiment de l’immortalité, et je vous la garantis prosternée devant l’image de la postérité. Tenez, j’ai lu écrit de sa main dans une lettre à Mme Geoffrin : Ce que j’ai fait pour Diderot est bien ; mais cela n’immortalise pas. À présent, dites encore du mal de ces deux sentiments sacrés, si vous l’osez. Allez les attaquer après cela dans l’auguste sanctuaire que je vous désigne. Désabusez, si vous pouvez, cette grande âme du plaisir de se savoir divinisée par des hommes séparés d’elle de la distance du pôle à l’équateur. Elle est heureuse par les éloges qu’on fait d’elle dans des contrées où elle n’est pas, et elle sent juste. Pourquoi cesserait-elle de sentir juste, si elle accroissait en elle-même ce bonheur de celui d’être heureuse dans des temps où elle n’est pas davantage ? Quand elle parcourt l’histoire d’Angleterre, n’est-il pas doux pour elle de pouvoir substituer le nom de Catherine à celui d’Élisabeth ? Nous existons dans le passé par la mémoire des grands hommes que nous imitons, dans le présent où nous recevons les honneurs qu’ils ont obtenus ou mérités, dans l’avenir par la certitude qu’il parlera de nous comme nous parlons d’eux. Mon ami, ne rétrécissons pas notre existence, ne circonscrivons point la sphère de nos jouissances. Regardez-y bien. Tout se passe en nous. Nous sommes où nous pensons être. Ni le temps ni les distances n’y font rien. À présent vous êtes à côté de moi. Je vous vois, je vous entretiens. Je vous aime. Je tiens les deux mains de Mlle Collot, et, lorsque vous lirez cette lettre, sentirez-vous votre corps ? Songerez-vous que vous êtes à Pétersbourg ? Non. Vous me toucherez. Je serai en vous, comme à présent vous êtes en moi. Car, après tout, qu’il y ait hors de nous quelque chose ou rien, c’est toujours nous que nous apercevons, et nous n’apercevons jamais que nous. Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. Je sais bien m’en départir dans l’occasion. Adieu, mon amie, adieu, mon bon ami. Embrassez-vous tous les deux pour moi.


À Paris, ce 20 décembre 1766.


XII


Non, mon ami, je ne laisserai pas partir M. Simon sans vous écrire un mot. Mais il me faut un peu plus de temps qu’il ne m’en accorde pour répondre à mon aise à deux ou trois de vos précédentes lettres. Il y a quelques articles importants qui demandent de la réflexion : ce sera pour le premier moment où j’aurai le courage de fermer ma porte à la multitude des distractions infinies qui viennent m’assaillir tout au sortir de mon lit… Il me semble, à la forme de mon papier et au ton de mon billet, que vous soyez toujours à quatre pas de chez moi… Vous êtes cependant bien loin, bien loin ; mais ce n’est ni de mon cœur ni de ma pensée… Que ma paresse et mon silence ne vous découragent point. Vous connaissez bien quelle est la sorte de bonheur dont nous jouissons dans ce pays-ci, et vous êtes bien sûr que nous n’en pouvons être privés que par des événements très extraordinaires. Ce n’est pas là tout à fait votre position par rapport à nous. Vous avez changé de climat, de vie, de mœurs, de connaissances, d’aliments, d’air, d’eau, de société ; nous avons besoin sans cesse d’être rassurés. Continuez donc de nous parler de votre santé, de vos travaux, des attentions qu’on a pour vous, des agréments dont vous jouissez. Que nous sachions qu’il y a sous le pôle, indépendamment de la souveraine, des hommes sensibles à l’esprit, à la probité, aux talents, et que vous avez trouvé en Russie tout ce que vous deviez naturellement vous promettre d’avantages, en quelque lieu du monde que vous fussiez allé, avec les qualités personnelles infiniment estimables que vous y auriez portées ; ces qualités qui m’attachèrent à vous au premier moment où je vous vis, qui, mieux connues de jour en jour, me firent ambitionner le nom de votre ami, et qui, également appréciées de loin et de près, me font sentir à l’instant où je vous écris tout le regret de votre perte. Mais je dis mal : est-ce que vous êtes perdu pour moi ? est-ce que je suis perdu pour vous ? Non, ami, je vous recouvrerai. Je vous reverrai. Je n’y tiendrai pas. L’amitié, le sentiment de la reconnaissance la plus vive, m’enlèveront un jour de vive force et me porteront entre les bras de mon ami, aux pieds de mon auguste bienfaitrice. Je la voudrai voir cette femme despote qui s’avise de dire un jour à ses sujets : « Nous sommes nés pour vivre sous des lois, les lois sont faites pour rendre les hommes heureux ; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux. Venez donc me l’apprendre. » Voilà, mon ami, le trait qu’il faudrait transmettre à la postérité la plus reculée parce qu’il est unique, parce que le passé n’en offre point d’exemple chez aucune nation, et que les maîtres du monde sont trop jaloux de leur autorité pour que l’avenir en offre un second. Montrez-la-moi donc, mon ami, elle debout et le Russe son sujet, un autel entre deux ; sur cet autel le rouleau de la loi à demi déplié, et sur ce rouleau, le souverain et l’esclave jurant tous les deux également d’observer la loi… Mais j’entame malgré moi la lettre qui doit succéder à celle-ci. Nous nous entretenons sans cesse de vous. Nous buvons sans cesse à votre santé. Je suis sans cesse assailli de gens qui viennent m’interroger sur votre sort. Je ne compte pas ceux-là au nombre des importuns. Ils me font parler de vous. Ils me font sentir que votre bonheur est le mien, et ils s’en retournent affligés ou satisfaits, selon le motif qui les amenait. J’attends avec impatience une réponse à ma dernière lettre à Son Exc. M. le général Betzky. Je voudrais bien qu’elle fût telle que je la désire. Avec quelle ardeur je me mettrais à l’ouvrage ! La belle chose que je ferais ! Et avec quelle célérité ! Chaque ligne me paraîtrait un pas fait vers la contrée qu’habite mon ami. Bonjour, mon ami, bonjour, tendre ami. Bonjour, mademoiselle Victoire. Je vous chéris toujours également. Conservez-moi les sentiments que vous m’avez accordés. Vous vous doutez bien que votre nom se trouve souvent mêlé ici avec celui de Falconet ; vous l’avouerai-je ? c’est avec tant d’intérêt, une si douce émotion qu’il est prononcé, qu’on est quelquefois tenté de croire que vous m’êtes plus chère encore qu’une fille ne l’est à son père, et j’ai quelquefois senti qu’il fallait toute la force de l’honnêteté pour écarter des esprits une idée dont j’étais vain. Je vous reverrai aussi et ce sera moi qui ferai les avances. Comme de raison, recevez toutes les amitiés de la mère et de la fille. Je vous réponds de leur sincérité ; c’est avec le plus grand plaisir que la mère s’est chargée de votre commission ; si elle est aussi bien faite qu’on l’a souhaitée, vous ne serez pas mécontente… Embrassez-le pour moi. Embrassez-la pour nous tous et songez que nous sommes trois… Vous n’avez donc pas pu souffrir qu’un M. Berard se plaignît de moi en votre présence. Je pardonne à M. Berard de ne m’avoir pas connu ; si vous le revoyez, dites-lui que j’ai risqué d’aller à la Bastille pour avoir voulu lui tenir la parole que je lui avais donnée.

Adieu, mes amis, mes bons amis. Sous quelques jours, nous causerons plus longtemps ensemble.


XIII


Ah ! mes amis, que les hommes sont méchants ! Ils se montrent quelquefois ennemis de tout bien. Il faut qu’il y ait au fond de leur âme quelque germe maudit et secret de jalousie qui les porte à souhaiter la chute de tout projet honnête ; tandis que, d’un autre côté, ils exigent nos succès sans lesquels nul plaisir, nul enthousiasme, nul sentiment d’admiration pour eux. Ils ne savent ce qu’ils veulent, amis des belles choses, ennemis de ceux qui les tentent, enragés contre ceux qui les exécutent. La belle bouffée de morale ! Le beau texte à suivre sous le petit berceau ! nous en aurions tous les trois pour jusqu’à la chute du jour. Mais allons à l’application. Il n’y a rien que ces génies infernaux-là n’aient imaginé pour troubler, alarmer, effrayer, dégoûter ce pauvre Simon. Ils lui ont montré les Russes avec des cornes, des queues et des griffes ; la Russie comme l’enfer de Milton, où les damnés étaient promenés alternativement d’un abîme de glace dans un abîme de feu, afin de rendre un extrême plus cuisant et plus cruel par son extrême opposé ; les Russes comme des gens sans probité, sans honneur, sans foi, des geôliers féroces d’entre les mains desquels on ne se tirait plus quand on avait eu le malheur d’y tomber. Enfin, la tête de ce pauvre Simon était à tel point dérangée que j’ai vu le moment où vous n’aviez point de mouleur. Vous entendrez ce qu’il vous en dira lui-même. Même conduite avec Vandendrisse. Cependant, l’un est maintenant aux portes de Pétersbourg, et l’autre est sur le point de quitter celles de Paris. Dieu merci, le génie a maintenant autour de lui tous ses instruments, et rien ne peut plus l’arrêter. Travaillez donc, mon ami ; travaillez avec chaleur ; faites un monument digne de la souveraine qui l’ordonne pour Pierre le Grand, digne de la nation qui l’ordonne pour sa souveraine, digne de vous. Vengez-vous de cette vengeance qu’il n’appartient qu’aux âmes telles que les nôtres de prendre. Avant que vous receviez cette lettre, Mlle Collot aura sous ses yeux les emplettes dont elle nous a chargés. Simon les lui porte. Eh bien donc, quand recevrons-nous cette brochure que vous avez eu la rage de faire imprimer ? J’aurais été bien aise de revoir le tout, surtout ces premiers petits chiffons qui ont été écrits sur le bout de la table. Cela sera peut-être si déguenillé, si traînant, si froid, si mauvais, que je ne vous pardonnerai jamais d’avoir eu si peu d’égards pour la gloire de votre ami. Malheur à vous, si vous avez la supériorité dans cette querelle. Il faut que vous fassiez mieux des statues que moi, mais il faut que je fasse mieux un discours que vous. Vous m’avez proposé de célébrer dans quelque petit ouvrage les premiers pas de l’impératrice dans la carrière du gouvernement. Vous vous offriez à m’envoyer les pièces nécessaires. N’ayez pas mauvaise opinion de moi, si je n’ai pas montré là-dessus tout l’empressement que vous deviez attendre de ma reconnaissance pour ses bienfaits multipliés, accumulés. Mais au moment où vous me présentiez une tâche si conforme à mon cœur, peut-être en même temps si supérieure à mon talent, savez-vous ce que je faisais ? J’écrivais au général Betzky[172], je décrochais de la muraille une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les cordes, je recherchais l’enthousiasme de mes premières années ; je le retrouvais, et je chantais l’impératrice en vers ; oui, mon ami, en vers ; et même en vers qui n’étaient pas mauvais. Puis, reprenant le ton de la raison pédestre et tranquille, ne me croyant pas tout à fait incapable de seconder ses grandes vues, je m’engageais à travailler à un vocabulaire général où tous les termes de la langue se trouveraient expliqués, définis, circonscrits. Vous concevez qu’un pareil ouvrage ne peut se faire que lorsque les sciences et les arts ont été portés à leur dernier point de perfection. Vous concevez que c’était un moyen de transporter chez une nation naissante tous les travaux, toute la lumière de trois ou quatre cents ans d’une nation policée. Vous concevez que l’exactitude et la franchise suffisaient seules pour rendre un pareil ouvrage d’une hardiesse à exiger toute la protection d’une souveraine. Je ne voyais que ce monument qui pût à peu près m’acquitter avec ma grande bienfaitrice. Je me suis offert. J’ai proposé. J’attends encore une réponse. C’est alors que vous eussiez vu votre ami accourir à Pétersbourg avec sa pyramide entre ses bras, comme je vous le disais dans une de mes premières lettres. C’est sur cette pyramide que nous aurions mis en inscription la suite des établissements, des actions mémorables de l’impératrice, ce qui aurait infiniment mieux valu que d’en écrire une brochure. Voyez, mon ami, que l’impératrice agrée seulement par votre bouche le sacrifice de mes dernières années, et je me renferme, et je travaille, et j’exécute à moi seul tout ce que notre Académie française n’a pu faire, au nombre de quarante, dans un intervalle de plus de cent quarante ans. Sentez bien surtout l’importance de mon projet ; sentez qu’une définition bien faite est toujours le résultat et la dernière ligne d’un bon traité. Sentez combien d’erreurs démasquées, d’opinions éclaircies, de préjugés renversés, et cætera, et cela dans un ouvrage à l’usage journalier des jeunes, des vieux, des grands, des petits.

Mais voilà mon papier qui finit, Vandendrisse attend, et je n’ai pas encore dit à mon ami la moitié de mes pensées. Ce sera pour une autre fois. Je vous annonce le départ voisin pour Pétersbourg d’un homme du premier mérite. Je vous accuse en même temps la réception de votre billet énigmatique. Tout est fini. Tout l’était depuis longtemps.

Le serpent et la vipère n’iront pas au loin troubler le repos de mes deux amis. Mille et mille embrassements à l’un et à l’autre.


XIV


Juillet 1767.


Eh bien, mon ami, où en êtes-vous ? Profitez-vous de l’absence de la cour et du retour de la belle saison ? Ce cheval respire-t-il ? S’élance-t-il fièrement vers les contrées barbares ? Nous offrira-t-il bientôt l’image d’un des plus beaux mouvements qu’il y ait dans la nature, un grand espace franchi d’un saut, par un animal qui sent son cavalier et qui lui répond ? Le beau centaure à faire que le centaure-czar ! Et ce czar ? Il me semble que je le vois. Comme il commande ! Comme les obstacles disparaissent devant lui !… Ils en mourront de rage, tous ces petits talents jaloux qui vous condamnèrent ici, en dépit de l’ange, du prophète de Saint-Roch, de Saint-Ambroise, et cætera, à la sculpture délicate, au madrigal, à l’idée ingénieuse et fine. Je t’en prie, mon ami, tue-les. Que j’aie le plaisir de les voir foulés, écrasés sous les pieds de ton cheval… ; bonne amie, il n’a que vous et son génie. Point de ménagement. Jugez-le à la rigueur. Si vous craignez de le contrister, vous ne l’aimez pas, vous ne l’estimez pas assez. Pardonnez-lui l’humeur du moment. Demain il reconnaîtra la justesse de votre observation, et il vous remerciera avec deux fois plus de tendresse… Mais comment vivez-vous ? vous ne m’en dites rien. S’occupe-t-elle bien de votre bonheur ? vous occupez-vous bien du sien ? Avez-vous éprouvé que tous les climats sont beaux et que c’est l’âme et non le soleil qui les fait tristes ou gais ? Nous nous entretenons de vous sans cesse ; nous faisons tous les jours des vœux pour votre bonheur et pour vos succès. Songez que rien au monde ne pourra nous déterminer à vous envoyer du trouble ou de l’inquiétude. Il ne faut que le voisinage d’une mauvaise tête pour en déranger une bonne : nous savons cela. Il ne faut qu’une méchante âme pour en désoler cent autres ; c’est encore une chose que nous savons… Je ne sais si je dois m’affliger ou me réjouir de la nouvelle tâche que vous avez acceptée. Le sujet est donné, et il sera très-beau de la manière dont vous l’avez conçu. Mais, mon ami, d’autres célèbres personnages sont venus, ainsi que Catherine, au secours d’un État chancelant. Le passé nous offre de ces exemples, l’avenir nous en offrira d’autres. Les grandes circonstances ont fait et feront encore éclore de grandes âmes. Mais notre Catherine est jusqu’à présent la seule souveraine qui, maîtresse d’imposer à ses sujets telles lois, telle forme de gouvernement, tel joug qui lui aurait plu de leur imposer, se soit avisée de leur dire : « Nous sommes tous faits pour vivre sous des lois. Les lois ne sont faites que pour nous rendre plus heureux. Personne, mes enfants, ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux. Venez donc tous me l’apprendre ; venez vous en expliquer avec moi. Ne craignez point de me déplaire. Je vous écouterai avec indulgence ; et je jure que votre franchise n’aura jamais aucune conséquence fâcheuse pour vous. » Voilà, mon ami, l’action qu’il faudrait consacrer par cent monuments. Je vous en ai déjà dit un mot. Mais laissons cela, il n’y a point de sujets ingrats pour les Falconet, et lorsqu’ils s’en sont une fois emparés, ils cessent d’être communs.

Je vois donc d’ici vos deux grandes figures ; et je les vois… aussi nobles et aussi pathétiques que vous me les montrez. Cependant voilà votre retour dans la chaumière de la rue d’Anjou reculé de huit ans. Faut-il donc que je dise avec un certain personnage de la Bible, mauvais roi mais assez bon père, qui venait de perdre son enfant : Il ne peut plus revenir à moi, il ne me reste plus que d’aller à lui. Nous ne nous reverrons plus ! Vous vous trompez, mon ami, nous nous reverrons. Je vous serrerai entre mes bras. Le désir d’une souveraine comme l’impératrice, les souhaits d’une bienfaitrice sont des ordres dont toute âme, sensible ou non, doit se tenir honorée. Il faut avoir vu une pareille femme une fois en sa vie et je la verrai. Sera-ce avant l’inauguration de votre premier monument ? c’est ce que j’ignore, mon ami. J’ai un cœur aussi ; mais tout contrarie ma volonté. Je suis en presse entre une infinité de devoirs que je ne saurais concilier. Vous m’appelez ; l’amitié, la reconnaissance me tirent d’un côté. D’autres sentiments me retiennent, et au milieu de ce conflit, je me sens déchiré. Ma fortune s’est arrangée. J’ai échappé aux inquiétudes du besoin, et mon bonheur s’est perdu. Je ne finirai point cette lettre sans vous expliquer tout cela. En attendant, rappelez-vous la situation de votre amie lorsqu’il fallut renoncer à tout ce qui vous entourait, ces accès de mélancolie où vous tombiez de temps en temps et que ma présence et mes conseils avaient tant de peine à dissiper, et vous n’aurez qu’une faible esquisse de ma situation. Ah ! mon ami, mon ami, vous parlez bien à votre aise, vous ne savez pas tout. Au milieu du désordre de ma tête et de la peine de mon âme, j’avais imaginé de tenter quelque grande chose qui répondît aux vues de Sa Majesté Impériale et qui donnât aux circonstances le temps de changer. Votre dernière lettre, celle de M. le général Betzky, écrite sous la dictée de Sa Majesté, ont renversé toutes les espérances dont je m’étais bercé. Il n’est que trop vrai que c’est moi qu’on veut et non mon ouvrage. Cependant, mon ami, mon ouvrage vaudrait bien mieux que moi, et vous en allez juger. Donnez, je vous en prie, quelque attention à ce qui suit.

Vous ne doutez pas que, quels que soient les progrès d’une nation dans les sciences et dans les arts, il faut qu’elle reste ignorante et presque barbare tant que sa langue est imparfaite.

Que les fausses acceptions des mots ont été, sont, seront à jamais la source féconde de nos erreurs et de nos disputes.

Qu’il n’est permis de fixer et de circonscrire les acceptions des mots que quand les choses ont été mûrement et profondément discutées.

Que la nation française en est venue à ce point d’instruction en tout genre, qu’elle touche au vrai moment d’exécuter avec succès son vocabulaire.

Que cet ouvrage lui manque ainsi qu’à toutes les autres nations de l’Europe, quoiqu’une Académie nombreuse s’en soit occupée ici depuis environ cent trente ans.

Que les travaux de cette Académie ont été jusqu’à présent infructueux, parce que ce corps, mêlé de bonnes et de mauvaises têtes, salarié par le gouvernement, et son esclave par intérêt, est retenu par une infinité de petites considérations incompatibles avec la vérité.

Qu’il n’est permis qu’à un homme libre, instruit et courageux de dire : « Tout ce qui est entré dans l’entendement y étant entré par la sensation, tout ce qui s’échappe de l’entendement doit donc retrouver un objet sensible auquel il puisse se rattacher », et d’appliquer cette règle à toutes les notions et à tous les mots, traitant de notions chimériques toutes celles qui ne pourront supporter cet essai ; de mots vides de sens, tous ceux qui ne se résoudront pas en dernière analyse à quelque image sensible.

Qu’un pareil ouvrage produirait deux grands effets à la fois, l’un de transmettre d’un peuple chez un autre le résultat de toutes ses connaissances acquises pendant une suite de plusieurs siècles, l’autre d’enrichir la langue pauvre du peuple non policé de toutes les expressions et conséquemment de toutes les notions exactes et précises, soit dans les sciences, soit dans les arts mécaniques ou libéraux, de la langue riche et nombreuse du peuple civilisé.

Que cet ouvrage n’est point l’Encyclopédie, mais qu’il la suppose faite et mieux faite qu’elle ne l’est.

Que les générations ne sont par toute la terre qu’une longue suite d’enfants qui s’accoutument successivement à parler l’idiome de l’ignorance et du mensonge.

Qu’il faut que ce vice se perpétue à jamais tant que des hommes doués de lumières et de hardiesse ne s’occuperont pas de l’instrument qui sert de véhicule à la pensée.

Que les derniers efforts et les derniers souhaits des meilleurs esprits dans tous les temps et chez toutes les nations se sont toujours tournés sur cet instrument général et commun.

Qu’après avoir longtemps réfléchi, médité, écrit, expérimenté, ils ont fini par sentir que la langue restant imparfaite, les hommes continueront à prononcer les mêmes mots et à dire des choses très-diverses, et, se payant réciproquement de sons, ne paraîtraient d’accord que tant qu’ils ne s’expliqueront pas. D’où ils ont conclu unanimement la réinstauration de la langue.

Que s’ils ont tous été détournés de ce projet, c’est moins encore l’étendue et la difficulté de l’entreprise qui les ont arrêtés que le péril qu’ils y voyaient.

Qu’un vocabulaire grammatical consiste à marquer l’usage, qu’un vocabulaire philosophique consiste à le rectifier.

Que vingt à trente années de travail ont beaucoup abrégé l’ouvrage pour moi, et que cet ouvrage n’étant point destiné pour mon pays, le péril ne m’est rien.

Que je puis donc donner à un peuple naissant un idiome épuré qui deviendrait incessamment général e tcommun, et qui resterait le même, au milieu des plus grandes révolutions, et après elles.

Qu’il n’y a aucun grand principe de morale et de goût qu’on n’introduisît en exemple à la faveur des mots et de leurs acceptions diverses, et que le vocabulaire deviendrait en même temps un livre de mœurs.

Rêvez-y bien, mon ami : quelques savants, quelques bons esprits s’instruisent par les écrits et dans les bibliothèques, rectifiant par la réflexion, la lecture et la conversation, le vice de leurs idées ; cependant l’erreur reste et circule dans les rues, dans les temples, dans les maisons avec les imperfections de l’idiome. L’esprit s’est renouvelé et c’est toujours la vieille langue qu’on parle. C’est donc l’idiome qu’il faut réinstaurer, travailler, étendre, à moins qu’on ne veuille comme à la Chine faire servir le soulier de l’enfant au pied de l’homme. Il faut apprendre aux peuples qui prononcent aujourd’hui, comme il y a quatre cents ans, les mots de vice, de vertu, de rois, de prêtres, de ministres, de lois, de gouvernement, quelles sont les véritables idées qu’ils doivent y attacher aujourd’hui. C’est de l’idiome d’un peuple qu’il faut s’occuper, quand on veut en faire un peuple juste, raisonnable et sensé. Cela est d’autant plus important, que si vous réfléchissez un moment sur la célérité incompréhensible de la conversation, vous concevrez que les hommes ne proféreraient pas vingt phrases dans toute une journée, s’ils s’imposaient la nécessité de voir distinctement à chaque mot qu’ils prononcent quelle est ou l’idée ou la collection d’idées qu’ils y attachent. Quand je dis les hommes, je parle de vous et de moi. Jugez par là de l’importance des précautions à prendre sur la valeur d’une monnaie si courante qu’on est dans l’habitude et la nécessité de la donner et de la recevoir sans en regarder l’empreinte.

Comblé de bienfaits de Sa Majesté Impériale, pressé de concilier ma gratitude avec d’autres devoirs, je proposais un ouvrage conçu d’après les idées que je viens de vous développer. Je me disais à moi-même : Je suis aimé, estimé de tous les savants de ce pays, de tous les hommes de lettres, de tous les artistes ; dans les cas où mes propres lumières m’abandonneront, j’irai les voir, les interroger, les consulter. Je les mettrai à contribution. À mesure que j’exécuterai en français d’autres s’emploieront à traduire en russe. Quand j’aurai fini, j’irai moi-même à Pétersbourg conférer avec mes septantes par le moyen du latin qui nous servira de truchement commun. Nous donnerons à la version toute la conformité possible avec l’original, et nous publierons le tout sous les auspices de la souveraine.

C’est à la tête de cet ouvrage que nous parlerons dignement de ses ministres, d’elle-même, de ses grandes vues, de ses différents établissements, de tout ce qu’elle aura fait et de tout ce qu’elle se proposera de faire pour le bonheur solide de ses sujets et pour sa véritable gloire. C’est ainsi que j’en écrivis à peu prés à M. le général Betzky, lorsque je remerciais Sa Majesté Impériale de ses dernières marques de bonté. Je me sentais accablé sous le poids de tant de bienfaits multipliés. Je me secouais sous ce poids. Je cherchais à me soulager en proposant quelque espèce d’échange. D’abord, on ne m’a point répondu. On m’a laissé gémir. Ou n’a voulu de moi qu’un homme écrasé de grâces, de bontés et d’honneurs. On m’a laissé promener chez ma nation le reproche de son oubli, avec la conscience pénible de mon utilité pour la nation étrangère et généreuse qui avait tant fait pour moi. J’allais prendre la plume. J’allais vous écrire, mon ami : « Faites qu’on m’ordonne, faites qu’on m’emploie à quelque chose. J’ai encore une dizaine d’années de vigueur littéraire. Je les offre, faites qu’on les accepte ; faites, s’il se peut, que je m’acquitte et qu’il me soit permis de me servir des doigts sacrés de notre souveraine pour appliquer une croquignole à nos quarante jetonniers. » J’en étais là, lorsque j’ai reçu votre lettre, votre cruelle lettre, et la lettre plus cruelle encore de M. le général Betzky. Encore un moment, mon ami. Je sens que mon âme s’ouvrira, mais que le moment n’en est pas encore venu. Comment deux lettres, l’une pleine de l’amitié la plus tendre et du plus vif intérêt, l’autre qui met le comble à une longue suite de bontés, où l’on daigne lever nos inquiétudes, où l’on s’occupe avec une délicatesse, un charme infini, à me réconcilier avec les grâces que l’on m’accorde, où l’on m’invite, où l’on me promet le repos, la protection et la paix ; où une souveraine, suspendant ses fonctions les plus importantes, dicte à son ministre, adresse elle-même à un étranger ignoré, à un petit particulier qui doit à son souvenir la meilleure partie de sa considération et de son orgueil, les choses les plus douces, les plus flatteuses, les plus honorantes, comment deux lettres que j’arrose alternativement de mes larmes, des larmes de la joie, peuvent-elles devenir cruelles ? Ah ! mon ami, viens, arrache de mon cœur un sentiment qui le domine, finis ce combat et je te suis. Encore une fois, tu parles bien à ton aise, tu ne sais pas. Tu vas savoir.

Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre, et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il te remettra une lettre de ton ami. Je ne vous nomme point cet homme[173]. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur les plus grands objets et l’expérience des grandes affaires ont achevé de perfectionner l’ouvrage de nature. Ah ! si Sa Majesté Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction ! je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre humain. Il sera précédé d’un ouvrage intitulé : De l’ordre naturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base de toute bonne loi ; de la liberté, portion essentielle de la propriété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment, de toute vertu ; de l’évidence, unique contreforce de la tyrannie et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez-en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous appuyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses ; ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui devoir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons à l’impératrice un très-habile, un très-honnête homme. Nous vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne société. Ah ! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s’en éloigner, et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les d’Alembert, les Diderot ? À rien, mon ami, à rien. C’est celui-là qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu.

Le récit des bontés, prévenances et attentions du général Betzky, celui de la bienveillance continue de Sa Majesté pour vous, m’affectent toujours d’une manière délicieuse et nouvelle, et cela sans me surprendre.

Je me réjouis des succès de Mlle Collot, et quand vous m’en parlez, je me retrouve les entrailles d’un père. Je ne serais pas différemment ému, si j’entendais l’éloge de ma fille. Oui, oui, mon ami, vous m’embrasserez à Pétersbourg ; vous voyez que j’ai sous les yeux toutes vos lettres, et que j’y réponds.

« Si je savais, dites-vous, comment Sa Majesté daigne en user avec un mérite aussi mince que le vôtre. » Point de modestie déplacée, s’il vous plaît. Est-ce que vous croyez ce que vous me dites là ? Est-ce que vous ne seriez pas mortifié que je le crusse ? L’impératrice est une grande femme, un gran cervello di principessa, et elle est faite pour aimer, estimer, protéger, honorer un gran cervello di poeta. Le général Betzky ose bien me conseiller, à moi, de m’apprécier d’après les marques éclatantes de ses bontés !

J’irais, ajoutez-vous, coopérer à tout le bien qu’elle veut faire encore. Parlons net, mon ami. Comment Denis le philosophe peut-il mériter qu’on l’appelle l’un des coopérateurs de Catherine ? Comment travaillerait-il aussi au bonheur du peuple ? Je m’interroge là-dessus, et je me réponds avec franchise que j’ai l’âme haute, qu’il me vient quelquefois une idée forte et grande, que je sais la présenter d’une manière frappante, que je sais entrer dans les âmes, les captiver, les émouvoir, les entraîner, et que si d’Alembert s’entend infiniment mieux que moi à résoudre une équation différentielle, je m’entendrais tout autrement que lui à pétrir un cœur, à l’élever, à lui inspirer un goût solide et profond de la vertu et de la vérité. Qu’on me donne un enfant, qu’on m’enferme avec lui dans une solitude, et si je n’en ramène pas un homme, c’est que nature y aura mis un obstacle insurmontable. Mais dans une cour, moi, dans une cour ! moi que vous connaissez pour la droiture, la simplicité, la candeur incarnées ! moi qui n’ai qu’un mot ! moi dont l’âme est toujours sur la main ! moi qui ne sais ni mentir ni dissimuler ! aussi incapable de dissimuler mes affections que mes dégoûts ! d’éviter un piège que de le tendre ! Avez-vous bien pensé à cela ?

Mais il est un homme, à côté de moi, aussi supérieur à moi que j’ose me croire supérieur à d’Alembert, aux qualités que j’ai en réunissant une infinité d’autres qui me manquent, plus sage que moi, plus prudent que moi, ayant une expérience des hommes et du monde que je n’aurai jamais ; obtenant sur moi cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la plupart des hommes sont pour moi, des enfants, je le deviens pour lui. Je l’ai nommé mon hermaphrodite, parce qu’à la force d’un des sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre. C’est mon ami, c’est le vôtre. Il est dans l’art plastique moral ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je vous en dis, les grands, les petits, les savants, les ignorants, les hommes faits, les enfants, les littérateurs, les gens du monde, vous le diront comme moi. Il plaît également à tous.

Des nouvelles de ma famille, en voici. La mère est fatiguée d’une sciatique qui donne encore plus d’exercice à ma philosophie qu’a sa patience. L’enfant sera, quelque jour, un enfant assez aimable. Je le prévois à des éclairs, rares à la vérité, mais fort au-dessus de son âge.

Les lettres languissent. On leur interdit le gouvernement, la religion et les mœurs. De quoi veut-on qu’elles s’entretiennent ? Le reste n’en vaut pas la peine. Un freluquet sans lumière et sans pudeur dit intrépidement à sa table que l’ignorance fait le bonheur des peuples, et que si l’on eût jeté Marmontel dans un cachot, lorsqu’il nous fit rire aux dépens de d’Arginval et d’Aumont, il n’aurait point fait Bélisaire ; et cela s’appelle un ministre ! Nous n’avons jamais contristé cet homme-là ; mais il se doute de notre mépris, et il nous hait.

À propos, on a prétendu que Marmontel a pris mon ton pour modèle de celui de son héros. Il me semble pourtant que je ne suis ni si froid, ni si commun, ni si monotone. Ah ! mon ami, le beau sujet manqué ! Comme je vous aurais fait fondre en larmes, si je m’en étais mêlé ! Notre ami Marmontel disserte, disserte sans fin, et il ne sait ce que c’est que causer.

Je n’ai bien senti toute la décadence de la peinture que depuis que les acquisitions que le prince de Galitzin a faites pour l’impératrice ont arrêté mes yeux sur les anciens tableaux. Ou je me trompe fort, mon ami, ou l’art de Rubens, de Rembrandt, de Pœlenburg, de Téniers, de Wouvermans est perdu. La belle collection que vous allez recevoir ! Le prince, notre ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance des beaux-arts. Vous seriez vous-même étonné de la manière dont il voit, sent et juge. C’est qu’il a le grand principe, l’âme belle. Une belle âme ne va guère avec un goût faux ; et si l’on me cite quelques exemples du contraire, je répondrai toujours que ces hommes auraient encore eu le tact plus fin s’ils avaient eu le cœur plus droit. Combien je vous fais lire de choses qui vous impatientent ! Lisez toujours, mon ami ; j’en viendrai à ce qui vous importe, à ce qui vous intéresse.

Vous avez donné un bien mauvais exemple aux artistes. Depuis notre querelle, peu s’en est fallu que je ne me fusse engagé dans une autre avec Cochin, défenseur du système de Ballon, qu’il n’y a de l’amour que le physique qui soit bon. Je ne puis souffrir en aucune circonstance qu’on mette l’homme à quatre pattes ; ni qu’on réduise à quelques gouttes d’un fluide versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions criminelles et vertueuses. Je ne puis souffrir qu’on fasse du maître des dieux et des hommes un animal violent, brutal et muet, encore moins un petit sot, fade, ambré, musqué, emmiellé. Ce n’est pas cela. Qu’en pensez-vous, mon ami ? Un amant tel que je le connais et que je le suis est un être bien rare.

Les baron d’Holbach, les Grimm, les Damilaville, les Naigeon, les Bron, ont été sensibles à votre souvenir, et partagent avec moi les souhaits que je fais pour votre santé, votre bonheur et le succès de votre entreprise. Votre absence vérifie ce qu’Horace a dit de la mort des grands hommes : Virtutem incolumen odimus. Sublatam ex oculis quærimus, invidi[174]. Cela a été, est, et cela sera toujours ainsi ; et c’est, en mourant, la consolation du mérite persécuté. Quæretis me et non invenietis, est un mot doux et touchant d’un assez plat législateur.

Les artistes voient avec plaisir une infinité de morceaux précieux s’en aller en Prusse, en Angleterre, en Russie ; les gens du monde en sont enragés. Ceux-ci n’ont plus l’espérance de les acquérir ; ceux-là n’ont plus le chagrin d’être humiliés par des modèles redoutables. Je gage qu’à tout prendre, les uns et les autres les aimeraient encore mieux brûlés, déchirés, anéantis qu’éloignés. Le cœur de l’homme est tour à tour un sanctuaire et un cloaque. Mon ami, si mes deux derniers cahiers ne sont pas autrement doucereux, c’est votre faute et non pas la mienne. J’en ai usé avec vous comme on devrait faire avec les enfants, les pincer quand ils ont pincé leur camarade ; c’est la meilleure façon de leur apprendre que cela fait mal ; n’est-il pas vrai, mademoiselle Collot ?

Si cette petite dispute n’est pas encore sous presse, vous me feriez une chose agréable, et peut-être utile à tous les deux, en m’en envoyant une copie, que je relirais avec plus de scrupule encore et d’attention pour votre compte que pour le mien. Je l’exigerais même de votre amitié, à condition pourtant que cela ne lui coûtât guère. Du reste, l’honneur de l’édition vous serait toujours réservé, et la première ne s’en ferait pas moins à Pétersbourg. Voyez si vous êtes d’humeur à me donner cette petite satisfaction. Ramassez tout ce qui viendra à votre connaissance de l’administration de Sa Majesté Impériale. C’est à elle à faire de grandes choses, c’est à nous à les célébrer. Heureux si nous savons faire notre devoir de panégyriste comme elle le sien de souveraine ! Mais comme on n’élève les statues des grands hommes que sur les grands places, je répugnerais à placer notre Catherine dans une niche. Si jamais je parle d’elle, je veux que ce soit à la tête d’un ouvrage digne d’elle. Et puis, dans ce moment, ne craindriez-vous pas un peu qu’on n’entendît dans ma bouche que la voix de la reconnaissance, et que cette espèce de prévention, surfaite encore par la malignité, n’ôtât quelque valeur à la vérité de l’éloge ? Laissons d’abord dire l’univers, et puis nous dirons après lui. Quoi qu’il en soit, recueillez toujours, et soyez sûr que vos mémoires serviront.

Encore une fois, mon ami, si, je vous reverrai ! Si, j’irai me prosterner aux pieds de ma grande bienfaitrice ! Si, elle verra couler de mes yeux les larmes du sentiment et de la reconnaissance ! J’en fais entre vos mains le serment solennel. Vous voudriez que ce fût au commencement du printemps de soixante-huit, à son retour de Moscou. Je le voudrais bien aussi ; mais je vous ferai vous-même juge du possible, en vous exposant ma position actuelle avec toute la franchise que vous me connaissez. Vous croyez que je vais entamer ici cet article, et vous redoublez d’attention. Patience, mon ami, patience… Comment dirai-je tout cela ? Il faut pourtant que je le dise.

Je ne suis point étonné du récit de la liberté de vos séances au Palais. On disait à Henri IV tout ce qu’on voulait. La morgue du rang est toujours en raison de la petitesse de celui qui l’occupe. Plus le souverain se distingue de l’homme, plus il confesse qu’il est un pauvre homme. S’il y a de pauvres diables d’auteurs, il y a de pauvres diables de rois. Le pauvre diable est de tous les états. Celui qui s’enveloppe sans cesse du manteau royal pourrait bien ne cacher là-dessous qu’un sot. Titus, Trajan, Marc-Aurèle, Henri se laissaient approcher, tâter, manier de tous les côtés, et je veux mourir si j’étais plus embarrassé de parler à l’impératrice de toutes les Russies qu’à ma sœur et à mon frère. L’honnêteté de mon âme me répondrait à moi-même de mon propos et de ma pensée. Son indulgence et sa bonté feraient le reste.

Vous êtes donc content, bien content du portrait de l’impératrice ! Tant mieux, mon ami, pour le maître et pour l’élève. C’est votre suffrage qu’elle doit surtout ambitionner, et c’est presque vous-même que vous louez en elle. Quand elle travaille bien, votre ciseau n’a fait que changer de main.

Puisque vous revenez encore à nos lettres de Paris, j’y reviens aussi. Je ne sais plus, mais plus du tout, ce que c’est que les premières, et pour en croire le bien que vous m’en dites, il faudrait que je les relusse. Faites-les-moi donc relire. Vous êtes bien osé d’avoir communiqué cette causerie à l’impératrice ? Combien je lui aurai paru petit et mesquin ! Vous n’êtes guère jaloux de l’honneur de votre ami. Est-ce ainsi, aura-t-elle dit, qu’on défend une aussi grande cause ? Elle aura désiré que je parlasse comme elle sent. Mais, mon ami, cela ne se pouvait. Denis Diderot n’était peut-être pas né pour se monter à tant de hauteur. Et puis, pour s’entretenir dignement soi-même et les autres du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, il faudrait y avoir le même droit qu’elle. C’est alors qu’on se battrait sur son propre palier. Si vous m’en croyez, vous ne supprimerez rien de ces feuillets-là. Vous risquez, en les châtiant, de leur ôter un air de négligence qui plaît toujours ; c’est la caractéristique des ouvrages faits sans peine, sans apprêt, sans prétention. Si on ne lit pas notre brochure comme nous l’avons écrite, nous sommes perdus.

C’est très-bien fait à vous d’avoir traité honnêtement de Voltaire. Il ne conviendrait point à mon Falconet d’empoisonner les derniers instants de la vie d’un vieillard respectable par les ouvrages immortels de ses premières années, et les actions vertueuses des dernières. Il a commencé par être un grand homme ; il finit par être un homme de bien. Il a écrit Zaïre à trente ans, et vengé les Calas à soixante et dix. Quel homme, mon ami, que ce de Voltaire ! il faut être bien stoïcien pour dédaigner son suffrage.

J’approuve fort que vous ayez suppléé les quatre mots : ainsi que tu l’as projeté. Mais lorsque vous n’entendez rien à cette omission de ma part, c’est que vous oubliez que c’est à vous-même que j’écrivais.

Tous nos portraits ont réussi, excepté le mien qui est revenu du four avec un nez rouge. Mademoiselle Collot, vous feriez croire à la postérité que j’aimais le vin.

Vous devez avoir à présent les deux ou trois ouvrages que vous désirez. Pourriez-vous me dire à qui vous attribuez le Dévoilé[175] ? Si vous saviez combien les conjectures qui se font autour de moi me font rire !

J’en étais là, mon ami, et je commençais à bouder un peu le bon, l’excellent général, lorsque votre lettre et la sienne nous sont parvenues. Elles m’ont soulagé d’une petite inquiétude pour m’en donner une bien grande. Vous m’entendrez mieux tout à l’heure et vous me blâmerez ensuite, si vous l’osez. Je verrai Le Moyne, et j’arrangerai l’affaire de votre fondeur.

M. le prince de Galitzin vous répondra lui-même sur les trois mille livres de la statue de l’Hiver. C’est son affaire.

Votre ami Diderot, qui vous écrit toutes les fois qu’il en a l’occasion, sait tout ce que vous avez fait pour lui, et ne vous en remercie pas, parce qu’on s’honore soi-même quand on fait honorer son ami.

Je sollicitais le titre d’académicien, lorsque j’appris par la Voix publique qu’il m’était accordé. J’attendais mon diplôme. Je l’attends encore, et mon remerciement est tout prêt. Soyez tranquille, je ne manquerai à rien.

Il n’est pas exactement vrai que je n’aie donné aucun signe à l’Académie. J’ai écrit, et du ton de modestie qui me convenait. Votre amitié pour moi était le grand pivot de ma prétention. Ma supplique se réduisait à ces quatre mots : Je suis l’ami de Falconet, et Falconet n’est pas homme à faire son ami d’un méchant et d’un sot. C’est à peu près ce que vous avez dit plus élégamment, plus académiquement.

Monsieur le secrétaire s’attend que je contribuerai aux progrès des arts et à l’honneur de l’Académie, et je ne l’en dédirai pas. J’élèverai des paradoxes sans fin. Mon ami Falconet les résoudra, et c’est ainsi que je servirai les arts, l’Académie et la vérité. Je serai la pierre à aiguiser :

                                                            Acutum
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi
[176].

J’ai de temps en temps besoin d’un commentaire qui ne laisse pas subsister une ligne du texte, et vous le ferez. Je serai le vent du midi qui assemble les nuées, et vous le vent du nord qui les balaye.

Je ne sais si vous avez vu mon premier remerciement à l’impératrice. Il y avait, je crois, quelques mots d’âme dont vous auriez été satisfait. Pour le second, je vous conseille de l’approuver en entier.

Vous ignorez ce qui s’est passé ici à l’occasion du second, du troisième, du quatrième bienfait ; j’en ai tant reçu que je ne sais plus lequel.

M. le prince de Galitzin jugea à propos d’observer par apostille à une de ses lettres à M. le général Betzky que ma pension était de 100 pistoles et non de 50. Je craignais tellement que cette apostille ne parût concertée entre le prince et moi que j’en tombai malade. Je ne méprise pas l’argent, parce que je suis époux et père, parce que j’en sais faire usage, parce que j’ai des parents et des amis pauvres ; parce qu’on n’en aura jamais trop tant qu’il y aura des malheureux et qu’on sera bienfaisant. Mais il y a des choses que je prise infiniment davantage. Sa Majesté Impériale et M. le général Betzky ont senti mon inquiétude, puisqu’ils n’ont pas dédaigné de me rassurer.

Pour la troisième fois, je vous le dis. Je ferai ce que vous attendez de moi. Je vous en réitère le serment. Mais, mon ami, si cependant j’avais écouté la chaleur de mon âme et de la vôtre ; si j’étais à présent au milieu de votre atelier, examinant, approuvant, critiquant, peut-être n’auriez-vous ni mouleur, ni ouvrier, ni fondeur. C’est moi qui ai rassuré la pauvre tête de Simon, que les impertinents propos des rivaux, des jaloux, des méchants avaient tout à fait renversée. C’est moi qui ai dissipé les terreurs paniques de Vandendrisse, autre mauvaise tête. Je me doute bien que j’aurai la même tâche avec Sainteville et Hachement. Il faut ici, mon ami, un ambassadeur honnête homme et qui soit connu pour tel, et puis un indifférent qu’on croie incapable, par quelques considérations que ce soit, d’aventurer le bonheur d’un autre homme, et qui joigne son témoignage à celui de l’ambassadeur sur le bien que celui-ci ne peut manquer de dire de sa cour. La bonté, la douceur, l’affabilité, la véracité du prince de Galitzin les ébranlent et moi je les achève. C’est ainsi que Simon et Vandendrisse se sont à la fin déterminés à partir.

Enfin, je suis parvenu au sujet principal de votre dernière lettre et de ma réponse. Écoutez-moi, mon ami, et ne rabattez pas un mot de tout ce que je vais vous dire :

J’ai une femme âgée et valétudinaire. Elle touche à la soixantaine, et il est tout naturel qu’elle soit attachée à ses parents, à ses amis, à ses connaissances, à son époux et à tous les entours de son petit foyer. Emmène-t-on avec soi sa femme infirme et sexagénaire ? et, si on la laisse, fait-on bien ?

J’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Voici le moment ou jamais de lui donner l’éducation que je lui dois. Le moment de faire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ? Incessamment cet enfant sera nubile. Autres soucis, autres soins.

Je pourrais m’étendre davantage sur ces points, mais je vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs les plus honnêtes et les plus raisonnables sont peut-être ceux qui m’arrêtent le moins. Ah ! si je pouvais être aussi pauvre amant que je suis pauvre père et pauvre époux ! Je ne ménage pas les expressions, comme vous voyez. C’est que quand on fait tant que d’ouvrir son âme à son ami, il ne la faut point ouvrir à demi.

Que vous dirai-je donc ! que j’ai une amie ; que je suis lié par le sentiment le plus fort et le plus doux avec une femme à qui je sacrifierais cent vies, si je les avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres, sans en être ému ; ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre, pourvu qu’elle me restât. Si elle me disait : « Donne-moi de ton sang, j’en veux boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché ! Je ne lui ai jamais causé la moindre peine ; et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. À l’âme la plus sensible, elle joint la santé la plus faible et la plus délicate. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie, que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre l’autre. Parle, mon ami, parle. Veux-tu que je mette la mort dans le sein de mon amie ? Voilà ce dont il s’agit ; voilà le grand obstacle, et mon Falconet est bien fait pour en sentir toute la force. J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est la première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que je te parle comme je fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi chère que jamais. J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires, n’a rien pu sur la mienne ; que depuis que je l’ai connue, elle a été la seule femme qu’il y eût au monde pour moi. Et tu veux qu’un jour, que demain, je me jette, à son insu, dans une chaise de poste ; que je m’en aille à mille lieues d’elle, et que je la laisse seule, désolée, accablée, désespérée. Le ferais-tu ? Et si elle en mourait ? Cette idée me trouble la tête. Je ne lui survivrais pas ; non j’en suis sûr. Ah ! mon ami ! laisse aux bienfaits de l’impératrice toute leur valeur, tout leur prix. N’amène pas par tes conseils un moment où… ah ! mon ami ! ah ! grande impératrice pardonnez-moi tous les deux. Je ne suis point ingrat. Je ne le fus jamais ! mais j’aime, et rien au monde ne me doit paraître comparable au bonheur, à la tendresse, à la vie de mon amie, si je sais bien aimer. Loin d’elle, je me rendrais, je crois, le témoignage que j’ai fait ce que je devais. J’obtiendrais certainement d’elle la même justice, car je la connais. Elle m’accuserait, mais en souffrirais-je, en souffrirait-elle moins ? Encore si elle était libre ? mais elle a une mère, et une mère qui lui est aussi chère que moi. Elle a des parents et des parents qui ne sont pas sans nom. Et quand elle serait libre, dis, mon ami, crois-tu qu’il convînt à un homme qui a le moindre sentiment d’honnêteté, qui jouit dans la société de quelque considération, qui s’y fait respecter par sa justice, par ses mœurs…? n’entends-tu pas tout ce qu’ils diraient et tout ce qu’ils n’auraient que trop raison de dire ? À présent que ma position t’est connue, conseille, parle, ordonne, juge, décide ; mais non, Falconet, je vous récuse. C’est au jugement d’une femme que j’en appelle. Prononcez, mademoiselle Collot.

Mon ami, vous pouvez confier à Sa Majesté Impériale, de ceci, tout ce qu’il vous plaira. Ce n’est point à elle que son philosophe veut cacher sa fêlure. Je serais fâché qu’elle m’estimât plus que je ne vaux, et si j’étais destiné à l’honneur de son service, je commencerais par lui avouer tous mes défauts ; mais tous, afin qu’elle ne fût jamais dans le cas de dire : Je n’avais pas compté sur celui-là.

Si vous ne croyez pas pouvoir lui dire que son philosophe et son ami est amoureux fou, dites-lui, et ce sera la vérité, que j’ai encore quatre volumes de mon grand ouvrage à publier ; que je suis engagé à des commerçants qui ont mis sur ma parole toute leur fortune à une seule entreprise ; que personne ne me peut suppléer, qu’un autre n’obtiendrait ni d’eux ni du public la même confiance ; que quatre à cinq mille citoyens nous ont avancé des fonds considérables qu’ils seraient en droit de redemander d’un moment à l’autre ; que c’est à cet ouvrage que je dois, même de votre aveu, une bonne portion de ma prétendue célébrité ; que ces commerçants que je laisserais ont fait, pendant plus de vingt ans, mon aisance et ma subsistance honnête ; qu’ils sont actuellement dans le fort de leurs rentrées ; combien il leur serait dur de voir ces rentrées ou suspendues ou arrêtées ; et que si la nation, rendant justice à votre talent, vous eût engagé dans l’exécution de quelques-uns de ces grands monuments qu’elle a confiés à des artistes protégés et sans mérite, comme c’est l’ordinaire, vous ne vous fussiez pas cru libre de quitter. Ajoutez qu’en dépit de la paresse de mes subalternes, et de la pusillanimité de mes libraires, avant dix-huit mois je serai affranchi de tout engagement. De tout engagement ! Je mens, il en est un qui sera toujours sacré pour moi.

Ah ! mon ami, que je serais heureux si le général Betztky… si l’impératrice… mais pourquoi non? Est-ce que les souverains n’ont point d’âme ?

Adieu, mon ami. Tout est dit. Portez-vous bien. Je vous embrasse de tout mon cœur. Embrassez MlleCollot pour moi, pour l’ami Grimm, pour l’ami Naigeon, pour beaucoup d’autres que j’ajouterais, si je ne craignais de vous fatiguer vous et elle de tant de baisers.

Il y a quelques jours que nous allâmes dîner dans la chaumière de la rue d’Anjou, le prince Galitzin, un M. de la Rivière que vous serez bien aise de connaître, Grimm et moi. La chaleur du jour nous chassa de dessous le berceau, et nous fit chercher le frais dans le petit atelier. En y entrant, je m’arrêtai tout court, et, tendant mes deux bras vers l’endroit où je l’avais vu travailler, je dis : « Où est-elle à présent ? où est-elle ? que fait-elle ? elle est bien sans doute où elle est, mais nous ne serions pas trop fâchés de la posséder un moment ici. »

Bonjour, mon ami ; bonjour mon amie. N’oubliez pas un homme qui vous chérit si tendrement.

À propos, mademoiselle Collot, je suis obsédé de monsieur votre père. Dites-moi comment vous désirez que j’en use avec lui ?

Tenez, mon ami, tout bien considéré, je crois que nous n’enverrons point Greuze en Russie. C’est un excellent artiste, mais une bien mauvaise tête. Il faut avoir ses dessins et ses tableaux et laisser là l’homme. Et puis sa femme est d’un consentement unanime, et quand je dis unanime, je n’en excepte ni le sien ni celui de son mari, une des plus dangereuses créatures qu’il y ait au monde.

Je ne désespérerais pas qu’un jour Sa Majesté Impériale ne l’envoyât faire un tour en Sibérie. Je vous dis clairement ici ce que je vous ai fait entendre plus haut.

Mlle Collot doit avoir reçu les emplettes que nous avons faites pour elle. En est-elle contente ? Nous serions bien fâchés qu’elle nous cassât aux gages.

J’aurais bien envie de vous causer ici un petit mot de Mme Geoffrin, mais cela me mènerait trop loin.

Votre bon ami l’amateur, M. de La Live, est devenu fou furieux. L’en auriez-vous cru menacé ? Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on dit que c’est d’avoir trop fréquemment aimé sa femme.

Chardin nous a fait un très-beau tableau. Vernet est piqué d’honneur et nous a promis son chef-d’œuvre.

Nous touchons au moment du Salon. Qui est-ce qui vous suppléera auprès de moi ? qui est-ce qui me marquera du doigt les beaux endroits, les endroits faibles ? Baudouin m’envoya, il y a quelque temps, son Enfant trouvé. Je n’osai pas en dire ma pensée ; mais je vous dis à vous que ce n’est qu’une jolie enseigne de sage-femme.

Demain je galope pour le fondeur et pour le bloc de marbre. Une bonne fois pour toutes, sachez que je suis paresseux à écrire, mais que je sers promptement. Dites-vous donc dans l’occasion : « Je n’entends point parler de lui ; mais mon affaire se fait. »

Mademoiselle, que mon buste soit, s’il vous plaît, bien coulé, bien réparé, bien beau. Songez qu’il attirera chez moi le milieu et les quatre coins de la ville.

J’attends aussi avec une impatience digne du présent deux médailles qui me sont annoncées par le général Betzky, avec un beau diplôme d’associé libre.

N’oubliez pas, mon ami, de présenter mon hommage avec le vôtre, la première fois que vous écrirez à Moscou. Joignez-y mon respect pour M. le général Betzky, que vous vous garderez bien d’appeler Excellence ; il ne me le pardonnerait de sa vie. Si vous revoyez M. Girard, le médecin, mettez-lui sur la tête une petite calotte de plomb. Serrez la main de ma part à M. le bibliothécaire du grand-duc, s’il est toujours homme de bien. Si vous vouliez faire tressaillir son cœur, vous lui prononceriez le nom de Nicolaï. Adieu, encore une fois, bon ami, bonne amie.

En voilà—t-il assez tout d’une traite ? Retenez bien ce que je vous ai dit de celui qui vous remettra cette lettre. Lisez son ouvrage, et convenez ensuite qu’il n’y a pas un iota à rabattre de mon éloge.

Je ne vous parle pas de votre Saint Ambroise. Il est toujours offusqué d’échafauds qui attendent votre Le Moyne qui ne se presse pas, comme vous savez.

J’ai eu quelques occasions de voir M. Collin. J’aime les hommes qui ont la physionomie de leur âme.

Autre chose. Le Bas est un fripon, un faux balourd, à ce qu’on dit ; mais ce fripon-là a une collection de beaux cuivres. Il propose de la vendre en entier, sans en excepter les ports de mer gravés conjointement avec Cochin. En conséquence, nous avons envoyé à Sa Majesté Impériale deux volumes d’épreuves sur lesquelles vous serez apparemment consulté. Il est impossible qu’il y ait jamais en Russie un assez grand nombre de tableaux pour inspirer le vrai goût de l’art. Il me semble que c’est à la gravure à suppléer à cette indigence. Le graveur est une espèce d’apôtre ou de missionnaire. On lit les traductions, quand on n’a pas les originaux. Item, Le Bas s’offre à faire passer en Russie l’imprimeur en taille-douce avec ses ouvriers et ses outils. Quant à l’acquisition de son fonds, l’honnête Cochin empêcherait bien qu’il nous dupât. Réponse sur cet article, s’il vous plaît.

Vous connaissez l’immense et riche collection du vieux Cayeux[177]. Nous l’avons couchée en joue, mais infructueusement. Le bonhomme me dit : « Monsieur, je ne mets point de prix à mon bonheur. Quand vous auriez rempli ma chambre de louis, il n’y en aurait toujours qu’un. Celui-là vu, j’aurais vu tous les autres. Au lieu que sur mes soixante mille estampes, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. » Que répondre à cela ? rien ; surtout quand un homme aime mieux boire de l’eau, manger des croûtes, et voir des estampes.

Il est venu à Cochin une idée que je vous communique. Il voudrait qu’on fît exécuter en grand, par nos meilleurs peintres, les principales actions du règne de Catherine, et qu’on mît ensuite ces tableaux en gravures. Voyez, réfléchissez à cela. La nation apprendrait ainsi à connaître l’art, et elle aurait en même temps sous les yeux les motifs de son amour et de sa vénération pour sa souveraine.

Je rêve s’il ne me reste plus rien à vous dire. Non, je crois ; si ce n’est que vous pourriez bien recevoir pour vos étrennes un petit volume de ma façon dont vous me direz franchement votre avis.

Le Greuze vient de faire un tour de force. Il s’est tout à coup élancé de la bambochade dans la grande peinture ; et avec succès, autant que je m’y connais. Imaginez le vieux Septime Sévère, assis sur son lit, disant d’une main à Caracalla, son fils : « Mon fils, si tu trouves que je vis trop longtemps, ne trempe pas pour cela les mains dans le sang de ton père ; mais ordonne à ce centurion de m’égorger » ; de l’autre main, il montre un glaive posé sur une table de nuit.

Caracalla est debout, au pied de la couche, il n’ose supporter le regard de son père. Il a bien l’air d’un scélérat. Le centurion est au chevet, la tête baissée, et confondu d’étonnement et d’indignation. C’est une belle, très-belle figure que ce vieux soldat à longue barbe et tête à demi chauve. À côté du centurion est un sénateur examinant le visage de Caracalla, et tremblant du maître féroce sous lequel ils auront un jour à vivre. Et puis, beaucoup de simplicité dans les accessoires ; un fond large et nu, avec un si grand silence, qu’il semble que la voix de Septime retentisse dans le vague de l’appartement.

Il a fait aussi une Prière à l’Amour qu’on trouvera belle. La jeune dévote est charmante. Pour moi, il me déplaira toujours dans cette composition de voir une statue en scène avec une figure vivante. L’Amour de marbre s’incline et penche une couronne sur la tête de la jeune fille qui le prie. Je suis peut-être pointilleux, mais c’est ainsi que je sens ; tant pis pour l’artiste ou pour moi. Si c’était un groupe de marbre, je serais moins choqué.

Il y a encore de lui : le Baiser envoyé par la fenêtre, et la Petite Fille en chemise qui s’est saisie d’un petit chien noir qui cherche à se débarrasser de ses bras. Cela est beau, vraiment beau.

Il a changé toute sa manière. Vous savez que ses tableaux avaient tous un ciel bleuâtre. Ce n’est plus cela. Son coloris est plus franc, plus vrai, plus vigoureux. Pour l’artiste, il continue à s’enivrer de lui-même ; et tant mieux, il ferait peut-être moins bien, sans l’énorme présomption qu’il a de son talent.

J’aime à l’entendre causer avec sa femme. C’est une parade où Polichinelle rabat les coups avec un art qui rend le compère plus méchant. Je prends quelquefois la liberté de leur en dire mon avis avec le leste que vous savez.

Cochin n’aime pas Greuze et celui-ci le lui rend bien. Mais une affaire à laquelle je prends intérêt, et que je vous recommande, c’est qu’Amédée Van Loo passât de Berlin à Pétersbourg. Je ne vous dis rien du mérite de l’artiste, que vous connaissez mieux que moi. Il attend qu’on lui fasse signe. Il n’est pas riche. Il a une femme et une poussinée d’enfants ; et je le croirais au moins aussi propre que Michel, son frère, à conduire une école.

Est-ce là tout ? Non, je vous confie en secret que le prince de Galitzin travaille à mettre en russe la vie des plus célèbres peintres italiens, flamands et français ; tâche à laquelle il trouve toutes les difficultés d’une langue qui n’est pas faite et qu’il fera.

Puisque je suis en train et qu’il me reste encore de la marge, disons tout, ne fût-ce que pour ne pas envoyer si loin du papier blanc. Les ânes fourrés de Sorbonne ont extrait trente-sept impiétés de Bélisaire, parmi lesquelles celle-ci : « La vérité brille de sa propre lumière, et les esprits ne s’éclairent point par la flamme des bûchers » ; d’où vous voyez que ces tigres, que j’appelais des ânes, sont toujours également altérés de sang hérétique, et qu’ils ont un grand goût pour les auto-da-fé. On a beaucoup murmuré, mais comme les philosophes ont vu qu’on ne poursuivait pas ces onagres à coups de pierres dans les rues, ils se sont mis à leur jeter de la boue, et à présent que je vous parle, les fourrures sorboniques en sont honnêtement mouchetées.

On a fait l’épitaphe du comte de Caylus en deux vers d’une harmonie tout à fait analogue au caractère de l’homme :


Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque.
Ah ! qu’il est bien placé dans cette cruche étrusque !


Si l’on vous dit que ces deux vers sont de moi, c’est une médisance[178].

Adieu, adieu ; voilà Mme Diderot qui dit que je vous fais un livre, et non pas une lettre.

Vous êtes embrassés tous les deux par la mère et par l’enfant. Valete iterumque valete.


XV


Mai 1708.


Il y a si longtemps, cher ami, que je ne vous ai écrit, et j’ai tant de choses à vous dire, que je ne sais par où commencer. Il me paraît par votre dernier billet que vous avez appris la cruelle maladie que j’ai faite. Cela a commencé par une attaque de goutte au pied gauche. Je plaisantais autrefois des goutteux. J’ai appris à les plaindre. La leçon a été forte… Cette goutte maudite s’est mise à voyager à petites journées, car elle a employé près de trois mois entiers à faire le tour de ma machine. Son dernier gîte a été dans la tête ; elle m’avait laissé, en déménageant de là, une surdité très-bizarre. J’entendais les autres à merveille, mais je ne m’entendais pas moi-même, et c’était, quand je parlais, un retentissement qui m’étourdissait et qui me faisait parler si bas que je n’étais point entendu. Tout s’est dissipé sans remèdes, sans médecins, et je me porte aussi bien que jamais. Eh bien, nous avons perdu le prince de Galitzin. C’est un honnête homme qui s’était concilié l’estime de tous les honnêtes gens, qui vivait avec les gens de lettres, et qui en était autant aimé et révéré qu’il les aimait et révérait. Pour les artistes, ils en étaient fous. Je ne vous dirai rien de notre séparation. Sur la fin de son séjour, nous étions tombés dans un silence et une tristesse dont nous n’osions nous demander la raison. Il semblait que nous fussions convenus tacitement, en nous-mêmes, de nous épargner l’un à l’autre la douleur d’un adieu. Nous nous tînmes parole ; seulement la veille de son départ, allant ensemble dans sa voiture examiner des tableaux à l’hôtel d’Ancezune, nos regards s’étant rencontrés, nous nous mîmes à pleurer tous les deux.

Je ne l’oublierai jamais. Je le regrette tous les jours. Il vous a envoyé des tableaux qui justifieront, je crois, les progrès qu’il avait faits dans l’étude des beaux-arts. Il parcourt la Flandre et la Hollande ; il fait connaissance avec Rubens, Téniers, Lairesse, Van-Dyck, dans leur patrie. Un petit tour d’Italie en ferait vraiment un connaisseur. Entre nous, en le rappelant d’ici on a bien secondé les vues du ministre qui l’avait pris en grippe, et le souhait de nos prétendus amateurs parce qu’il mettait le prix aux bonnes choses qu’ils veulent avoir pour rien. Je suis désolé de son absence. Gaignat est mort. Cet homme, qui avait la fureur des livres, des tableaux, sans s’y connaître, laisse après lui la collection la plus parfaite de tableaux et la collection de livres la plus variée. J’ai déjà fait quelques tentatives pour avoir le tout. J’ai vu les héritiers, les légataires, l’exécuteur testamentaire, mais sans autorité, sans caractère, sans mission, beaucoup d’obstacles, peu de moyens pour les vaincre ; que diable voulez-vous que cela devienne, surtout avec la circonspection qu’il faut que je garde, si je ne veux pas me faire lapider par une infinité de gens qui soupiraient depuis longtemps après la mort de Gaignat, et encourir la haine des maîtres qui voient avec dépit des choses précieuses sortir du royaume ? Les imbéciles qu’ils sont ne voient pas que ce qu’ils auraient de mieux à faire, ce serait de faire naître des hommes et non pas d’arrêter aux barrières les productions.

Faites-moi passer les ordres de notre souveraine sur la bibliothèque et sur les tableaux ; car après tout, il faut que je sois reconnaissant et que je lui marque en toute circonstance mon entier dévouement, au hasard de tout ce qui peut en arriver. C’est ma dernière résolution. Ah ! si le prince était ici, comme nous manœuvrerions ! mais il n’y est pas. J’ai vu, revu M. et Mme d’Arconville. J’ai sollicité par écrit et de vive voix votre Pygmalion. J’en suis fâché, mon ami, il n’y a rien à faire, et votre statue animée restera longtemps chez ces riches dévots couverte d’une chemise de satin qu’on lève de temps en temps en faveur des curieux. Votre maison, devenue vacante par le départ du prince, m’a procuré l’occasion de voir quelquefois M. Collin. C’est un tout à fait galant homme, d’une simplicité et d’une bonhomie qui m’ont d’autant plus charmé qu’il a eu tout le temps de s’en défaire. C’est une vraiment bonne tête, c’est une vraiment belle âme que la tête et l’âme qui ont pu résister si longtemps à l’air empesté de la cour. J’aimerais M. Collin et je crois que j’en serais aimé, si nous nous voyions un peu, mais il passe sa vie aux champs, et moi je suis condamné à la ville. Tout est arrangé ; votre maison sera louée et vendue pour la Saint-Michel prochaine. Le prince la garde jusqu’à ce temps parce qu’elle est remplie d’effets qui lui appartiennent et à l’impératrice, parce qu’il a donné asile à une artiste prussienne, qui est venue de Berlin se faire recevoir à l’Académie[179]. Je ne vous dirai rien de son talent. Vous en jugerez vous-même par un tableau qui s’achemine vers Pétersbourg. Le sujet est un petit satyre qui surprend Antiope. Cette femme s’est mise au-dessus de tous préjugés. Elle s’est dit à elle-même : Je veux être peintre, je ferai donc pour cela tout ce qu’il faut faire ; j’appellerai la nature, sans laquelle on ne sait rien ; et elle a courageusement fait déshabiller le modèle. Elle a regardé l’homme nu. Vous vous doutez bien que les bégueules de l’un et l’autre sexe ne s’en sont pas tues. Elles les a laissé dire et elle a bien fait : qu’en pensez-vous, mademoiselle Collot ? Voilà une lettre de M. Collin, avec un certificat de vie qu’il m’a renvoyé. Le papier cachant l’empreinte du cachet et le cachet cachant la signature, il est sans autorité. J’ai reçu le manuscrit il y a longtemps, mais je vous jure, mon ami, que je n’en ai pas encore lu la première ligne. Ce n’est point par négligence de ma part ; ce n’est pas plus le désir qu’il soit supprimé. Si j’avais pris ce dernier parti, je vous l’aurais dit avec ma franchise ordinaire. Je le confiai au prince de Galitzin, qui me dit, il est vrai, qu’il y avait par-ci par-là des choses méprisantes, injurieuses, dures, qu’un ami ne disait jamais à son ami. Je le communiquai ensuite à Naigeon qui me le rendit en jetant feu et flammes. Je n’en crus ni le littérateur ni l’homme du monde. Je pensai, comme je pense encore, que ces honnêtes gens-là avaient la peau un peu trop tendre, qu’une petite égratignure suffisait pour les faire crier et je me réservai le droit d’en juger par moi-même, lorsque mes occupations, qui s’étaient accumulées pendant ma maladie, me laisseraient un quart d’heure à donner à cette lecture. Ne vous fâchez donc point, ne soyez pas impatient. Après avoir attendu si longtemps, vous m’accorderez bien encore un moment. Je compte aller passer quelques beaux jours à la campagne. Là, je reverrai cette dispute. S’il y a dans mes papiers la moindre chose qui puisse vous blesser, je la supprimerai. S’il y a dans les vôtres des choses que vous n’avez pas pu me dire sans manquer à l’honnêteté, je vous les ferai observer. S’il y a lieu au moindre scandale pour le public aux yeux duquel nous nous exposerons, je vous en demanderai le sacrifice pour vous et pour moi. Comptez que j’insisterai beaucoup plus sur ce dernier point que sur aucun autre. Il faut qu’on nous voie l’un et l’autre tels que nous sommes. Il faut que nos amis soient contents ; il faut que nos envieux et nos ennemis se taisent ; il faut que j’aie travaillé à vous rendre estimable et que vous ayez eu le même but. Dans les endroits où mon petit amour-propre pourra me rendre partial, j’ai un arbitre tout prêt ; et cet arbitre a de l’âme, de la justesse, de la hauteur, un goût exquis ; ami de Diderot et de Falconet, il l’est encore plus de la vérité. En un mot je mettrai l’ouvrage tel que je voudrais qu’il fût. Je vous enverrai ma copie et la vôtre, et il en sera après cela tout ce qu’il vous plaira. Vous vous êtes donné la peine de vérifier mes citations. Vous me permettrez de vérifier à mon tour les vôtres et de m’assurer par mes propres yeux si Pline est aussi plat que vous me le montrez. C’est un hommage que je dois à cet auteur. Du reste, songez, soyez persuadé que j’en userai avec le texte du manuscrit commun comme avec un texte sacré. Si M. Pochet, qui vous remettra cette lettre, ne vous remet pas aussi le manuscrit, n’en soyez pas chagrin. Mais j’ai bien une autre affaire plus importante à vous communiquer, puisqu’il s’agit de notre souveraine. Nous avions pour secrétaire d’ambassade à Pétersbourg, au moment de la révolution, un M. de Rulhières, homme de beaucoup d’esprit. Cet homme s’est laissé déterminer, par la comtesse d’Egmont, à écrire l’histoire de cette révolution dont il avait été, pour ainsi dire, témoin oculaire ; il l’a donc écrite, il me l’a lue ; il l’a lue à d’Alembert, à Mme Geoffrin et à un assez grand nombre de personnes. Il m’en a demandé mon avis et le voici tel que je lui ai dit :

« Qu’il était infiniment dangereux de parler des souverains, qu’il n’y avait sous le ciel que l’impératrice même qui pût juger jusqu’où elle pouvait être offensée ou flattée d’un pareil ouvrage. Que la calomnie était indigne d’un honnête homme, et que toute vérité n’était pas bonne à dire ; qu’on ne pouvait avoir trop d’égards, trop de respect, trop de ménagements pour une princesse qui faisait l’admiration de l’Europe et les délices de sa nation ; et que je pensais que pour lui-même, quelque gloire qu’il se promît de son ouvrage, le plus honnête, le plus sûr et le meilleur était qu’il le supprimât. »

M. de Rulhières me répondit qu’il ne s’était proposé que de satisfaire la curiosité de quelques amis et que son dessein n’avait jamais été de publier ce morceau ; que d’Alembert, que Mme Geoffrin préféraient cela à toutes les apologies qu’on avait répandues pour Sa Majesté Impériale et que le duc de la Rochefoucauld lui avait dit : « Ce n’est pas une belle confession, mais c’est une belle vie. »

En effet, on y voit notre souveraine comme une maîtresse femme, comme un gran cervello di principessa, mais, mais cet ouvrage ayant à paraître (car il ne faut pas compter sur la parole de Rulhières), soit vanité, soit étourderie, soit infidélité prétendue d’ami, l’ouvrage paraîtra. J’aimerais infiniment mieux qu’il parût de l’aveu que sans l’aveu de l’impératrice. Le point est de savoir comment il faudrait s’y prendre. Je suis là-dessus sans vue. L’affaire est délicate et très-délicate. Premièrement, il est sans vraisemblance et sans espoir que Rulhières communique son manuscrit. Secondement, il y a des anecdotes qui, si elles sont vraies, n’ont pu se savoir que par l’indiscrétion de personnages importants et qui entourent peut-être la souveraine. Ce Rulhières ne demanderait pas mieux que d’aller prendre la place de Rossignol et il irait à Pétersbourg…

Voyez, parlez à l’impératrice, faites-moi passer ses ordres et ne l’assurez pas de mon entier dévouement ; elle en est sûre.

J’ai reçu le diplôme de l’Académie des arts ; je suis flatté de cette grâce autant que je le dois, et je sens tout ce que votre amitié a fait pour moi dans cette occasion, où votre témoignage a suppléé le mérite. Et votre remerciement, direz-vous ? Patience, ce remerciement sera un volume bien conditionné, la description complète des tableaux du Salon : le sujet, la composition, le faite, mon jugement, en un mot. Lequel jugement rectifié, commenté par vous, fournira matière intéressante à cinquante séances au moins. Ah ! si je vous avais eu à côté de moi, comme il y a deux ans ! Vous voyez qu’on n’y perdra ou qu’on n’y gagnera rien, pour avoir attendu. J’ai vu le buste de Sa Majesté par Mlle Collot. Ah ! mon ami, en quel état il m’est parvenu ! La noblesse et les charmes de la personne sont restés, mais toute la finesse de l’ébauchoir a disparu, et il n’en est pas et n’en sera pas moins digne de toute ma vénération. Il est placé sur un piédestal, au centre de ma bibliothèque, et c’est là que le père, la mère et l’enfant vont de temps en temps faire leur prière du matin. C’est là que, cédant aux sentiments tendres dont leur âme est remplie, ils disent conjointement : « Être immortel, tout-puissant, éternel qui fais les grandes destinées et qui veilles sur elles, conserve à l’univers, conserve à la Russie cette souveraine. C’est elle qui, maîtresse de dire à ses sujets : Je le veux, obéissez ; leur a dit : « Les lois sont faites pour vous rendre heureux ; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux : venez me l’apprendre. » C’est elle à qui ses sujets, transportés de la même admiration, du même amour que nous, parleraient comme nous faisons, et qui répondit à ces peuples qui lui offraient les titres de grande, de sage, de mère commune, en renvoyant le premier au jugement de la postérité, le second à Dieu, le seul à qui il appartienne, et le troisième dont il était en sa puissance et sa volonté de remplir les devoirs. Lire immortel, tout-puissant, éternel, accorde-lui de longues années, et à sa nation une splendeur et une félicité durables. Ainsi soit-il. »

Si Mlle Collot fait un second buste, j’en retiens une copie avec la permission de Sa Majesté Impériale et de son ministre. J’ai reçu les médailles qui constatent les premiers actes mémorables de son règne. Je les ai suspendues sous mes yeux.

Mademoiselle Victoire, j’ai reçu la lettre de change destinée à secourir monsieur votre père. Mais, quelles que soient les recherches que nous ayons faites pour le découvrir, moi, son fils et ses parents, nous n’y avons pu réussir. Il y a toute apparence qu’il n’est plus. Mme Diderot et mademoiselle vous embrassent de tout leur cœur. J’en fais bien autant. Si vous avez quelque commission à leur donner, vous n’avez qu’à parler. Surtout ne différez pas, vous connaissez l’avantage des deuils pour les emplettes, et de jour en jour nous sommes menacés d’un événement qui nous vêtira de noir pour longtemps. M on ami, j’ai reçu votre factum contre M. de la Rivière, et j’en ai été on ne peut plus scandalisé. Je connais M. de la Rivière ; c’est un homme bon, sage et simple. C’est un homme d’un mérite très-peu commun ; c’est ainsi que vous le jugeâtes vous-même lorsqu’il se présenta chez vous. Vous ne me persuaderez pas qu’il soit devenu tout à coup injuste, insolent et insensé. Vous lui aurez attribué quelques propos indiscrets de caillettes. Vous aurez donné de l’importance à des choses qui ne méritaient que du mépris ; et vous vous serez manqué à vous-même, à Mlle Collot et à votre nation en donnant aux Russes une scène tout à fait ridicule. Deux hommes de mérite français ne peuvent être ensemble un mois à Pétersbourg sans s’arracher les yeux ! Il me semble que j’entends d’ici les Russes s’écrier : Voilà donc ce que c’est que les francxouski manières ! Vous avez manqué à l’impératrice en portant à son auguste tribunal une misérable petite affaire de commissaire. Vous avez fait un mauvais mémoire, louche, entortillé, injurieux. L’impératice a bien besoin d’être troublée au milieu des soucis de son empire d’un pareil commérage, et où en serait notre monarque s’il fallait qu’il entrât dans ces puérilités dont moi, pauvre petit chef de famille, je ne souffrirais pas qu’on m’importunât les oreilles ? Si j’avais été à côté de vous, ou vous vous seriez contenté de porter vous-même votre plainte à M. de la Rivière ; ou vous lui auriez écrit à lui-même, à lui seul, une lettre décente et modérée, et d’autant plus cruelle qu’il y aurait eu plus de décence et de modération, ou, ce qui aurait infiniment mieux valu, vous seriez demeuré en repos. Je ne réponds pas des collègues de M. de la Rivière ; ce peuvent être des étourdis, des têtes échauffées, des espèces de missionnaires enthousiastes, à qui le zèle indiscret aura fait dire force inepties. Mais pour M. de la Rivière, je ne suis ni plus ni moins sûr de son honnêteté et de sa réserve que de la mienne ou de tout autre homme quel qu’il soit. Il s’est montré ferme, incorruptible et prudent dans les chambres et séances du Parlement, fier et désintéressé dans l’administration de nos colonies, grand politique, grand logicien, homme d’expérience, homme à longue vue dans son ouvrage et dans ses entretiens. Je ne l’ai pas connu pendant un jour. Je l’ai vu, sondé, tâté par tous les côtés pendant des mois entiers, et je me suis toujours séparé de lui également satisfait de ses idées, de son ton, de ses manières, de ses lumières et de sa modestie. Une nation tout entière, ce qu’il y a de gens sensés et éclairés dans toute une nation ne se trompent pas, convaincus sur les qualités et le mérite d’un homme. Ah ! mon ami, si M. de la Rivière était arrivé clandestinement et seul à Pétersbourg ! M. de la Rivière n’a fait qu’une sottise, mais elle est grande. Je vous déclare que si M. de la Rivière n’est pas un homme sur lequel on puisse compter, dont on puisse répondre, il ne faut compter sur personne, il ne faut répondre de personne. Je vous déclare que rien ne peut lui ôter ici la réputation d’homme de bien. Je vous déclare que, pour les bons penseurs, il n’y a nulle comparaison à faire de son ouvrage à celui de Montesquieu. Je vous déclare que cent mille pointes et autant de phrases ingénieuses de celui-ci n’équivaudront jamais à une ligne solide, pleine de sens et grave du premier. Nous sommes encore trop jeunes pour apprécier les vues de ce philosophe-ci. Il faut attendre. Je vous déclare que quelques gens à préventions, qui se sont donné les airs d’écrire contre ses principes, ont été pliés comme des capucins de cartes et fouettés comme des enfants ; je vous abandonne Agar et Sara avec tous leurs serviteurs, mais laissez en paix le père des vrais croyants. Au reste, l’impératrice, toujours grande, toujours sage, toujours magnifique et bienfaisante, vous a donné une bonne leçon par la manière honorable dont elle a renvoyé le législateur athénien. J’aurais pu me compter aussi parmi ceux à qui vous avez manqué, et je vous déclare que j’en aurais, je crois, usé tout autrement avec quelqu’un qui m’eût été adressé de votre part, quelque raison que j’eusse eu de m’en plaindre. Mlle Collot, modèle ! M. Falconet, petit sculpteur ! Le monument du czar absurde, infaisable ! Comment peut-on s’offenser de ces platitudes-là, et comment peut-on supposer qu’elles soient échappées à un homme sensé ? Je les aurais entendues de mes propres oreilles que j’aurais eu peine à les croire. Quoi qu’il en soit, chacun à sa manière de sentir. J’use du privilège de l’amitié, je vous dis la mienne sans aucun détour. Et le prince de Galitzin, croyez-vous que cette aventure n’ait pas été tout à fait déplaisante pour lui ? Encore une fois, mon cher Falconet, si j’avais été à côté de vous, je suis sûr que cette affaire n’aurait pas eu la moindre suite. Je vous aurais lié les mains jusqu’au lendemain, et le lendemain, vous n’y auriez plus pensé qu’avec indifférence ou dédain. Moins votre compatriote avait d’agréments à Pétersbourg, plus vous auriez eu de ménagements pour lui. Mon ami, vous êtes chaud, méfiez-vous du premier moment. Ce que vous m’avez appris, ce n’est pas à mieux connaître les hommes dont je m’engoue, c’est à mieux connaître les lieux où je les envoie. J’irai certainement en Russie. Je sens mon cœur qui m’y pousse sans cesse, et c’est une impulsion à laquelle je ne saurais résister, mais je n’y enverrai plus personne. J’ai pourtant pris sur moi de proposer à M. le général Betzky celui qui a dessiné tout ce qu’il y a de bonnes planches dans notre Encyclopédie. C’est un homme d’un mérite rare, même en ce pays-ci, mais je ne serais pas fâché qu’on l’y laisse.

Je tremble que votre liaison avec M. de la Fermière ne finisse encore par quelque aventure déplaisante. Je n’oserais souhaiter qu’elle devienne intime. Mon ami, il y a peu d’hommes faits pour vous, et bien moins encore pour lesquels vous soyez fait. Cependant, si vous revoyez M. de la Fermière, saluez-le de ma part, dites-lui que je conserve pour lui tous les sentiments qu’il m’a inspirés et que j’attends de pied ferme toutes ses commissions. La belle occasion que le décès de Gaignat pour enrichir la bibliothèque du grand-duc ! J’ai reçu et remis votre seconde lettre à Mme Geoffrin. J’ai vu avec satisfaction que vous n’aviez point été offensé de la liberté que j’avais prise de supprimer la première. Et ce projet d’envoyer ici un modèle de votre monument dure-t-il encore ? La belle extravagance ! Il faut avoir une cruelle avidité de critiques et de désagréments.

Et que veux-tu qu’ils t’apprennent, maudit homme que tu es ? Est-ce qu’ils en savent plus que toi ? Est-ce que tu ne les connais pas tous ? Est-ce que tu ne sais pas qu’ils seront muets sur les beautés et qu’ils ne cesseront de faire retentir la ville du moindre défaut ? Est-ce que ces critiques, bien ou mal fondées, ne passeront pas d’ici à Pétersbourg ? Est-ce que nos indignes périodistes ne les assaisonneront pas de toute l’amertume qu’ils y pourront mettre ? Est-ce que leurs inepties ne deviendront pas l’entretien de Pétersbourg ? Est-ce qu’on n’abondera pas dans votre atelier pour les vérifier ? Est-ce qu’on ne les verra pas sur l’ouvrage, si vous ouvrez votre porte ? Est-ce qu’on n’assurera pas qu’elles y sont, si vous la fermez ? Est-ce que vous ne sentez pas toutes ces suites fâcheuses ? Mon ami, je te conjure de travailler en paix, et de ne pas vouloir recueillir avant la moisson. Garde ton ouvrage pour une meilleure chose que de te roidir contre l’envie et la calomnie ! Qui sait jusqu’où peuvent aller les peines que tu te susciterais à toi-même ? Est-ce que tu ne te connais pas ? Est-ce que tu ne te sais pas homme à envoyer faire foutre l’ouvrage et le pays au premier mot qui frapperait de travers ton oreille ? Est-ce que tu es bien sûr que ce mot ne te serait pas dit ? Mon ami, vous n’êtes guère sage. Je vous écris rarement, il est vrai, mais en revanche quand je m’y mets, je ne finis point, surtout quand je suis à mon aise, que je puis ouvrir mon cœur et que je suis sûr que mes lettres ne seront pas interceptées.

Je vous prie, mon ami, de présenter mon respect à M. le général Betzky.

Ne m’oubliez pas près de M. de Soltikoff, directeur de l’Académie. Dites-lui que je répondrai exactement à ses vues et qu’il aura des instructions fidèles sur les mœurs et les progrès de ses élèves, au moins tous les trois mois. Un projet que vous devriez favoriser auprès de l’impératrice, ce serait l’établissement de deux écoles russes, l’une à Paris, l’autre à Rome où les élèves passeraient en sortant de la première.

Je ne sais quel bavardage vous a fait votre cousine. Le prince de Galitzin en a très-honnêtement usé avec elle, et elle a touché son année. Je passerai un de ces matins chez de Lormes pour savoir ce que c’est que cette caisse de souliers mal faits qui vous ont été adressés.

J’espère que votre cheval se tiendra ferme sur ses deux pieds ; mais j’en connais ici plus d’un qui ne regretterait pas vingt louis pour qu’il se brisât à l’installation ; mais ils seraient au désespoir que vous fussiez dessous tant ils ont d’humanité.

Mais, bon ami, ne cherchez point à donner les raisons de la publicité différée de notre pour et contre, comme vous l’appelez. Le diable m’emporte s’il y en a aucune. Vous ne me connaissez guère. S’il y avait en votre faveur une objection insoluble et que je la susse, je ne balancerais pas à me la proposer sous votre nom. Le pis aller, cher frère, c’est qu’on dise que je plaide mal une cause honnête et que vous en plaidez bien une qui ne l’est guère… Vous ne voulez pas qu’il soit imprimé, n’est-il pas vrai ? Voilà votre question. Je veux qu’il soit imprimé, voilà ma réponse. J’ai craint qu’il ne fût imprimé à Pétersbourg. Voilà votre supposition. J’ai craint qu’ayant répondu à des derniers papiers que je vous remis en partant, votre tête bourrue n’y eût fourré des choses qui me déplussent, et c’est, à ce qu’on m’a dit, ce que vous avez fait. Mais encore une fois le diable m’emporte si j’en sais et même si j’en crois un mot. Moi, de l’humeur, pour des querelles pareilles ! Vous ne savez donc pas que pour une dispute un peu trop vive, survenue entre Grimm et moi, à l’occasion d’un endroit de la poétique du Père de Famille, je pris la poétique et les pièces et que je jetai le tout dans le feu ? J’ai chanté très-haut notre Solon, il est vrai, mais attendez et vous verrez combien de voix se joindront à la mienne. Vous voyez bien que je réponds à vos dernières lettres. À propos de notre Solon, il fait jouer à nos beaux esprits et à nos philosophes un rôle bien indécent. Ils sont devenus, par un travers de tête inconcevable, les défenseurs de la liberté de la presse et les détracteurs de l’évidence. Il semble qu’ils aient peur que les maîtres ne se croient pas suffisamment autorisés à les traiter comme des imposteurs, et à les faire étrangler comme des séditieux inutiles ou dangereux. Ces gens-là, qui jusqu’à ce jour se sont pompeusement entre appelés les précepteurs du genre humain, vont soutenant aujourd’hui que, quelques soins qu’ils se donnent à éduquer leur disciple, ils n’en feront jamais qu’un sot enfant.

Ô combien la vanité fait dire de sottises ! quelle est la bonne chose un peu durable qui ne se soit pas faite par l’évidence ? Ils crient : l’opinion est la reine du monde, et ils ôtent toute autorité à l’évidence qui n’est que l’opinion démontrée vérité. Parce qu’ils sont les créateurs de l’évidence, ils imaginent qu’ils sont juges compétents de sa force. Quelle bêtise ! C’est celui qui est frappé et non celui qui frappe qui est le vrai juge du coup. Or, ici qui est le frappé ? tous les apôtres du mensonge. Or, jugeons de la frayeur qu’ils ont de la vérité par les efforts qu’ils ont faits de tout temps pour l’étouffer, et jeter les peuples dans l’état d’ignorance et de stupidité. Ne dirait-on pas qu’un catéchisme politique et moral fût plus difficile à apprendre qu’un catéchisme religieux ? Ne dirait-on pas que si l’un était aussi populaire que l’autre, il n’y eût pas autant de danger à enfreindre l’un que l’autre? On parle beaucoup de l’intérêt de la vie à venir, et je vois que c’est l’intérêt de la vie présente qui fait tout. Il n’y a aucun despote qui eût le courage de braver l’intérêt général, s’il était évidemment démontré et universellement connu. Mais laissons cela, et permettez-moi de vous rappeler que les Abdéritains appelèrent un jour Hippocrate pour guérir Démocrite prétendu fou. Si Diderot eût écrit de Berlin ce que vous faites écrire à M. de la Rivière, il eût été un maladroit. Mais avec une haute opinion de lui-même et une grande envie d’arriver à temps, pour conseiller le bien, il se serait tu et se serait avancé vers Moscou à franc étrier. Faites-vous montrer la lettre où je dis à M. le général Betzky que je serais à Pétersbourg s’il l’avait ainsi voulu. Je suis sûr que vous entendrez cela tout de suite, et que je n’aurai rien dit que d’honnête. Peut-être aurai-je supposé le général amoureux, comme moi, et assez juste pour ne pas conseiller contre son cœur ce qu’il n’aurait pas lui-même le courage de faire. Il y a si longtemps de cette lettre que je ne sais plus ce que c’est et le général apparemment ne garde pas ces chiffons-là. Au reste, rassurez-le. Ce ne sont pas les phrases françaises qui m’auront fait dire une bêtise ; si, par hasard, j’en ai dit une, il faut la laisser tout entière sur mon compte. Bonjour, mon Falconet, bonjour. Mademoiselle Collot, travaillez-bien. Laissez la femme et toutes ses petitesses à la porte de l’atelier. Les bonnes mœurs et les grands ouvrages répondent à tout. Les envieux ne vous font des fantômes que pour vous retenir dans la médiocrité. S’ils y regardaient de bien près, ils verraient que la décence n’est que le prétexte de leur discours. Combien d’actions malhonnêtes dont ils ne parlent point, parce qu’elles déshonorent ! Combien d’indifférentes qu’ils appellent malhonnêtes, parce qu’elles conduisent ceux qui s’élèvent au-dessus du préjugé à l’opulence et à la considération ! On permet au vice de regarder la nature, et on le défend au talent. Pour Dieu, ne donnez pas là dedans. Mille femmes lascives se feront promener en carrosse sur le bord de la rivière pour y voir des hommes nus, et une femme de génie n’aura pas la liberté d’en faire déshabiller un pour son instruction ? Je me réjouis de vos progrès. Si ma fille avait obtenu les récompenses que vous avez méritées, je n’en serais pas plus sensiblement touché.

Comme je vous aurais serrée entre mes bras, si j’avais été à côté de vous lorsque les bienfaits de l’impératrice vinrent à vous ! Combien j’en aurais pleuré de joie ! Mais dites-moi donc si vous êtes heureuse. Dites-moi donc que les raisons par lesquelles je cherchais à vous rassurer un certain soir, sur le rempart, étaient bonnes. S’il arrive qu’un homme soit pris au même piège qu’un loup, et qu’il tombe dans la même fosse, c’est le loup qui a peur. La fosse, c’est la Russie ; et le loup ? mais le loup, je crois que c’est Falconet. Mon ami, si vous ne faites pas le bonheur de cette enfant qui vous a suivi au diable et que je l’apprenne, prenez-y garde. Je ne vous le pardonnerais de ma vie. J’ai pensé me faire cent querelles pour avoir osé soutenir que vous n’étiez pas époux. Ils le voulaient tous, ils en étaient sûrs. À cela je ne répondais qu’une chose, c’est que je l’ignorais, et j’en concluais fermement qu’il n’en était rien.

Être si contente que le premier buste que vous m’avez envoyé ait été gâté, c’est s’engager à m’en envoyer un autre et à prendre de meilleures précautions pour qu’il ne se gâte pas. Entendez-vous ? Mais je n’ai point dit que je n’irai point faire un tour dans votre atelier. Ou je me trompe fort, ou j’ai dit tout le contraire, et vous n’avez point de mauvaises raisons à prendre en pitié ! Mais pour Dieu, laissez-moi achever ma besogne.

Je vous aime tous les deux comme vous désirez de l’être. Je vous embrasse bien tendrement. Il est difficile que la souveraine soit plus grande et plus aimable que nous ne l’imaginions. Cela se peut pourtant.

Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus, et quæ
Ipse sibi tradit spectator
[180].

Connaissez-vous un nommé Allegrain ? Eh bien, cet Allegrain, dont je n’avais jamais entendu parler, vient de faire une Vénus au bain qui fait l’admiration, même des maîtres de l’art[181].

Connaissez-vous nu nommé Guyart ? C’est une tête chaude et rustique. Je l’aime. Il m’a semblé qu’il avait l’âme fière et haute. Il revient de Rome, et il travaille à son morceau de réception. C’est un Mars en repos ; il est couché le coude appuyé sur son bouclier. Il relève sa tête et semble dire : Qu’entends-je là ? « Sacredieu, ne me faites pas lever. »

C’est son discours et son idée. Il faut voir comment cela sera rendu.

Notre patriarche de Voltaire vient de faire ses pâques, au grand scandale et des dévots et des impies.

Il pleut des livres incrédules. C’est un feu roulant qui crible le sanctuaire de toutes parts. Il me semble qu’il n’y avait qu’une bonne page à faire. C’est une exposition pure et simple du dogme et de la morale, avec cette petite interrogation à la fin : « Eh bien, voilà donc ce que vous voulez que je croie ? » Je me tiens en repos. Je crains les convulsions dernières d’une bête féroce blessée à mort.

L’intolérance du gouvernement s’accroît de jour en jour. On dirait que c’est un projet formé d’éteindre ici les lettres, de ruiner le commerce de librairie et de nous réduire à la besace et à la stupidité. Tous les manuscrits s’en vont en Hollande, où les auteurs ne tarderont pas à se rendre. Ils ont fait naître une contrebande de livres où il y a dix fois plus à gagner que sur les indiennes, le tabac et le sel. Ils dépensent des sommes immenses pour nous faire acheter des brochures à un prix fou, méthode sûre pour ruiner l’État et le particulier. Le Christianisme dévoilé s’est vendu jusqu’à quatre louis.

Bonjour, bonjour, portez-vous bien, et recevez les amitiés de la mère et de l’enfant qui me chargent de vous les présenter.

Point de gendre encore, mon ami. Il n’appartient pas à un enfant d’en faire et moins encore d’en élever. Laissons former le corps et la raison. Les arbres qu’on fait porter trop tôt donnent des fruits sans saveur et ne durent pas. Et puis, pourquoi hâter, pour un enfant qu’on aime, les grands soucis de la vie ? Être mère, ce n’est rien, dans l’état de nature ; c’est une terrible affaire dans l’état de société. Je ne fais pas un pas sans voir des enfants menés à la lisière par des femmes à qui il en faudrait donner, à commencer par la mère de mon enfant.

Continuez à me chérir comme vous faites et disposez de moi. Réponse sur l’affaire Rulhières : mais par voie et moyen sûrs.

Autre chose. Il y a ici un pauvre sculpteur, plus qu’octogénaire, et dans la plus affreuse misère. Imaginez ce que c’est que la misère à cet âge ! Il s’appelle Simon. Il suivit le czar Pierre. Il travailla et beaucoup. Le czar mourut. Le gouvernement changea. Il fut obligé de s’enfuir sans être payé. Je vous envoie son mémoire, tel qu’il me l’a remis. Voyez s’il y a lieu à quelque justice. Pour la commisération, jamais occasion ne fut plus belle. Mais il faut toute la bonté de votre âme, toute votre amitié, toute votre sensibilité pour entamer cette affaire.

Catherine seconde et le czar Pierre se touchent, mais rappeler à l’une des cours ce qui s’est passé sous l’autre, c’est jeter la ligne au fond du fleuve Léthé. Quoi qu’il en soit, me voilà quitte du spectacle hideux du pauvre Simon, qui m’a poursuivi jusqu’à présent, et des sollicitations continues de la bonne Mme Diderot, qui fait aller les choses comme son cœur et sa tête, et qui croit aussi ferme en votre bienfaisance qu’en celle de Dieu. Mon ami, lisez au moins le mémoire du pauvre Simon, et dites m’en un petit mot dans votre première réponse, afin que le malheureux voie que je ne l’ai pas oublié, et que ma femme se taise, s’il se peut.

Voilà deux lettres que je vous prie, mon ami, d’envoyer à leur adresse.


XVI


Bonjour, bons amis, bonjour. Comment vous portez-vous tous les deux ? Vous occupez-vous toujours de votre bonheur réciproque ? Avez-vous toujours la même estime, la même amitié l’un pour l’autre ? Mes amis, surtout, songez que nous sommes tous sortis du fourneau de nature avec un coup de feu, une fêlure. Cette nature est bien bizarre, elle commence son ouvrage comme si elle s’était proposé un chef-d’œuvre, puis, crac, par un caprice, un tour d’esprit brusque, elle donne l’entorse à quelque partie. Son ouvrage le plus parfait est celui qui a le moins de défauts.

Mon Falconet, tenez à Mlle Collot la promesse que je lui faisais, un soir, quelques jours avant votre départ. Comme elle était incertaine ! comme elle pleurait ! et moi je lui disais que, par votre séjour seul dans une terre étrangère, vous vous deviendriez plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre.

On ne me laisse qu’un moment pour vous assurer que je vous aime de tout mon cœur, et je me hâte de vous dire oui, je vous aime autant que si je n’avais point cessé d’être à côté de vous. Si vous ne me croyez pas, c’est que vous n’avez pas au fond de vos cœurs l’assurance de mes sentiments pour vous et que vous êtes deux ingrats.

Je retourne souvent dans la petite maison, et j’ai toujours du plaisir à me rappeler les moments doux que nous y avons passés. Ne nous y reverrons-nous donc plus ! J’ai saccagé cette année tous les bouquets ! Oh ! les belles pêches ! les belles prunes !

Combien j’aurai de pommes et de poires ! Ce ne seront pas les feuilles, ce sera la multitude des grappes de raisins qui, pressées, entassées les unes sur les autres, feront ombre sous le berceau.

Hélas ! je jouirai de cela tout seul. Le figuier qui nous donnait de si bonnes, de si grosses figues, est mort.

Mademoiselle, j’ai huit cents francs à vous. Que faut-il que j’en fasse ? S’ils doivent être employés à des emplettes à votre usage, songez que le moment favorable est celui d’un long deuil.

Mon ami, j’attends toujours ta réponse à certains articles de ma dernière lettre. Ne diffère pas davantage.

Vous connaissez sans doute le cabinet de tableaux et la bibliothèque de Gaignat.

Il est mort, cet homme singulier qui avait ramassé tant de belles choses en littérature, sans presque savoir lire, tant de belles choses dans les arts, sans y voir plus clair qu’un quinze-vingt. Eh bien, je ne désespérerais pas d’acquérir ces deux précieuses collections, dont l’une ne se referait pas en un siècle et dont l’autre serait impossible à refaire, quelque temps et quelque argent qu’on y mît, parce qu’il faudrait encore être servi par des circonstances qui ne se retrouvent pas. J’en écris à M. le général Betzky. Dites-lui, je vous prie, qu’il n’y a pas un moment à perdre, si nous ne voulons pas être croisés par des nuées de concurrents régnicoles et étrangers. Je leur fais passer par la personne qui vous remettra cette lettre le catalogue des livres du comte de Lauraguais. Ce Lauraguais est homme à jeter à la tête du premier venu la bible de Mayence, tous les Italiens et tous les Grecs et tous les Latins du monde, s’il manque d’argent et que la fantaisie lui prenne d’une chanteuse italienne ou d’une sauteuse anglaise. Donnez avis de cet envoi à M. de la Fermière.

Adieu, mes amis, adieu. Il n’y a là que quelques lignes, et c’est bien contre mon usage et mon gré ; car je n’aime rien tant que bavarder avec mes amis, et vous en savez quelque chose. Mademoiselle Victoire, puisque vous savez que le premier plâtre de Sa Majesté Impériale que vous m’avez envoyé a été gâté, vous ne pouvez pas ignorer ce que j’attends de votre amitié.

Je vous prie de dire à M. de Soltikoff que les maîtres continuent à me rendre les meilleurs témoignages des élèves, qu’ils sont honnêtes et assidus, qu’ils gardent leurs mœurs, emploient bien leur temps et acquièrent du talent.

Je vous embrasse bien tendrement tous les deux. Lorsque vous aurez occasion de porter votre hommage aux pieds de l’impératrice, joignez-y le mien.

À propos, je me rappelle qu’il pourrait bien y avoir dans ma dernière lettre quelque vivacité qui vous aura contristé. Je ne sais plus ce que c’est, et j’espère que vous l’aurez oublié comme moi.

S’il plaisait à M. Grimm de me restituer mes papiers, vous auriez la connaissance la plus complète du dernier Salon et la matière de cinquante lectures agréables à l’Académie. Mais il faut croire que cela me reviendra, et que je m’acquitterai envers vous.

Bonjour, bonjour encore, mille embrassements du père, de la mère et de l’enfant.

Ce 18 juillet 1708.


XVII


Paris, 6 septembre 1768.


Nous sommes de fort honnêtes gens, tous les deux ; nous avons les mêmes principes de morale et une conduite fort diverse. C’est que les principes sont une affaire de jugement, et que la conduite est une affaire de caractère. Mon ami, mon bon ami, prenez-y garde. Le bonheur de votre vie est abandonné à la discrétion des méchants. Il n’en est pas ainsi du mien. Je le tiens dans ma main, et je défie tous les ingrats, tous les médisants, tous les calomniateurs, tous les curieux, tous les scélérats de ce monde de me l’arracher. Le despote le plus puissant de la terre est le maître de ma vie, de ma fortune, de ma liberté ; mais non de mon honneur et de ma réputation. J’ai la plus haute confiance dans la vertu, le talent et la probité, et jusqu’à présent cette confiance n’a point été trompée ; et si un méchant pouvait jamais réussir à faire passer un habile homme pour un sot, un homme vertueux pour un de ses semblables, où en serait l’univers ? J’ai été attaqué dans ma famille, dans mes mœurs, dans mes liaisons, dans mes amis, dans mes ouvrages ; qu’ai-je fait ? Je me suis tu. J’en ai appelé de ma vie passée à ma conduite présente, à ma conduite à venir, et l’ignominie qu’on me jetait a rejailli d’elle-même sur mes amis, et ils en sont demeurés couverts. Rousseau, Jean-Jacques Rousseau, cet homme le plus honoré des gens de lettres pour sa prétendue probité, le plus dangereux par son éloquence, le plus adroit dans ses vengeances, le plus redoutable par la multitude de ses enthousiastes, le plus intime et le plus ancien de mes amis, par une perfidie aussi cruelle que lâche, se sert de l’aveu même des services de toute espèce que je lui ai rendus pendant un intervalle de vingt ans pour accréditer aux yeux du public des noirceurs dont il m’accuse contre le témoignage de sa conscience ; et il n’a garde de spécifier ces noirceurs ; mais par des expressions vagues et fortes, il abandonne à l’imagination échauffée du lecteur le soin de les exagérer. Il me connaît, il sait que quelque chose qu’il invente, qu’il controuve, qu’il dise, qu’il fasse, je ne donnerai jamais au public le scandaleux spectacle de deux amis qui se déchirent ; que je me respecterai moi-même ; que je respecterai d’honnêtes gens qui me sont chers, et que ma défense compromettrait. En un mot, plus lâche encore que cruel, il sait que je garderai le silence. Je l’ai gardé. Qu’en est-il arrivé ? Il a perdu tous nos amis communs. Je les ai tous conservés. Il me révère, malgré lui. Il ne peut même s’en taire ; il me regrette. Je le méprise, et je le plains. Il porte le remords et la honte le suit. Il mène une vie malheureuse et vagabonde. Il est seul avec lui-même. Au milieu des acclamations flatteuses qui se font encore entendre, il est obligé de s’avouer des indignités, de se détester. Je vis aimé, estimé, j’ose même dire honoré de mes concitoyens et des étrangers, tandis que sa querelle avec Hume le démasque et le montre. Les bienfaits de la grande impératrice font retentir avec transports mon nom, son éloge et le mien. Le bruit en vient aux oreilles du perfide, et il s’en mord les lèvres de rage. Ses jours sont tristes, ses nuits sont inquiètes. Je dors paisiblement tandis qu’il soupire, qu’il pleure peut-être et qu’il se tourmente et se ronge. C’est, mon ami, que la méchanceté n’a que son moment. C’est qu’il faut tôt ou tard que la peine boiteuse atteigne le coupable qui fuit devant elle. C’est que le temps suscite un vengeur à la vertu ; et ce vengeur, il est près de nous, il est loin, dans un grenier obscur, sur un trône, à Paris, à Saint-Pétersbourg, je ne sais où ; mais il ne manque jamais de paraître. Il ne s’agit que d’attendre. J’ai attendu, il a paru, et le même moment nous a vengés, toi des injustices de ton pays, moi de la perfidie d’un ami. Cher ami, profite de cette leçon, laisse faire les méchants ; fais le bien. Attends, et sois heureux. Si j’étais encore en lice avec Jean-Jacques, comme tu n’aurais pas manqué de faire à ma place, qu’en serait-il arrivé ? Que nous serions restés tous les deux sur le champ de bataille, criblés de blessures, tristes objets de la douleur d’un petit nombre de gens de bien amis de nos talents, passe-temps délicieux de la multitude jalouse de nos vertus, et toujours enchantée que le mérite soit dégradé et que l’opprobre s’étende. Si tu ne te méfies pas de ton premier mouvement, tu te trouveras engagé dans quelque misérable querelle qui disposera du bonheur de ta vie. Alors tu te souviendras de ma prédiction et tu t’écrieras : Diderot, Diderot, il ne faut jamais répondre que par des actions ! Les actions se remarquent. On s’enquiert, et le tort revient à celui qui l’a mérité.

Eh bien ! jeune amie, un Fontaine prétend qu’il a fait vos deux têtes ; enfermez-vous dans votre atelier, que le Fontaine n’y mette pas le pied. Faites une tête plus belle que celle qu’il s’approprie, et cette tête dira plus fortement que vous que Fontaine est un imposteur ; et qu’importe que vous ayez lu, admiré cent fois la fable des abeilles et des guêpes, si vous n’en profitez pas ! Lorsque mon Falconet écrit au Fontaine que son czar pourrait bien passer pour son ouvrage, sa bêtise me fait sourire ; et tu crois, mon ami, qu’il dépend de toi, de Fontaine, de quelques sots, d’un Russe, de toutes les Russies de faire le maître de l’écolier et l’écolier du maître. Tu me dis bien nettement que les Russes sont des brutes, tu les condamnes à rester brutes à jamais, et tu oublies que les vrais juges de Falconet sont ici, sont partout où tes ouvrages sont connus, partout où l’on prononce le mot ciseau, même à Pétersbourg. L’impératrice n’aurait eu qu’à faire de sa lèvre le mouvement du mépris, le Betzky hausser les épaules ; et le Fontaine s’en serait retourné tout doucement à sa place et à son tablier. Tu captes le moment, mon ami, tu embrasses la multitude ; tu es pourtant bien fait pour voir plus loin, et t’en rapporter à de meilleurs juges. C’était le Goldoni qui avait fait mon Fils naturel. Sans Grimm, mon ami, jamais je n’aurais fait le Père de Famille. Je serais écrasé sous le fardeau de l’Encyclopédie, si d’Alembert se retirait. Voilà ce qu’ils ont crié sur les toits. Qui est-ce qui les a crus ?

J’avais retiré de la misère un jeune littérateur qui n’était pas sans talent ; je l’avais nourri, logé, chauffé, vêtu pendant plusieurs années. Le premier essai de ce talent que j’avais cultivé, ce fut une satire contre les miens et moi. Le libraire, que je ne connaissais pas, plus honnête que l’auteur, m’envoya les épreuves et me proposa de supprimer l’ouvrage. Je n’eus garde d’accepter cette offre. La satire parut. L’auteur eut l’impudence de m’en apporter lui-même le premier exemplaire. Je me contentai de lui dire : « Vous êtes un ingrat. Un autre que moi vous ferait jeter par les fenêtres, mais je vous sais gré de m’avoir bien connu. Reprenez votre ouvrage et portez-le à mes ennemis, à ce vieux duc d’Orléans qui demeure de l’autre côté de ma rue. » J’habitais alors l’Estrapade. La fin de tout ceci, c’est que je lui adressai, moi-même contre moi, un placet au duc d’Orléans, que le vieux fanatique lui donna cinquante louis, que la chose se sut, et que le protecteur resta bien ridicule, et le protégé bien vil. Bonne amie, si Fontaine a fait votre buste de Falconet, il a fait aussi le mien et celui de Préville. Bon ami, si Fontaine a fait votre monument, il a donc fait aussi le mausolée de Le Moyne. Allez, vous êtes des enfants.

Concluez de là que je persiste à désapprouver votre conduite avec M. de la Rivière, même en lui supposant les sottises dont vous l’accusez, et que je n’approuve pas davantage la manière dont vous punissez l’indiscrétion, la puérilité fausse ou réelle de Fontaine. Le Moyne, qui vous aime presque aussi tendrement que moi, se démène, se tourmente, se désole et crie. Est-il possible qu’on se coupe un bras pour si peu de chose ! Je lui ai remis votre billet et une des copies de la lettre que vous avez écrite à Fontaine. Il ne conçoit pas comment, avec d’aussi fortes raisons de vous en plaindre, vous ayez gardé avec lui tant de modération. Tout bien considéré, il valait mieux s’expliquer de vive voix que de lui mettre en poche une apologie d’après laquelle on est autorisé à penser de vous, de Mlle Collot et de lui, tout ce qu’il lui plaira de débiter. Vous peuplez Pétersbourg d’idiots et de méchants, et vous croyez apparemment que deux ou trois hivers les ont tués à Paris comme des chenilles. La vivacité de votre billet et la douceur de votre lettre brouillent la tête de Le Moyne. En effet, c’est une contradiction qui ne s’explique pas.

C’est dans ces circonstances que je regrette vraiment de n’être pas à Pétersbourg. Combien de choses que j’ai la vanité, bien ou mal placée, de croire que vous ne feriez pas !

Encore un mot sur M. de la Rivière, pour n’y plus revenir. M. de la Rivière fait imprimer un ouvrage sur lequel la pusillanimité du magistrat, accrue de la diversité des jugements de ses censeurs, ne savait quel parti prendre. L’affaire est renvoyée clandestinement à mon quatrième étage. Je lis, j’approuve, et le livre paraît. M. de la Rivière m’était alors inconnu. Dans ces entrefaites, M. de Stakelberg, envoyé de la cour de Russie en Espagne, s’arrête à Paris. Il témoigne à l’abbé Raynal le désir de conférer avec quelque homme instruit des choses de politique, de gouvernement et d’administration. M. de la Rivière lui est présenté. Comme la nouveauté et le long enchaînement des principes du philosophe les rendaient difficiles à saisir pour l’ambassadeur, celui-ci demanda et obtint que son instituteur rédigerait ses leçons par écrit. Il en résulta un Mémoire qui fut envoyé à Pétersbourg, et sur lequel on y désira la présence de M. de la Rivière. Le prince de Galitzin entama cette négociation. Il y eut chez le ministre et dans la petite maison du sculpteur plusieurs entrevues secrètes à l’une desquelles j’assistai, et je vis M. de la Rivière pour la première fois de ma vie. Je ne dissimulerai pas la satisfaction que j’eus de me trouver avec l’auteur d’un ouvrage que j’avais approuvé, et d’une apologie de son administration de la Martinique, qui s’était répandue manuscrite, et qui avait fait un honneur infini à ses vues, à sa sagesse et à son intégrité.

J’ignorais encore ce qu’on voulait faire de cet homme ; mais, en attendant, je m’éclairais sur une infinité de questions dont je m’étais plusieurs fois occupé, dont j’avais entendu sans fruit disputer les meilleurs esprits, et que j’avais été tenté d’abandonner comme n’ayant ni rives ni fond. J’admirais la certitude et la fécondité de ses principes, la manière facile dont ils se pliaient aux plus fortes difficultés, et la simplicité avec laquelle mes objections se résolvaient. Tout est écrit dans son livre ; mais c’est pour ceux qui savent lire. Ce fut alors que le mystère de son voyage me fut révélé. J’encourageai le philosophe à partir, par intérêt pour lui-même, par attachement pour le prince, et par le dévouement le plus entier à tout ce qui porte le moindre caractère du désir de notre souveraine. M. de la Rivière devait prétexter le dessein de voyager et de s’instruire, aller seul, parcourir la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne, la Suède, le Danemark, la Pologne et arriver fortuitement en Russie. Les choses s’arrangèrent tout autrement, au grand dépit du prince de Galitzin. Je présume que celui-ci n’a rien fait de son chef. Quant à moi, je n’ai d’autre part, soit au voyage de M. de la Rivière, soit aux arrangements qui l’ont précédé, que quelques lettres de recommandation que mon cœur et mon estime me dictèrent très-fortes. Un de mes souhaits, c’est que ces lettres passent à la postérité. Elles attesteront combien j’avais gagné mon siècle de vitesse. Falconet, souvenez-vous de ce que je vais vous dire. Tout ce qui se fera de bien, ici ou ailleurs, se fera d’après ses principes. Le Montesquieu a connu les maladies, celui-ci a indiqué les remèdes, et il n’y a de vrais remèdes que ceux qu’il indique. Ceux qui affectent de soutenir le contraire sont, ou des gens de mauvaise foi, ou des morveux qui prononcent sur tout, et n’ont profondément réfléchi sur rien. N’est-ce pas une honte que d’entendre des philosophes décrier l’évidence ? S’est-il fait dans aucun temps, chez aucune nation, chez aucun peuple quelque chose de bien que par la lumière ? Si l’évidence n’est rien, que sont les créateurs de l’évidence ? Des bavards importuns plus inutiles et plus méprisables que les derniers des citoyens ? En professant eux-mêmes leur nullité, craignent-ils que le magistrat ne soit pas suffisamment autorisé à les faire étrangler ? Ils disent que l’opinion est la reine du monde, et ils nient que la vérité, qui n’est que l’opinion démontrée, accrue de la force de l’expérience et de la raison, puisse quelque chose ! Ils oublient que ce n’est que par la lumière que les mauvais usages ont passé, que les mauvaises lois se sont abolies, que les préjugés se sont affaiblis, que les législations se sont rectifiées, que les nerfs de la superstition ont été coupés, que les fureurs du despotisme se sont tempérées ; en un mot que les nations barbares se sont avancées peu à peu à un état plus policé. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi tant de révolutions, tant de troubles, tant d’épées tirées, tant de sang répandu, sans aucun avantage pour l’espèce humaine. Jamais ils ne se sont répondu : c’est qu’on était mal et qu’on ignorait comment se mettre mieux. Ils prêchent sans cesse la liberté de la presse, et ils ne voient pas que celui qui est en même temps défenseur de la liberté de la presse et détracteur de l’évidence est le plus absurde de tous les hommes. Ils ne voient pas, s’ils ont raison, que le philosophe est un imbécile de vouloir parler, et que le souverain qui l’en empêche est un autre imbécile de le faire taire. Ils ne voient pas que, dans cette contrée même, le géant à quatre cent mille bras reste immobile lorsqu’il redoute la réclamation générale. Ils ne savent ce que c’est que la force d’un corps de propriétaires maîtres de la subsistance d’un État, et d’une nation où il y aurait seulement dix mille hommes assez instruits et assez libres de publier leurs pensées, pour tirer cette dernière conséquence toujours réelle d’un mauvais édit : Donc tu nous ordonnes d’arracher nos vignes et de brûler nos moissons. Que le plus intrépide des despotes ordonne seulement la suspension des exercices publics religieux ! Ils n’ont pas la première idée d’une nation à qui l’on aurait fait sucer avec le lait le vrai catéchisme politique. Ce sont des aveugles qui parlent de la lumière, comme les esclaves de la liberté. Ils n’ont et ne peuvent avoir le sentiment de son énergie. Qu’ils traversent seulement la Manche, et ils apprécieront la différence d’un peuple qui connaît son intérêt général et d’un peuple qui l’ignore. Créateurs de l’évidence, ils se croient les vrais juges de sa force. C’est à celui qui est frappé et non à celui qui frappe qu’il appartient d’apprécier la violence du coup. Qu’ils jugent donc du coup par les cris des tyrans, des fauteurs de la tyrannie, des prédicateurs du mensonge, par leurs chaînes, leurs bûchers et leurs cachots ; chaînes, bûchers, cachots, avec lesquels ils n’ont jamais pu soutenir l’erreur, et ils détruiront la vérité ! et ils en arrêteront les effets ! Pardonnez-moi, mon ami, cette excursion. C’est que de tous les principes de M. de la Rivière, celui de l’évidence est le seul qu’ont ait jusqu’à présent attaqué… L’agresseur, l’abbé de Mably, est un grave personnage qu’un enfant, le fils de M. de Lavauguyon, a culbuté comme un capucin de cartes. Depuis ce moment les autres, ne hiscere quidem audent. Il ne s’agit pas de glisser furtivement un mot, une satire ; il faut se montrer. Si vous n’aviez rien de mieux à faire, je vous dirais : Prends le livre, lis, attaque, et, quoique je ne sois qu’un néophyte, je me charge de te répondre ; mais à la condition que celui des deux qui se jettera dans les généralités du scepticisme aura tort, ipso facto. Les hypotyposes de Sextus Empiricus ne sont bonnes qu’à amuser des enfants, et à provoquer l’expectoration sur les bancs de l’école, et surtout lorsqu’un homme vous soutiendra que les nations sont abandonnées sans ressource aux mensonges, à la force et aux passions, et que vous lui aurez demandé à quoi bon tant d’expériences, tant de méditations, tant d’écrits ; s’il vous répond : À policer les mœurs, riez-lui au nez ; car, sans s’en apercevoir, il vous accordera précisément ce que vous lui demandez, et comme l’instituteur des théatins, après avoir ordonné qu’ils seraient habillés de blanc, il écrira en marge : C’est-à-dire de noir. Bonne plaisanterie de l’homme de Genève.

À présent, rappelez-vous votre maxime : qu’il faut bien savoir pour bien juger, et ne m’accusez plus du voyage de M. de la Rivière à Pétersbourg. Quoi qu’il en soit, il est bien extraordinaire que cet homme ait eu une rétention d’impertinences de cinquante ans, qu’il soit allé évacuer à Pétersbourg. Il ne se plaint, ni de son séjour, ni de son renvoi, et il ne m’a jamais parlé de l’impératrice que dans les termes qu’il me convenait d’entendre, ceux du respect et de la vénération ; n’ayant d’autre regret que d’avoir été inutile. Cela est bien sage pour un fou, cela est bien modéré pour un mécontent. On a lieu de se croire honorablement traité, quand on reçoit plus qu’on ne croit avoir mérité. Nous en sommes là.

Après ce préambule, j’espère que je répondrai de suite à vos cinq ou six lettres, à commencer par celle du 31 mai.

Que je ne m’attende pas à vingt pages ? Je vois, mon ami, que le temps ne vous dure pas, quand vous m’écrivez. Depuis trois mois j’en ai reçu plus de quarante. Aimez-moi autant que je vous aime, écrivez-moi le plus souvent et le plus que vous pourrez. Je suis en fonds. J’ai de quoi m’acquitter. Il semble qu’on soit moins sûr de l’existence et des sentiments de ceux qui nous sont chers, à proportion de l’intervalle qui nous en sépare. La surprise entre pour quelque chose dans le plaisir de recevoir de leurs nouvelles. On se dit au fond du cœur : Il vit ! il pense à moi ! il m’écrit ! il m’aime toujours.

Vous ne lisez plus, et vous avez toujours la folie d’acquérir des livres. C’est que vous vous proposez de compenser un jour le temps perdu. Il y a vingt ans que je me repais de cette chimère. Ma bibliothèque, ou plutôt celle de l’impératrice, s’augmente de jour en jour ; et mes lumières ne s’étendent pas. Je m’en console quelquefois en imaginant qu’un homme de génie n’a presque pas besoin de lire.

Cela n’est peut-être pas si faux qu’il le paraît. Il n’y a de plat là dedans que la trop bonne opinion qu’on a de soi. Mais dans les occasions où il faut se dépriser à ses propres yeux ou se surfaire, le dernier parti est le plus doux.

C’est donc le Dévoilé, l’Imposture sacerdotale, la Théologie portative, les Prêtres démasqués, les Trois imposteurs, le Philosophe militaire, le Catéchumène, les Lettres à Séréna, les Lettres à Eugénie, le dîner de Boulainvilliers, la Contagion sacrée[182], qu’il vous faut ? Ne vous ai-je pas dit que, grâce à une intolérance ridicule et ruineuse, tous nos manuscrits passaient en Hollande et n’en revenaient imprimés qu’à des prix exorbitants ? C’est un plaisir comme on achemine les lettres et la librairie à leur totale extinction. Cela n’empêche pas qu’un grand homme d’État ne professe publiquement que les hommes ne sont malheureux que depuis qu’ils sont éclairés. Je ne crois pas que notre impératrice soit tout à fait de cet avis. En tout cas, si cet Omar projette un jour l’incendie de la Bibliothèque royale, je lui ferai proposer de nous la vendre.

Votre atelier est-il bien, mais bien fermé ? Mieux que vos livres ? Je vous en félicite, autant pour l’emploi de votre temps que pour la sécurité de votre repos. On a dit qu’un sot ouvrait quelquefois un avis important. Depuis que je suis au monde, je n’ai pas encore eu le bonheur de recevoir un de ces avis-là.

Autant les grands princes ont d’influence sur les sciences et les arts, aussi peu ils en ont sur les mœurs. Le progrès des sciences et des arts tient à l’encouragement, à l’éloge, aux honneurs et à la récompense. L’amélioration des mœurs tient à la bonne législation. Tout autre ressort n’est que momentané. Partout où la loi de nature, la loi civile et la loi religieuse seront en contradiction, ces lois successivement enfreintes seront toutes les trois méprisées ; il n’y aura ni hommes, ni citoyens, ni croyants. C’est de là que naît la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité de donner des mœurs à aucune contrée de l’Europe. Le pays où il y aura le moins de choses faites sera le plus avancé. J’aimerais mieux avoir à policer des sauvages que des Russes, et des Russes que des Anglais, des Français, des Espagnols ou des Portugais. Je trouverais au moins chez les premiers l’aire à peu près nettoyée.

Que Dieu bénisse le ministre qui seconde si bien l’intention de sa souveraine.

Courage, belle amie, donnez-lui bien du chagrin, vous n’avez pas affaire à un ingrat. Eh bien, bourreau, tu l’as donc entendue, cette voix ! Si tu aimais autant l’éloge que tu crains le blâme, tu serais aussi flatté de transmettre à la postérité une belle chose qu’effrayé de lui transmettre une sottise. Le concert lointain frapperait aussi délicieusement ton oreille qu’elle le fut cruellement du bruit des huées à venir. Conviens donc, mon ami, que j’ai deux puissants ressorts pour faire le bien et qu’il t’en manque un. Conviens que le reproche ne pénétrant pas plus le silence de la tombe que l’éloge, ton aveu renverse une bonne moitié de tes objections.

Les deux cahiers où je m’accusais d’avoir un peu oublié ma bonhomie sont les derniers que je vous remis en partant. J’ai tout dit, et vous avez essuyé le non plus ultra de ma méchanceté, qui n’est pas grande. Je tire quelquefois mes ongles, mais aussitôt ils rentrent dans leurs étuis, et je fais patte de velours. J’insérerai de mon mieux vos additions que Prault ne m’avait point remises, et que vous avez bien fait de m’envoyer.

Votre épître à Voltaire est fort bonne. La réponse est sèche et polie.

Celui que j’aime, celui qui a la mollesse des contours de la femme, et, quand il lui plaît, les muscles de l’homme ; ce composé rare de la Vénus de Médicis et du Gladiateur, mon Hermaphrodite, vous l’avez deviné, c’est Grimm.

Oh ! j’en conviens, rien n’était plus aisé que d’endormir et de bercer notre voyageur. Il est si simple ! Mais il me semble que si, laissant à part les ridicules de ses compagnons de voyage et même les siens, on lui eût enjoint de parcourir l’empire, de faire ses observations sur la population et la nature des provinces… Mais laissons cela. Cet homme est un homme rare ; c’est moi qui vous le dis. Il est à Paris. J’en fais plus de cas que du Montesquieu. Je vous en dirais les raisons, si le prince de Galitzin ne les avait exposées assez en détail, et aussi bien que je le saurais faire ; et ne croyez pas que je sois le seul de mon avis. Mon ami, vous n’avez pas assez lu son ouvrage. Ses principes seront adoptés par ceux mêmes qui les combattent le plus fortement, et nous sommes encore assez jeunes pour voir le mérite de ses sectateurs rabaissé par le reproche de plagiat qu’on ne manquera pas de leur faire.

Il s’agissait d’apprécier la dépense. Il écrivit à Moscou qu’ils étaient six maîtres ; vous voyez du reste que maîtres se prend ici en opposition à valet. Je n’entends rien à vos quarante mille écus. Je sais qu’on lui avait abandonné toute une colonie à dévaster, et qu’il est revenu les mains nettes, ce que nous appelons être un honnête homme, et ce qu’on appelle à la cour être un sot. Il pourra lui échapper de dire : un homme comme moi, parce que nous sommes bien tentés de nous surfaire, lorsqu’on ne nous apprécie pas ce que nous croyons valoir, et que rien ne révolte autant que le mépris ; c’est alors qu’il est difficile d’être modeste, et que Dieu ait en sa sainte garde ceux qui n’attendent pas toujours qu’on les rabaisse pour se redresser, à commencer par moi, et que le plus innocent d’entre nous lui jette la première pierre.

Qu’il ait jamais dit à quelqu’un : il faut être bien bête pour ne pas m’entendre, vous me permettrez de n’en rien croire, parce je ne l’ai pas entendu, ni vous non plus, et parce que celui qui aurait emboursé patiemment une injure pareille serait un lâche. Lorsque je conférai avec M. de la Rivière, je ne savais rien ; il m’échappa certainement bien des inepties ; je n’avais aucun titre qui lui en imposât, et je vous jure qu’il ne s’est jamais écarté des égards qu’on doit à tout galant homme.

L’auteur s’entend très-bien lorsqu’il réunit l’évidence et la législation ; parce que ce n’est pas assez que des lois soient bonnes, il faut encore que la raison en soit bien connue, et que des lois bonnes et dont la raison est bien connue exigent un pouvoir coarctif qui s’oppose aux passions. Video meliora proboque, deteriora sequor. C’est le langage de Médée, c’est le vôtre, c’est le mien, c’est celui plus ou moins fréquemment de tout homme. Les lois sont plus souvent enfreintes par la méchanceté que par l’ignorance.

Mais supposons l’homme coupable de toutes les maladresses, puérilités, gaucheries, impertinences, méchancetés dont vous l’accusez. Croyez-vous qu’il soit bien d’ajouter l’amertume de vos conseils et de vos reproches à celle de mon imprudence ? Le ton pédantesque et dur n’est point celui de l’amitié. Je m’arrête pour ne pas donner moi-même dans le défaut dont je me plains ; et si j’en croyais mon cœur, j’effacerais ces deux dernières lignes.

Encore une fois, vous vous trompez. Il ne nous peint sa vision ni en noir ni en blanc. Il raconte les choses comme elles se sont passées sans manquer au respect qu’il doit à Sa Majesté Impériale, ni à la présence d’un homme comblé de ses bienfaits.

Je n’entends rien à l’histoire de M. Gleboff, à qui on va dire de vous des horreurs, pour prix d’un service rendu. Mon ami, je ne crois point aux invraisemblances. Qu’il soit échappé à une femme légère un mot indiscret, offensant, déplacé, cela se peut. Que ce mot ait été étendu, commenté, paraphrasé par une autre femme, et que pour donner plus d’importance à la chose on y ait fourré l’ami de la première, voilà qui est de tout pays, et ce que je ne refuse point de croire.

Cher Falconet, si le la Rivière est un serpent mâle ou femelle, je ne me connais pas en serpent, et le plus court est de ne vous adresser personne. Si quelqu’un donc se présente à votre porte de ma part, fût-ce le pape, dites-lui qu’il en impose.

Flatter la vanité, flatter la cupidité ; mais, mon ami, est-ce que vous ne connaissez plus la valeur des termes? Je sais dire une chose honnête et douce ; mais je ne flatte point. Nous avons pu faire concevoir à M. de la Rivière quelques espérances fondées sur son mérite et la bienfaisance de l’impératrice. Rien n’est plus simple. Du mérite il en a, et beaucoup. On le dit ici. Des services ; on n’entreprend pas un voyage de plus de sept cents lieues, sans se croire utile.

Quant à la bienfaisance de l’impératrice, il était assez superflu d’en entretenir un homme qui me voyait.

Mon ami, ombrageux comme vous l’êtes, je ne connais personne au monde pour qui l’approche d’un méchant soit plus dangereuse que pour vous. Vous croyez le mal facilement. Votre sensibilité vous l’exagère. Un méchant vous brouillerait avec une capitale entière. Vous avez besoin dans le commerce habituel d’un ami très-indulgent, et vous l’avez trouvé. Je garde vos lettres. Quelque jour, je les mettrai sous vos yeux, et vous verrez jusqu’où vous avez étendu le privilège de l’amitié. Il me semble que quand on est de chair, il ne faut pas croire que les autres sont de marbre.

Je ne serais point étonné qu’un homme poussât la complaisance un peu loin pour une femme qui se met au-dessus des propos, de la fatigue d’un voyage, des incertitudes du succès, de la faiblesse de son sexe, pour suivre sous le pôle celui qu’elle aime. C’est une marque de tendresse qu’il est difficile d’acquitter.

Je ne sais si Mme Baurand est une mauvaise tête, une âme dépravée ; mais elle a des amis honnêtes, et ses amis sont d’ancienne date.

Lui, jaloux de votre souveraine ! et pourquoi ? plus la souveraine vous honorait de ses bontés, plus il vous était facile de le servir.

L’impératrice faire venir M. de la Rivière par ostentation ! C’est ce propos qui serait d’une vanité bien plate et bien ridicule ; mais est-ce à Paris, est-ce à Pétersbourg qu’on le lui a prêté ? À Paris, mon philosophe s’est renfermé dans son cabinet et s’est tu. À Pétersbourg, sous un ministre un peu violent, c’était à se faire envoyer à l’hôpital des fous, ou en Sibérie.

Nous voulions, nous, qu’il allât à Pétersbourg. Mais songez donc que son voyage était décidé, que j’ignorais qu’il y eût un M. de la Rivière au monde. Pour le ministre d’ici, j’ai bien de la peine à me persuader qu’il ait entamé cette affaire de son propre mouvement, sans y être autorisé. Il n’y a qu’un sot qui puisse se proposer d’emmaillotter des enfants de cette venue-là. Je ne parlerai point des grandes choses que l’impératrice exécute dans l’intérieur de ses États ; mais on ne va pas donner des leçons à celle qui sait dominer cinq ou six cours : la Prusse, la Suède, le Danemark, la Pologne. Jamais avant Catherine seconde aucun souverain des Russes n’a fait un aussi grand rôle en Europe.

Si ces fanatiques de Polonais n’y prennent garde, il pourrait bien ne rester que la mémoire des Palatins et des Starottes.

Appelé ou non appelé, M. de la Rivière part, il voyage à grands frais ; il séjourne à grands frais ; il est magnifiquement gratifié ; il coûte, en neuf ou dix mois, quinze, vingt, trente, quarante, cinquante mille roubles à l’impératrice. Que manquerait-il à l’apologie du ministère, s’il en avait besoin ?

Il est bien sûr que si je vais en Russie, et que l’impératrice soit à Moscou, je n’attendrai pas son retour à Pétersbourg. Il est bien sûr que si elle me demandait comment je me trouve des fatigues du voyage, je lui répondrais qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, et qu’il est bien loin pour m’en souvenir. Il est bien sûr que je serais moi, et que n’allant que reconnaître et admirer, quand j’aurais satisfait à ces deux sentiments, le reste serait comme il pourrait être. Mais, mon ami, laisse-moi me débarrasser d’une entreprise de vingt-cinq ans, qui ne souffre point d’interruption, et je pars.

Monsieur l’associé libre honoraire a préparé son remercîment à l’Académie. Vous en serez, s’il vous plaît, le lecteur, le commentateur, quand il vous sera parvenu.

M. Diderot a reçu le buste, les médailles d’or, et en a remercié.

Tout est à peu près en règle.

Je n’ai jamais rien vu qui m’ait autant surpris, autant touché que l’amitié de M. de la Fermière et de M. de Nicolaï. Pas la moindre prétention personnelle. L’un n’interrompant jamais l’autre ; bien mieux encore, pressé de se recommander ou de se faire valoir à son désavantage. Il est certain que ce sont d’honnêtes gens, d’un goût et d’une délicatesse de sentiment peu commune. Je ne sais lequel j’aurais aimé le plus. M. de la Fermière a du jugement, de la raison de la fermeté. M. de Nicolaï, lui, a reçu de la sensibilité et de la douceur. Ils ont tous deux de l’urbanité et des connaissances. Mais M. de la Fermière appartient à M. Panin et au grand-duc ; vous appartenez, vous, au général Betzky et à l’impératrice. Voilà des positions qui vous engagent réciproquement à la plus grande circonspection. Laissez subsister la glace, rompez-la, je n’ai rien à vous conseiller là-dessus. Mais, mon ami, prenez garde qu’on ne vous fasse parler l’un et l’autre. Les méchants ont tant de moyens de désunir les gens de bien, et celui de supposer des propos est un des plus usités et des plus sûrs.

Ah ! mademoiselle Victoire, si j’étais à côté de vous et à portée de juger par mes yeux des progrès que vous avez faits, comme je vous embrasserais ; en cédant, sans m’en apercevoir, à un sentiment fort doux (celui de l’amitié, sans doute), comme je croirais m’acquitter seulement de l’hommage dû au talent ! Courage, jeune amie, cherchez votre satisfaction en vous-même. Lorsque vous avez obtenu l’éloge de votre maître, tout est bien. Et que signifie l’approbation des autres, si celle-là vous manque ? Méritez les bienfaits de l’impératrice, méritez ses récompenses, et lorsque votre âme se flétrira, tournez vos yeux vers le midi où des applaudissements flatteurs vous attendent. Mes amis, nous nous reverrons !

J’attends vos derniers bustes, mademoiselle. Vous dégagerez sans doute la promesse que l’on m’en fait. Le Moyne vous aime à la folie.

J’ai été malade, mais je ne le suis plus, mes amis. Depuis le mois d’octobre passé, du lait le matin, du lait le soir ; ni vin, ni liqueurs, ni café, ni femmes. Voudriez-vous de la santé à ce prix-là ? Je ne boude point. J’écris rarement, mais quand je m’y mets, je ne finis point ; et vous m’êtes toujours également chers, soit que je me taise, soit que je m’entretienne avec vous. Aimez-vous tous les deux, aimez-moi bien tendrement. Qui est-ce qui vous consolera de vos peines, à qui confierez-vous vos plaisirs, si vous ne vous aimez-pas ? Rendez vos amusements communs ; ayez vos âmes ouvertes l’un à l’autre ; pensez tout haut, soyez plus jaloux de vous connaître que de vous estimer ; montrez-vous mal plutôt que mieux que vous êtes. Tant qu’il y aura quelque chose de secret dans votre commerce, il perdra quelque chose de sa douceur et de son utilité. Ne vous épargnez pas la vérité. Vous aurez fait tout le chemin que j’exige lorsque vous vous avouerez tout sans rougir. L’histoire fidèle de vos cœurs sera toujours assez belle, sans qu’il soit besoin d’en altérer la vérité. Si vous vous livrez à cette intimité sans réserve, vous saurez bientôt ce que l’un doit attendre de l’autre. Vos petits défauts privés vous déplairont moins ; vous prendrez plus de confiance réciproque dans vos bonnes qualités ; vous ne pourrez plus vous offenser de la diversité de vos goûts ; ils deviendront même un fonds de plaisanterie utile et douce. Les points sur lesquels chacun de vous prétend être libre vous seront connus, et vous trouverez que la vie cénobitique à laquelle vous êtes condamnés peut avoir aussi ses délices.

Mme Diderot est toute à votre service, mademoiselle, envoyez toujours votre mémoire ; après, l’argent viendra quand il pourra.

Nous ne sommes toujours que trois ; nous vous embrassons tous les trois et nous nous laissons embrasser tout à votre aise. Mon compère l’ours, donnez la patte à mademoiselle, l’autre patte à madame, et approchez votre museau. Mais, mademoiselle, voyez donc comme il entend, comme il obéit, comme il est galant.

Mais votre tête n’est pas si ingrate à faire que vous croiriez bien. Vous n’êtes pas beau ; mais vous avez du caractère et de la finesse. Vous devez ressembler beaucoup, si elle vous a fait en marbre, comme elle vous connaît en chair et en os.

Je vous aime de toute mon âme ; je crois que vous m’aimez, et toutes vos ruades ne me désabuseront jamais. N’allez pas partir de cet aveu pour en devenir plus hargneux. La dose est honnête, et j’en suis content.

Je ne saurais faire la moindre tournée dans les environs du Louvre sans rencontrer des : Comment se porte-t-il ? comment se porte-t-elle ? avec une pacotille de souhaits, d’amitiés, de marques d’intérêt à vous envoyer.

Les échafauds sont toujours autour de votre saint Ambroise, et je crains bien que vous ne les y trouviez à votre retour. Arrangez cela, comme vous pourrez, avec l’amitié chaude et sincère qu’il vous porte. Mais où serait l’inconvénient d’en écrire un mot, bien doux, bien honnête au Marigny ? Voyez pourtant.

J’ai entrevu une fois ou deux M. de Bourlamaque ; mais il y a longtemps. Dites-moi à qui je dois m’adresser, si vous voulez savoir ce qu’il est devenu.

La réserve de M. de la Fermière ne me surprend point ; elle est de son caractère et de sa position. Quel que soit le motif de ses visites, il est honnête. Il n’est pas homme à mauvais rôle ; il vous aime peut-être (ou Mlle Collot).

La femme qui peint rue d’Anjou est une Berlinoise, la meilleure créature du monde. Elle a été reçue à l’Académie sur un tableau de nuit qui n’est pas sans mérite. C’est un auto-da-fé, et son faire, qui n’est de personne, ne permet pas d’en douter. Je lui ai lu l’endroit de votre lettre qui la concerne, et elle en tombe à vos genoux. Vous êtes trop poli, mon cher ours, pour ne pas la relever.

J’attends votre Hirmenioff ; mais que diable voulez-vous qu’il fasse ici, sans y être pensionné ?

Je ne sais comment j’annoncerai la mauvaise nouvelle à ce pauvre Simon. Si vous le voyiez, mon ami ! mais enfin nous sommes quittes avec nous et avec lui. C’est pourtant un bon diable qui a le malheur d’avoir vécu trop longtemps, et qui ne demande pas ce qui ne lui est pas dû. Depuis la date de sa créance, il s’est adressé à tous les envoyés de Russie qui l’ont apparemment éconduit par de belles promesses. Si la demande verbale suffisait pour arrêter la prescription, il serait à peu près en règle.

Vous avez donc fermé votre atelier, mais bien fermé ; encore une fois, mieux que vos livres ? Je vous en fais mon compliment. Encore une fois, on a dit qu’un sot ouvrait quelquefois un avis important ; mais encore une fois, il faut que le cas soit très-rare ; car j’ai trouvé beaucoup de sots, mais pas un de ces avis-là.

Courage, mon ami, fais une belle chose ; car tu le peux. Fais-la si belle qu’après en avoir éprouvé tout le transport de l’admiration, je me rejette sur mon ami qui l’a faite, que je le serre entre mes bras, et que j’en pleure de joie. Voilà la récompense que tu ne peux jamais obtenir de la souveraine la plus puissante. J’ai cet avantage sur elle. Elle peut te combler d’honneurs et de richesses ; mais elle ne saurait t’enivrer comme moi. Tu auras bien de la peine à convenir de cette vérité, maudit courtisan que tu es. On dit pourtant qu’une de nos reines, trouvant un bel esprit de son temps endormi, c’était, je crois, Alain Chartier, baisa une bouche qui avait dit tant de belles choses. Mais cela n’est arrivé qu’une fois ; encore le poëte dormait-il.

Tu nous crois donc bien loin de loi, quand tu travailles ? Non, mon ami, non. Nous sommes à tes côtés. C’est nous que tu vois. C’est notre éloge que tu ambitionnes, et tu pourrais t’écrier aussi à Pétersbourg : Ô Athéniens, combien je me donne de peine pour obtenir de vous un signe d’approbation ! Tu as pincé ma corde, et voilà ma folie qui me reprend ; et j’ai répondu à votre lettre du 21 mai, passons à celle du 3 juillet.

Quelque chose que je fasse, quoi qu’il arrive, vous ne cesserez jamais de m’aimer. Voilà qui est nouveau ! Je ne serai pas un brigand. On ne le devient pas à mon âge, et vous ne punirez pas une inadvertance, la seule faute que je puisse commettre, du châtiment d’une perfidie.

Mlle Collot a été insultée. Le coup de poignard d’un homme et le mépris d’une femme sont les deux vengeances de l’insulte. Il faut tuer, mépriser, ou se taire. J’aime mieux le dernier qui m’a toujours réussi.

Je ne vous ai cité toutes les merveilleuses qualités de mon cheval que dans la surprise d’apprendre qu’il s’était mis un beau jour à ruer et à mordre.

Vous n’êtes point marié ! Eh bien, tant pis pour vous, mon ami, car je connais bien la seule femme que vous eussiez épousée. Il y a deux ans qu’on vous croit époux, et qu’on me le dit ; et il y a deux ans que je réponds que je le saurais.

Pourquoi je vous charge de l’affaire Rulhières et non le général Betzky ; c’est que les lettres que je vous écris sont moins sujettes à être ouvertes que celles que je lui écrirais. C’est que j’ai pensé en écrire directement à Sa Majesté Impériale ; c’est que, puisqu’il devait y avoir un intermédiaire, j’ai mieux aimé que vous le fussiez que personne. C’est que c’était une affaire à traiter de littérateur à littérateur, et non de littérateur à ministre. C’est qu’on a tout gâté, et que je me doutais qu’il en serait ainsi.

L’argent s’accepte ou se refuse, selon l’homme qui le propose.

C’était à vous que j’adressais le mémoire de Simon. J’ai peu compté sur le succès de cette négociation. C’est comme un Russe qui répéterait ici une dette de la minorité de Louis XIV. Le créancier n’en tirât-il qu’un écu, ce serait toujours de quoi vivre un jour.

L’histoire de votre maison ne finirait point. Vous n’avez point fait de sottise ; mais peu s’en est fallu. Il faudra bien que les choses s’arrangent à votre gré.

L’histoire de l’artiste qui l’occupera jusqu’à la fin de ce mois serait encore fort longue, et vous la trouverez dans mon remercîment à l’Académie.

Si vous m’eussiez renvoyé ma lettre, c’eût été défendre crûment à votre ami de vous dire jamais ce qu’il croyait la vérité.

Ce n’était pas la peine de rêver si longtemps pour prendre le parti le moins digne (vous voyez que vos menaces ne me font rien), ou l’impératrice aurait méprisé cette calomnie, ou si elle y eût attaché quelque importance, elle n’aurait pas dédaigné de s’en éclaircir. Et puis, je m’en réfère aux premières pages de cette lettre ; ce sont mes principes, et j’ai juré de n’en pas changer.

Lorsque je vous ai dit que vous aviez manqué à votre nation, et que les Russes scandalisés s’étaient écriés : Voilà donc les franxouski manières ! c’est que ce sont les propres expressions dont on en a écrit à Paris.

Si la souveraine a bien voulu s’occuper d’une misère à laquelle vous mettiez tant d’intérêt, c’est par une faveur spéciale. Voilà qui est bien pour une fois ; mais je ne crois pas qu’il fallût y revenir. Je n’entends pas comment j’ai pu manquer à toutes les Russies, et moins encore à mon auguste bienfaitrice, lorsque j’ai supposé que des caquets tels que ceux dont toutes les maisons retentissent ici et ailleurs n’étaient pas faits pour arriver à ses oreilles. Belle affaire à discuter devant ou après les troubles de la Pologne !

Et puis vous ajoutez avec une douceur, une aménité toute particulière : D’où vous vient donc ce vertige ? Informez-vous mieux ou renfermez-vous dans un très-profond silence. Savez-vous qu’on en serait bien tenté ? Ne parlez de ce ton-là, à qui que ce soit sous le ciel, qu’à moi. Il faut, pour le pardonner, une dose d’estime et d’amitié que tous les autres n’ont pas. Vous me rendez sérieux ; mais cela ne durera pas.

Si j’ai trouvé M. de la Rivière affligé, ce n’est pas d’avoir fait le mal, c’est de n’avoir pu faire le bien. J’ai vu la réponse modérée qu’il a faite à votre atroce libelle. Et vous ne vous contentez pas de l’avoir écrit, et de l’avoir écrit contre un homme dont vous savez l’âme flétrie d’ailleurs ; vous le publiez ! Tenez, mon ami, ne parlons plus de cela, je me sens affligé.

Mademoiselle Victoire, vous êtes jeune. Votre talent et vos qualités personnelles vous exposeront encore à d’autres mortifications, et cela est à peu près juste ; car à qui voulez-vous donc que l’envie s’adresse, si ce n’est au mérite dont l’éclat le blesse ? Fermez l’oreille, ne répondez jamais. Continuez d’être honnête. Devenez, s’il se peut, de jour en jour plus habile, et laissez à votre conduite et à vos ouvrages le soin de vous défendre. Les méchants ne sont forts que contre ceux qui leur ressemblent.

Je vous prie, mon ami, de remercier M. Gleboff de l’honneur qu’il m’a fait de me traduire.

Eh ! vraiment oui, le buste est tout à fait gâté ; ce qui n’a pas empêché M. de la Rivière de le retrouver ressemblant. Je recevrai, comme une marque singulière de l’amitié de Mlle Collot, le nouveau don qu’elle se charge de m’obtenir de la bonté de l’impératrice ; et pour m’ acquitter avec elle, je lui promets un compte exact de tout le mal que j’entendrai de ses quatre autres têtes, et du bien aussi, cela va sans dire. Mais, pour Dieu, faites en sorte qu’elles nous parviennent entières. Je n’aime pas les reliques.

M. King a-t-il bien fait d’écrire contre l’allégorie en peinture et en sculpture ? J’en ai dit un mot dans mon Salon de cette année, que vous aurez lorsque Grimm me l’aura restitué. Vous ne manquerez pas de témoigner à M. King tout le respect que je dois à un honnête pasteur qui ne s’en tient pas, pour toute lecture, au saint Évangile. Il est certain qu’une allégorie qui n’est pas rare et sublime est une mauvaise chose. Il est certain qu’il est difficile d’en écarter l’obscurité. Il y a pourtant une exception en faveur de celles qui ont été consacrées par la poésie, et qui rentrent presque dans la classe de l’histoire. Et puis c’est la source de mille bizarreries, telles que le zodiaque et le sagittaire dans l’appartement d’une accouchée. Il faudrait à tout moment faire sortir une légende de la bouche des personnages. À chaque tableau de notre galerie de Rubens, il faut une petite oraison qui la fasse entendre.

Il est vrai qu’une goutte qui va se nicher dans ces petits cartilages, ces os délicats, ces toiles d’araignée qui séparent les cavités d’une oreille, est une cruelle chose : et puis rester sourd avec la passion de la musique ! Rassurez-vous, elle n’y reviendra plus, ou je redeviens gourmand, ivrogne, et tout ce qu’il vous plaira. Damné pour damné, goutteux pour goutteux , encore mieux vaut l’être pour quelque chose que pour rien.

J’ai senti après coup le mal que quelques endroits de ma lettre pourraient vous faire, et je m’en suis repenti, comme vous avez pu voir par ma dernière. Lorsque j’ai blessé même un indifférent, ma peine commence lorsque la sienne cesse.

Oui, je suis doux. J’en appelle à notre commerce épistolaire. Mais lorsque les hommes doux sortent une fois de leur caractère, on ne sait plus ce qu’ils deviendront. Rappelez-vous le Florentin de La Fontaine et tous les poltrons révoltés du monde.

Vous, plus ours que jamais. Cela ne se peut pas. Il ne faut pas toujours marcher sur la patte de l’ours pour l’irriter, il suffit de marcher à côté. Le moindre bruit qui se fait autour de sa retraite le chagrine et le soucie.

Je ne désigne, je n’ai voulu désigner personne. Mais faites toujours que le czar et son cheval n’aillent pas donner du nez en terre. Ce n’est pas qu’on n’eût grand plaisir à vous plaindre.

Tenez, mon ami, je pense que vous n’avez rien, mais rien du tout de ce qui peut faire pardonner la supériorité du talent. On dirait que l’habitude continuelle de vous adresser au marbre vous a fait oublier que nous sommes de chair. Vous brusquez, vous blessez, vous avez sans cesse sur la lèvre ou le sarcasme ou l’ironie. Ils ont dit que vous étiez le Jean-Jacques de la sculpture, et cela ne ressemble pas mal, à la probité près, que vous avez, et que l’on croit à l’autre. Il faut une âme très-forte, presque l’enthousiasme des grandes qualités, pour rester votre ami. Je doute que vous soyez bien sincèrement, bien entièrement aimé d’un autre que de moi et de la jeune élève. Vous êtes un composé bizarre de tendresse et de dureté. Ton ami est toujours disposé à se séparer de toi, contristé, ton amie exposée à verser des larmes. Alternativement délicieux et cruel, il y a des moments où l’on ne saurait te souffrir, et il n’est jamais possible de te quitter. Moi, par exemple, je sens que j’en ai pour toute ma vie.

Je ne vais point ramassant des horreurs, on me les apporte. Ils ont beau se déguiser par l’affiche de l’intérêt le plus vif. Il y a un ton, un air, une curiosité, je ne sais quoi qui se sent mieux qu’il ne se dit. C’est, en morale, ce que vous appelez le tact dans les arts, qui vous éclaire et les rend suspects. Ils s’enquièrent de vos succès, et l’on voit que la réponse qu’on leur fait n’est point du tout celle qu’ils attendent. Ils sont pourtant enchantés, mais leur enchantement a si mauvaise grâce !

Vous m’avez envoyé une copie de notre dispute, sur laquelle on nous accuserait tous de ne savoir ni le latin ni le français. J’ai commencé à vérifier quelques-unes de vos citations et des miennes. Comme je t’en donnerai sur celle de Cicéron qui finit mon dernier papier !

Au reste, tout ce que vous dites des différents jugements que Sa Majesté Impériale, le prince de Galitzin et le philosophe Naigeon ont portés de nos lettres, pour être vrai, à la rigueur, vous en aurez incessamment l’avis de Grimm et le mien. S’il n’y avait que vous, je vous récuserais, car la plupart du temps, en ne croyant qu’effleurer, vous frappez comme un sourd.

Me renvoyer ma lettre ! Vous ? assez ! Cette fantaisie-là a pu vous passer par la tête dans le premier moment, lorsque l’âme était gonflée ; mais le moment suivant, vous avez senti que j’avais le droit de vous dire tout ce qui me plaît. Ce qui m’est venu sur M. de la Fermière et vous est donc bien déraisonnable ? À la bonne heure, ne crains rien, ils ne me gâteront pas. Ils risquent peut-être plus de devenir bons avec moi que moi de devenir méchant avec eux. La vertu est bien aussi un peu contagieuse.

Je serai fâché, un peu fâché, si peu que rien, de m’être trompé. Pour en rougir, je ne saurais. le beau préjugé que celui de regarder la vérité, la vertu, le talent, le vrai talent comme les seules choses de ce monde à l’abri des efforts de la méchanceté ! Je ne sais si cela changera, mais jusqu’à présent, l’expérience des siècles les a montrés comme des rochers élevant leurs sommets au-dessus des mers, également inébranlables à la fureur des flots et au souffle des vents.

Je ne sais si j’ai parlé de mon dessinateur au général. Je lui ai certainement écrit exprès du cabinet Gaignat. On a dû lui remettre le catalogue manuscrit des livres du comte de Lauraguais. Informez-en, je vous prie, M. de la Fermière.

Mlle Collot aura été encouragée, récompensée, tout comme il vous plaira. Sa Majesté Impériale n’y regarde sûrement pas de si près, et je suis sûr qu’elle sent comme j’ai dit. Quoi qu’il en soit, la terre cuite est l’affaire du génie. Le marbre est la fin de l’ouvrage.

On a fait toutes les perquisitions imaginables, et, jusqu’à présent, elles n’ont rien produit. Dans l’incertitude que cet homme soit mort, il est prudent d’agir comme s’il vivait.

Le sieur Poirson, qui m’a tout à fait l’air d’un honnête homme, m’a demandé six francs pour ses perquisitions, deux louis pour avances faites à la grand’maman de Mlle Collot, et soixante et douze livres pour l’entretien d’un de ses frères, en attendant qu’on le mette en métier, si elle y consent.

Cochin vous répondra en son nom, et au nom de l’Académie ; l’ami Cochin est un négligent, et puis c’est tout.

Si la saison n’est pas trop avancée, vous recevrez bientôt les deux volumes de planches qui vous manquent.

Adressez-vous à Marc-Michel Rey, à Amsterdam, et vous aurez pour rien des livres qui vous manquent, et pour lesquels les colporteurs nous font payer, au poids de l’or, le risque qu’ils courent d’être pendus.

Mais admirez donc comme mon écriture est belle ! Pour cette fois, vous ne m’interpréterez pas comme les auteurs dont on ne possède pas parfaitement la langue, devinant certains mots par leur cortège. Pour moi, je vous lis et vous entends tout courant, soyez-en-sûr. Cela est pourtant bien étrange, car vous n’êtes pas toujours clair.

Mais on m’a dit que ce bon Collin était consumé de vapeurs et de mélancolie. S’il avait le courage de se faire muletier, deux ou trois ans seulement, je suis sûr qu’il guérirait. Tout a son utilité, même le malaise.

Le Moyne fera bien mieux que vous ne demandez, mais ce ne sera pas demain. Vous aurez un masque d’Henri IV, qu’il a fait lui-même d’après Porbus, et un autre masque de Sully, qu’il fait faire d’après le même peintre et qu’il réparera.

Et je ne verrai pas la lettre de M. King. parce qu’il y fait l’éloge de votre ouvrage ? Sans doute, il ne faut pas colporter soi-même son panégyrique ; mais il n’y a, je crois, ni platitude ni fatuité à le communiquer à son ami. J’en aurais pris ce que j’aurais voulu, et n’en aurais fait part à personne.

Eh ! Falconet, tu me parles de Mlle Collot comme si je ne la connaissais pas. Est-ce que je n’ai pas employé son ébauchoir et fixé ses regards pendant une ou deux semaines ? Est-ce que j’ignore sa fierté ? Est-ce que tu prétends exclusivement à l’honneur d’être déchiré !

J’ai lu à Naigeon vos deux paragraphes, et il en a ri. Il me charge de vous embrasser pour lui (sans oublier Mlle Collot) ; nous sommes tous d’assez bonnes gens, au vrai.

Que ce que vous reprochez à M. de la Rivière fût arrivé à Pigalle, en Russie, je le concevrais ; mais quelle diable de rivalité, quelle diable de jalousie peut-il y avoir d’un homme qui porte sous son bras une liasse de livres à un homme qui pétrit de la terre glaise ?

Si vous vous en tenez au rôle de grand artiste ; si vous n’êtes point courtisan ; si vous n’ambitionnez aucune faveur ; si vous ne demandez aucune grâce ni pour vous ni pour d’autres ; si vous n’entrez dans aucune tracasserie de cour ; si vous n’entretenez l’impératrice que d’art et de science, l’envie se taira et vous serez aimé, estimé, honoré comme vous le méritez.

Si vous ne croyez pas avoir donné une scène aux Russes, vous vous trompez, ou du moins les Russes me trompent.

On n’a point trouvé extraordinaire que vous vous plaignissiez. Je le crois. On le désirait peut-être, et qui sait si vous n’avez pas été une machine ?

Il ne s’agit point ici de résignation évangélique. Il s’agit de fierté, de grandeur, de vraie dignité, de cette noble confiance qu’on tient du témoignage qu’on se rend à soi-même, et qui nous fait marcher, au milieu des calomniateurs qui nous attaquent et des sots qui les croient, la tête haute et levée ; qui fait baisser les yeux aux uns et qui tient les autres la bouche béante. Les bonnes mœurs, le talent décidé, le temps qui éclaircit tout, achèvent le reste. Je défie tous les méchants de la terre. Ils pourront m’ôter la vie, mais il n’y a que moi qui puisse me déshonorer. J’étais déchiré par la calomnie. Je vivais de la vie la plus retirée et la plus obscure ; nul défenseur au milieu d’une infinité de jaloux, de traîtres, de malveillants, de prêtres enragés, de gens de cour envieux, de magistrats indisposés, de bigots déchaînés, d’hommes de lettres perfides, d’idiots corrompus et séduits. Qu’en est-il arrivé ? Rien. Justice s’est faite et promptement. Il ne faut que la voix ferme d’un homme de bien qui réclame pour étouffer celle de cent méchants, et cet homme de bien se montre à la fin. En attendant, nos actions et nos ouvrages préparent l’effet de son discours, et quand il a parlé, les calomniateurs et leurs dupes changent de rôle ; ils enchérissent sur lui et deviennent les trompettes du mérite, toujours également vils. Songez qu’on a d’abord pour soi le petit nombre de gens de bien très-réservés à croire le mal.

Voilà mes principes, et tu conviendras qu’ils sont consolants et bien propres à assurer nos pas dans le chemin de la vie.

Je veux que vous fassiez le bonheur de Mlle Collot, parce que vous êtes son maître, son ami, son appui, son bienfaiteur surtout ; parce que tous les succès et tous les honneurs possibles ne la dédommageront pas des chagrins domestiques et secrets ; parce qu’ayant attaché son sort au vôtre, je dois désirer qu’il soit heureux. Il ne faut pas que vous flétrissiez vos bienfaits ; il ne faut pas que je me repente de mon conseil. Vous dites donc : que Mlle Collot travaille toujours, qu’elle soit honnête, et je peux répondre de son bonheur. Il fallait ajouter : en dépit de tous les envieux et de tous les calomniateurs du monde.

J’accompagnai M. Chotensky à la seconde visite, et je tâchai de réparer par beaucoup de gaieté le ridicule de la première. On n’a fait cette histoire que pour satisfaire la curiosité de la comtesse d’Egmont ; on n’a aucun dessein de la publier ; on fera lecture à M. Chotensky afin qu’il en juge par lui-même et on n’a nulle répugnance à en faire passer une copie à Pétersbourg ; pourvu que Sa Majesté Impériale en marque l’envie, ce qu’on n’ose présumer ; car nous sommes surtout modestes. Voilà le résultat de cette affaire que M. de Rulhières traduit comme il lui plaît.

Je ne sais pourquoi vous renonceriez à l’acquisition Gaignat. Je tiens des héritiers et de Remy, le brocanteur de M. de Choiseul, que celui-ci n’y pense pas.

Que me dites vous là des amis que vous avez à Pétersbourg et de l’approbation qu’ils ont donnée à votre conduite et à votre factum. Par Dieu, je sais bien que ma façon haute et fière n’est pas commune, et je sais tout aussi bien qu’elle est de tous les temps, de presque de toutes les circonstances et de tous les pays. Je ne traduirai jamais personne ni devant le législateur, ni devant les lois pour un libelle ; à plus forte raison pour un propos.

Sa législation imaginaire. Cela est bientôt dit. Donnez-vous la peine de lire la République de Platon, et lorsque vous aurez eu le courage de mépriser l’un, je ne vous permettrai pas encore de dédaigner l’autre. M. de la Rivière ne connaît pas les hommes ! Je l’ai dit, oh ! je suis tout aussi capable qu’un autre de dire une absurdité, mais celle-là ! soyez-en bien sûr avant que de me l’imputer. J’ai dit d’un homme qui a administré avec un applaudissement général et au grand désespoir des fripons une de nos plus importantes colonies, à deux reprises et pendant quatre ans… Ma foi, ou je dormais bien profondément ou vous avez fait un étrange rêve. Peu importe lequel des deux. Les Russes, mon ami, les Russes sont comme tous les autres hommes du monde ; blessés de la fierté quand elle est déplacée, dupes de la flatterie quand elle est adroite : Cui male si palpere, recalcitrat undique totus.

Des toilettes, j’en fais une quand je me présente en public, et encore quelle toilette ! Pour mon ami, je le visite en bonnet de nuit. J’aimerais mieux mourir que de me copier. Tout ce que je puis faire en faveur d’un ami qui se plaint, c’est de tailler ma plume, comme vous voyez.

Je lirai l’ouvrage de M. King et je lui répondrai.

Il a couru par la ville une lettre de vous à M. de Marigny, et une réponse de lui à vous. J’en suis sûr, quoique je n’aie rien vu.

Encore une fois Cochin fera son devoir d’ami et de secrétaire.

Vous n’êtes ni fou ni bête ; et celui qui vous prendrait pour tel pourrait bien être l’un et l’autre ; mais vous êtes ombrageux, sensible et chaud.

Mon ami, mon ami, ce n’est pas le jugement qui choisit une maîtresse, et quand elle se résout à nous suivre au bout du monde, le moyen de l’en empêcher ?

Si je vous permets de m’aimer. Il le faut bien ; car vous ne m’en aimeriez pas moins, quand je ne vous le permettrais pas. Aimez, aimez, embrassez, oh ! mon Dieu ! que cela me fait de plaisir.

Réponse à votre billet du 18 juilet. J’ai remis à M. Le Moyne votre lettre à Fontaine. Je suis au service de Sa Majesté Impériale, au vôtre, sans limites.

Vous n’aurez point de livres. M. de Sartine ne veut pas qu’on vous en envoie. Je respecte M. Collin pour l’action délicate qu’il a faite en vous sacrifiant sa terre cuite. Songez à la circonstance. On se refuse difficilement à ces procédés-là, quand on s’en avise. Mais on ne s’en avise guère. Et pourquoi le prévenir sur la reconnaissance de l’impératrice ? Il vaut bien mieux lui ménager la surprise. Il ne s’attend pas, et ne s’est jamais attendu qu’à une récompense qui ne pouvait lui échapper. C’est que, comme les plantes exotiques, les sciences et les arts de transport périssent dans les serres chaudes. C’est du sol même qu’il faut faire sortir les poëtes, les littérateurs, les orateurs, les peintres, les sculpteurs, les musiciens. Ce sont aussi les enfants de la bonne Cérès. Il faut pour prospérer qu’ils lèvent avec le grain. Si je l’ai vu ce Rembrandt ? je vous en réponds. Mais que diable voulez-vous qu’on fasse d’un sujet de la Bible ? Le beau sujet pour un boudoir ou pour un salon qu’un gueux tout déguenillé ! Voilà les raisonnements qu’amènent le luxe et son petit goût. Quand je dis le luxe, j’entends celui qui masque la misère et non celui qui naît de l’abondance. Ils portent le même nom, mais ils ne se ressemblent point.

Mon ami, j’ai fait mon prône sur les amateurs, les honoraires et les académiciens, comme on a fait les règlements, en attendant qu’il y eût une Académie.

Vous respectez donc ceux qui travaillent pour la postérité et vous faites bien.

J’attends les têtes. Je les attends, et vous saurez ce que je pense d’elles, ce qu’on en dira, et ce que je pense de ce qu’on en aura dit.

Mais si le portrait de notre ours pouvait trouver place dans la grande ménagerie ? Qu’en pensez-vous ? Nous verrons ce que Le Moyne en dira.

Réponse à votre billet du 29 juillet. Tout est fait, au moins tout ce qui dépend de moi. Je sais bien que le Cortone, indigné contre des élèves qui s’honoraient de son travail, chassa les élèves et effaça ce qu’il y avait de peint à la galerie Barberini ; mais il fut, à mon sens, pusillanime et fou. Que d’ouvrages faits et à faire qui réclamaient déjà et qui doivent réclamer un jour contre la petite impertinence des élèves ! Je sais bien que Le Moyne, travaillant à son monument de Bordeaux, en fit autant que Pierre de Cortone : mais il convient qu’il fut pusillanime et fou, et que l’excès du travail dont il se chargea tout seul pensa lui coûter la vie. Vous vous tuerez, et cela pour faire taire des imbéciles qui prennent un manœuvre qui dégrossit un bloc pour un sculpteur. Est-ce qu’on ne connaît point ici Étienne Falconet ? Est-ce qu’on n’y connaît pas Fontaine ? Et que vous importe l’ignorance passagère ou durable de la foule des barbares qui vous entourent ? Se jeter dans la Néva pour un vol ? j’aimerais bien mieux y jeter le voleur. S’il arrive jamais à mon copiste de s’attribuer mon ouvrage, je me moquerai de lui ; mais s’il copie bien, je le garderai. On a commencé par dire : Il ne fera jamais rien de grand. Cela est vrai, on l’a dit et peut-être à Paris. Mais à présent qu’on voit ce grand qui pousse, on dit : C’est Fontaine qui fait tout ; mais où dit-on cela ? Pardieu ce n’est pas ici. C’est donc à Pétersbourg ? Mais ce n’est pas l’impératrice. Ce n’est pas le général Betzky. Mais ce n’est aucun de ceux qui sont sortis de leur pays. C’est donc la populace de la ville et de la cour ? Lorsque ton monument sera achevé, fais-le graver, et écris toi-même au bas de l’estampe : Fontaine fecit, et tu n’en imposeras à personne. Tu écoutes plus le bruit du moment que l’estime que tu te dois. Ils ne connaissent pas Étienne Falconet ! C’est lui qui s’ignore. Je ne le connais pas assez bien ! et c’est moi qui enrage de ce que sa conduite haute et ferme ne réponde pas au cas infini que j’en fais. D’Aquin jaloux de son souffleur le chasse. À la bonne heure.

Mon ami, soyez tranquille sur le manuscrit ; il est à vous, et j’ai pris des mesures pour qu’on vous le restituât, en cas de mort. Il n’en sera jamais fait usage que de votre aveu ; mais ayez pitié d’un homme écrasé de travail.

J’ai demandé à Le Moyne ce que c’était que ce M. de Villiers et j’attends sa réponse d’un moment à l’autre.

Eh bien, ce Fontaine, j’en reviens donc bien disposé. Je veux bien ne le pas croire innocent, mais je ne serais point surpris qu’il le fût. C’était lui qui faisait les bustes de Mlle Collot. Eh bien, quand il n’y sera plus, ce sera vous. Attendez-vous à cela l’un et l’autre. Pardieu, la fausse délicatesse des gens de bien donne bien de l’avantage aux coquins et aux sots. Ils sont toujours maîtres de les séparer, sinon de les brouiller. C’est une réflexion que j’ai faite dans une occasion assez différente. Mademoiselle Victoire, vous avez un ami qui fréquente souvent chez vous. Un scélérat s’avise de dire que cet ami couche avec vous. On le croit. Cela vous revient, que ferez-vous ? Chasserez-vous votre ami ? Je brûle de savoir pourquoi vous m’embrassez bien fort. Pour quoique ce soit, serrez de toutes vos forces.

Ce que je fais ? Je me hâte de finir mon ouvrage et de me dégager de toute entrave, afin de devenir ce qu’il me plaira. La réponse trop honnête de l’impératrice me ferait trembler, si j’étais vain. Ceux que le ciel a doués d’une grande tête et d’une grande âme ignorent bien peu de choses. Leur malheur, qui est sans remède, c’est de n’avoir pas assez de temps pour tout ce qu’ils ont à faire. C’est le secret d’allonger leur vie qu’il nous faudrait, et nous ne l’avons pas.

Ils ont vu ses ouvrages et sont restés muets ! et tu n’es pas parti de ta place, comme un éclair, et tu n’as pas jeté tes bras autour de son col, et tu ne l’as pas embrassée ? Voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce que j’aurais fait en présence de tous ces foutus nigauds-là.

Bonne amie, laissez-moi faire, ou j’y perdrai mon latin, ou je vous vengerai en remplaçant ces éloges par d’autres qui les vaudront bien. Mais il faudra que Le Moyne et Cochin me secondent, et ils me seconderont. Si vous ne vous rappelez pas un peu vos lettres, je veux mourir si vous entendez rien à cette réponse.

Deux de nos Académies viennent de se mettre dans la boue. L’Académie française, en accordant le prix de poésie à une pièce très-plate d’un petit abbé de Langeac, pièce plus jeune encore que l’auteur, pièce qu’on attribue à Marmontel, pièce dont la lecture la plus séduisante n’a pu dérober la misère. En couronnant le petit calotin, l’Académie déclara que la couronne appartenait de droit au Rulhières en question, si l’ouvrage de celui-ci n’avait été exclu du concours par des personnalités. J’ai lu la pièce de Rulhières : c’est une satire, excellente pour les choses et pour le ton, sur l’inutilité des disputes. L’autre Académie bien déshonorée, c’est la vôtre, l’Académie de peinture et de sculpture. Elle accorda le prix de peinture à un nommé Vincent, que ses camarades promenèrent en triomphe sur leurs épaules, tout autour de la place du Louvre, et déposèrent ensuite à la pension. Cette espèce d’ovation me plaît infiniment. Ils attendirent en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait sept à huit concurrents, parmi lesquels trois dont les bas-reliefs étaient excellents. Ces enfants se disaient l’un à l’autre : Si c’est toi qui as le prix, je m’en consolerai : car si j’ai fait une assez bonne chose, tu en as fait une belle. Cependant l’Académie délibérait, et le silence régnait sur la place. Les trois prétendants s’appellent Millot, Stouf et Foucou. La balance des élèves penchait du côté de Millot. L’Académie ne couronna aucun des trois. Le prix, dont on avait disposé d’avance, fut accordé à un nommé Moitié, élève de Pigalle. Notre ami Le Moyne a fait un plat rôle dans tout ceci. Pigalle lui disait : Si mon élève n’a pas le prix, je quitterai l’Académie ; et il n’a pas eu l’esprit de lui répondre : S’il faut que l’Académie fasse une injustice pour vous conserver, elle aura plus d’honneur à vous perdre. Ah ! mon ami, si tu avais été là ! Il ne faut souvent que la présence d’un homme habile, juste et ferme. Comme tu aurais secondé Dumont et quelques autres ! Cependant le bruit qu’on a donné le prix à Moitte parvient aux élèves. Ce fut une consternation d’abord, puis le murmure de l’indignation. L’abbé Pommyer, honoraire, se présenta le premier pour sortir. Il demanda qu’on lui fît passage. On s’ouvrit et on lui cria : Passe, foutu âne. Moitte parut ensuite, et ce fut un tumulte effroyable de cris et d’injures. Il leur disait, en tremblant : Messieurs, ce n’est pas moi, c’est l’Académie ; et ils lui répondaient : Si tu n’es pas un infâme, comme ceux qui t’ont nommé, remonte, et va leur dire que tu ne veux pas entrer.

Les académiciens hésitaient de se montrer, ils s’attendaient à la huée, et ils ne furent point trompés. Elle dura plus d’une heure, mêlée de sifflets, de bourdonnements, d’éclats et d’injures. Cochin avait beau leur dire : Messieurs, que les mécontents viennent s’inscrire chez moi, on ne l’écoutait pas. On continuait de huer, de honnir de bafouer. Tout cela se passait dans l’intervalle de votre billet du 18 et de celui du 29, où vous demandiez précisément qu’on vous envoyât ce Millot à qui on venait de faire une injustice. Je courus chez Le Moyne. Le Moyne levait les mains au ciel et s’écriait : La Providence ! la Providence ! Je ne pus m’empêcher de prendre votre ton bourru, et de lui dire : La Providence, la Providence, est-ce que tu crois qu’elle est faite pour réparer vos sottises ? Millot survint. Le Moyne lui parla. Le lendemain, il me l’envoya. Ce jeune homme était désolé. Il me disait d’un ton à déchirer : Il y a dix-sept ans que mes pauvres parents me nourrissent et au moment où j’espérais !… Il y a dix-sept ans que je travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit. Je suis perdu, car qu’est-ce qui me dit que Foucou ou quelque autre ne m’ôtera pas le prix de l’année prochaine ? Je crus le moment favorable à vos vues. J’exigeai le secret, et il m’en donna sa parole d’honneur. Je lui fis votre proposition ; il m’en remercia dans les termes les plus affectueux, et me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec M. Le Moyne et avec lui-même. Il est revenu et il m’a dit qu’on ne se livrait pas à l’étude de son art par intérêt ; qu’il sentait tout l’avantage du traité que je lui proposais ; mais qu’il fallait offrir à l’Académie l’occasion de réparer son tort. Aller à Rome ou mourir.

Votre billet du 29 me consola du peu de succès d’une négociation que les circonstances semblaient rendre infaillible.

La ville s’est récriée, les élèves ameutés ont menacé. L’Académie inclinait à les décimer ; mais il paraît que tout se calme et finira par rien. Ils auront fait une injustice à un de leurs élèves, et peut-être le malheur d’un autre à qui, pendant sept ans de suite, ses camarades jetteront au nez la honte de sa réception. Une circonstance que j’oubliais, c’est que peu s’en fallut que les élèves ne prissent Moitté par les oreilles, ne le missent à quatre pattes, et ne lui fissent faire le tour de la place, portant Millot sur son dos.

En attendant que Le Moyne m’envoie sa note sur M. de Villiers, il me prend envie de vous décrire le bas-relief de Millot. Le sujet était le triomphe de David, après la défaite de Goliath. À droite, ce sont deux énormes Philistins debout, bien consternés, bien humiliés, qu’un Israélite garrotte. Puis David conduit sur son char de triomphe par des femmes. Une embrasse ses genoux, une autre le couronne, d’autres l’aident à monter. Puis c’est le char attelé de deux chevaux qu’un Israélite retient par la bride. Tout à fait sur le devant, et au centre du tableau, un autre Israélite enfonçant une pique dans la tête de Goliath. Cette tête est effroyable, renversée, ses cheveux épars sur la terre. Au devant du char, les femmes d’Israël chantant, dansant, jouant, préludant des instruments. Parmi ces femmes, une espèce de bacchante, déployée avec une grâce et une légèreté charmante ; et tout à fait à la gauche, une autre conduisant par la main son enfant qui regarde la tête horrible avec une expression mêlée de terreur et de joie ; et puis, sur le fond, au loin, des bras en l’air, des têtes de peuple en acclamation. L’artiste a pressenti que ses concurrents prendraient le moment du triomphe. Il a choisi le précédent. C’est un reproche qu’ils lui ont fait, c’est-à-dire qu’ils l’ont blâmé d’avoir eu du génie. Ils ont encore attaqué l’idée du char qui n’est pas même une licence. Ils ont avoué que le bas-relief de Moitte ne valait ni celui-là, ni aucun des deux autres ; mais qu’ils lui connaissaient plus de talent. En ce cas il est inutile d’instituer un concours et des prix. Cochin, plus adroit, aime mieux dire que chacun a son goût et ses yeux, que le bas-relief de Moitte lui a paru le meilleur ; et les élèves lui répondent qu’il est sans invention, sans génie, froid, plat, sans détails, sans pieds, sans mains, mauvais, absolument mauvais, et qu’il n’a, lui, nulle connaissance de l’art, ou nul goût, ou nulle bonne foi. J’écrivais, il y a quelques jours, à Cochin, à propos du silence qu’il gardait avec vous : « Eh bien, vous avez donc été hués, honnis, bafoués par vos élèves ? Ils pourraient avoir tort ; mais il y a cent à parier contre un qu’ils ont raison ; car ces enfants-là ont des yeux, et ce serait peut-être la première fois qu’ils se seraient trompés. »

Il y avait cette année au Salon quatre grands tableaux d’histoire ordonnés pour le roi de Pologne, par l’entremise de Mme Geoffrin : l’un, Silurus mourant au milieu de ses enfants, de Halle, détestable ; le second, la tête de Pompée présentée à César, de Lagrenée, mauvais ; le troisième, César au pied de la statue d’Alexandre, dans le temple d’Hercule, médiocre, surtout de composition. Il est de Vien, qui a aussi exécuté la continence de Scipion, au refus de Boucher. Oh ! quel tableau que ce dernier ! Il est si misérable que j’ai entendu des élèves se dire l’un à l’autre qu’ils ne voudraient pas l’avoir fait. L’inégalité des artistes ne se comprend pas. Ce Vien a fait tout à l’heure, pour Saint-Roch, la prédication de Saint-Denis dans les Gaules, morceau immense et d’un très-grand maître.

Mais au milieu de tout cela, j’allais oublier de vous dire que le prince de Galitzin est marié. Il part de Paris. Il va aux eaux d’Aix-la-Chapelle pour sa santé. Il y trouve le prince et la princesse Ferdinand de Prusse, et une jeune comtesse de Schmettau, jolie, pleine d’esprit, de gaieté, de grâce et de talents, du moins il n’y a qu’une voix là-dessus, et le voilà marié.

Mais la note sur M. de Villiers ne vient point et je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je vous salue, et que je vous embrasse tous les deux, que je vous aime de toute mon âme, que j’ai ressenti vos peines comme vous-mêmes, et que s’il y a par hasard encore dans cette lettre quelque chose qui vous offense, vous le pardonnerez à mon amitié.

Mademoiselle Victoire, un peu de hauteur, un peu d’âme. Regrettez plutôt une bonne critique qu’un plat éloge. Et surtout ne défendez jamais ni vos ouvrages ni votre réputation. C’est du temps perdu, tout au moins. Les apologies ne se lisent point. Ayez des mœurs, faites de belles choses, et laissez dire les méchants, et se taire les sots, dont aussi bien vous n’entendriez rien qui pût vous flatter jusqu’à un certain point. C’est une bien petite vanité que celle qui court après une louange de nulle valeur. Le véritable éloge c’est le nôtre, c’est celui du maître ; c’est la récompense, c’est la protection continue de l’impératrice ; c’est elle qui sent, c’est elle qui a des yeux, c’est à elle qu’il faut avoir plu.

Toujours en attendant la note de Le Moyne, je causerai avec vous, jusqu’à ce qu’elle vienne. Le prince de Galitzin avait demandé, pour l’impératrice, un tableau à chacun de nos bons artistes : Michel Van Loo, Vernet, Vien, Casanove, Boucher. Il ne faut rien attendre de Vernet, il est trop occupé, et il doit, de reconnaissance, tout son temps à M. de Laborde qui lui paye la vente du prix de ses tableaux d’avance. Rien non plus de Boucher, qui est léger, caduc et paresseux. Casanove a presque fini le sien. Je ne vous en parlerai pas : je ne l’ai pas vu. C’est un sujet dans son genre, et qu’il a travaillé de son mieux. Le sujet de celui de Vien est charmant : c’est un Mars qui, las de reposer entre les bras de Vénus, lui demande la permission d’aller se ragoûter en tuant quelques milliers d’hommes. La déesse y a consenti. Il cherche son casque. Il ne le trouve point. Vénus debout, lui souriant toute nue, un bras jeté sur ses épaules, lui montre, de l’autre main, ce casque dans lequel ses colombes ont fait leur nid. Il y a, par derrière les deux principales figures, des amours malins qui se sont emparés du reste de ses armes. Michel a fait un concert espagnol. Il y a mis une vingtaine de figures. Son tableau est achevé. Il est supérieurement peint ; grande vérité dans les physionomies des concertants ; sage sans être froid ; et puis des étoffes à s’y tromper. Vu dans un miroir, c’est la nature même. Il en coûtera de l’argent à l’impératrice, moins cependant qu’au roi de Pologne, et j’espère qu’elle sera mieux servie. C’est que nous laissons aller les artistes à leur fantaisie, et que Mme Geoffrin veut les faire aller à la sienne. C’est pour se soustraire à son despotisme que Boucher, qui s’était d’abord chargé de la Continence de Scipion, a renvoyé ce travail à Vien.

Une chose qu’il faut que je vous dise : c’est qu’on perd le goût de la nature, et que quand une fois on l’a perdu, on n’y peut plus revenir. Il y a quelque temps que Boucher fit venir un modèle d’après lequel il fit une très-mauvaise figure, tandis qu’une autre, qu’il avait exécutée de pratique, était au moins supportable. On a dit : Naturam expellas furca, tamen usque recurrit. Pardieu, ce n’est pas en peinture.

Enfin, la voici, cette note.

M. de Villiers est le même qu’un M. Charlot dont je crois vous avoir déjà parlé ; si ce n’est pas à vous, ce sera au général. C’est un ami de presque tous vos amis. Il est né à Paris, sans aucune fortune. Il a fait d’excellentes études, et il a beaucoup de littérature. Il a été clerc de procureur, il s’est fait avocat. Il a suivi le barreau avec succès. Il plaidait depuis fort peu de temps, lorsqu’il survint une interruption au Palais qui dura dix-huit mois. Ce fut alors qu’il fit la connaissance d’un marchand qui demeurait rue Saint-Gervais et qui l’engagea à regarder sa maison comme la sienne. Il épousa la fille de ce marchand, moitié par reconnaissance, moitié par goût. Mais afin qu’il pût suivre son état, en même temps que sa femme suivait le commerce, on tint ce ménage secret. Mais malheureusement sa femme avait qualité, et ses dettes engagèrent son mari. Au mois d’avril 1765, il fut obligé de faire un arrangement avec les créanciers de sa femme, et de s’obliger à payer quarante mille francs dans un intervalle de temps assez court. Au mois d’août suivant, il se découvrit d’autres dettes qui n’avaient point été déclarées. Sur quoi M. de Villiers, ou Charlot, ne voyant aucun moyen de faire face avec le produit de son talent, menacé de perdre son état, par l’éclat de son mariage que la poursuite des créanciers ne pouvait manquer de manifester, prit, tant en effets qu’en argent, environ trois mille livres et passa en Angleterre d’où il s’est réfugié à Pétersbourg, n’ayant subsisté pendant tout ce temps que par les modiques secours qu’il a reçus de quelques-uns de ses amis de Paris. Tous ceux qui l’ont connu ici attestent de ses connaissances, de ses talents et de sa probité. Il paraît, à ce qu’ils disent unanimement, que c’est un homme à employer à beaucoup de choses. Prault, Pissot, Le Moyne et d’autres le recommandent à vos bons offices. Notez, s’il vous plaît, que je ne vous l’adresse pas, mais que je vous transmets seulement la note de M. Le Moyne. Il est vrai que c’est avec plaisir.

Et puis, mon ami, que Dieu vous inspire l’art de conserver le repos, que Newton appelait la chose vraiment substantielle, rem prorsus substantialem.

Il faut convenir qu’avec ce ton de vérité, si nous ne nous brouillons pas, sûrement nous en deviendrons meilleurs. Vous m’avez répondu de vous ; je vous réponds de moi.

Et gardez ce volume, pour quelques-unes de vos longues soirées d’hiver.

Je vous salue et vous embrasse une fois, deux fois, cent fois tous les deux.

Je ne saurais m’en tenir là. Après avoir eu le courage de lire tout ce qui précède, il vous en restera peut-être assez pour quelques lignes de plus.

Le samedi qui suivit le jugement inique, il y eut assemblée à l’académie : vos messieurs, en y arrivant, trouvèrent sur la place un concours de deux cents citoyens de tous les états, bien disposés à les accueillir convenablement. Ces citoyens s’y étaient rendus avec tous les instruments qui rendent un charivari bien éclatant. Mais, mieux avisés et craignant que le tumulte n’attirât la garde, ils changèrent de parti. Ils se rangèrent en haie. Arrivèrent les premiers, Dumont, Boucher, Van Loo et d’autres qui avaient voté pour Millot, et voilà tout à coup un cri d’acclamations, d’applaudissements et de claquements de mains. J’avais oublié de vous dire que Boucher avait, à la séance de la décision, réclamé de toute sa violence de vingt-cinq ans, et que ces honnêtes fâcheux l’entourèrent, se pressèrent sur lui, l’embrassèrent et lui firent mille compliments et mille caresses. Et puis les revoilà rangés en haie. Paraît Pigalle, il entre au milieu de deux files, et aussitôt on entend une voix qui crie : Le dos ! à ce mot, les deux files se retournent et Pigalle passe au milieu de deux cents personnes qui le saluent du derrière. Pigalle passé, arrivèrent M. et Mme Vien ; même cri le dos, même quart de conversion, même demi-tour et même salut du derrière. On rendit les mêmes honneurs à notre ami Cochin. Au sortir de l’Académie, même cérémonie. Pigalle, le chapeau sur la tête, et d’un ton un peu rustre, s’adressa à un jeune homme et lui demanda s’il était mécontent du jugement. Le jeune homme, se couvrant, lui répondit que, n’étant point artiste, il n’avait rien à lui répondre, mais que par la même raison il pouvait lui remontrer sans conséquence qu’il lui trouvait le ton fort impertinent. Il y a quelques autres détails qui ne me reviennent pas. Je suis sûr que vous direz : Voilà qui est bien. Si toutes les injustices étaient ressenties et le ressentiment témoigné de cette manière, on en commettrait moins.


XVIII


Et je manquerais une occasion de causer avec mes amis ! Oh ! que non. Voilà à côté de ma table un jeune homme qui part pour Pétersbourg et qui a la complaisance d’attendre que je vous aie dit quelques douceurs. Je m’ennuie de ne vous point voir, je m’ennuie de ne point entendre parler de vous ! L’intérêt que je prends à votre santé, à vos ouvrages, me fait à tout moment oublier l’intervalle énorme qui nous sépare. Où en êtes-vous ? que faites-vous ? êtes-vous heureux ? Si vous l’êtes, je me garderai bien de corrompre votre bonheur par l’éternelle histoire de mes peines. Depuis cinq ou six mois, le calice amer de la vie ne s’est pas éloigné un moment de mes lèvres. Le jeune homme qui vous remettra ce billet m’est recommandé par M. Bernard. Il va en Russie avec des idées d’établissement et de commerce. À juger de ses mœurs et de ses talents par ses liaisons et ses amis dans ce pays-ci, je crois qu’il mérite que les honnêtes gens lui prêtent la main. S’il a besoin d’un bon conseil, et vous le demande, ne le lui refusez pas. Dites-lui, d’après les idées qu’il vous communiquera, ce qu’il faut qu’il fasse et qu’il dise. Mais vous ne me répondez pas sur le compte de M. Le Paige. Ce M. Le Paige n’est pourtant pas un homme d’un mérite ordinaire. En voulez-vous ? N’en voulez-vous point ? Il me semble que dans les circonstances présentes, ses connaissances et ses talents devraient le faire désirer. Je crois, mon ami, qu’il y a des hommes et même des hommes rares en Russie ; je crois même qu’il y en a au fond des forêts des Abenakis ou des huttes des Hottentots : mais des hommes instruits, éclairés, cultivés, c’est autre chose. Ce ne sont pas des arbres que je vous propose, ce sont des jardiniers. Il y a des arbres partout. J’avais résolu de vous cacher toutes mes peines ; mais je n’y tiens pas. Pour combler la mesure, savez-vous, mes amis, ce qui est arrivé à ces beaux plâtres, à ces morceaux précieux, que vous avez si soigneusement emballés ? c’est que, malgré les doubles caisses, malgré la filasse et la mousse, l’eau a pénétré et presque détruit. Il n’est resté que le masque de l’ours et la petite Russe d’intacts. Cependant, bonne amie, consolez-vous. Voici le jugement que nos grands artistes ont porté de votre travail, et ce qu’ils y ont découvert à travers le dépérissement qu’il a souffert : c’est qu’il y avait dans les salles de l’Académie plusieurs morceaux de réception qui ne méritaient pas autant cet honneur que votre ouvrage. Je vous en parlerai plus au long, lorsque le courrier n’aura pas le pied à l’étrier.

Je vous disais, dans ma précédente, qu’il y avait des artistes qui criaient, et un certain philosophe de vos amis qui s’était mis sous la main de la justice par des emplettes pour Sa Majesté Impériale. Je vous recommandais de faire finir les plaintes des artistes et les soucis du philosophe. Je pense que ces deux affaires sont faites. Il ne me reste qu’un mot à vous dire sur les tableaux des artistes Casanove, Vien et Machy. C’est que le prince de Galitzin est fort embarrassé de sa personne. Il croyait que ces trois morceaux n’étaient qu’à douze mille francs, et il le croyait d’après l’appréciation d’un brocanteur nommé Ménageot, homme de bien et bon connaisseur. J’étais aussi dans la même persuasion, et point du tout. Il se trouve que le Vien veut avoir 8,000 francs de son morceau, que le Ménageot avait estimé deux mille écus ; et ainsi des autres. En conséquence, il n’a demandé à M. le général que 12,000 francs, tandis qu’il faut, ou laisser à ces maîtres l’ouvrage qu’on leur a commandé, et qu’ils ont fait de leur mieux, ou se constituer dans une dépense presque double. Casanove demande 10,000 francs, et son tableau, qui est immense et le meilleur peut-être qu’il ait fait, les vaut. Vien s’est vraiment surpassé, et son tableau vaut plutôt les 8,000 francs qu’il exige que les autres ouvrages ne valent huit mille sols. J’ai vu la ruine de Machy : elle est fort belle et il n’y a rien à rabattre des 4,800 qu’il supplie qu’on lui accorde. Pour Dieu, mon ami, servez vos confrères qui vous en sauront le plus grand gré. Parlez à monsieur le général, et dites-lui bien que quand il aura les tableaux sous ses yeux, j’espère qu’il se réconciliera avec le prix. Au reste, on a mis nos artistes en besogne sans rien stipuler ni sur le prix, ni sur l’étendue, ni sur le sujet. On s’est contenté de parler de la perfection du travail ; ils y ont tendu de toute leur force ; il n’y a rien à leur objecter. Il faut seulement une autre fois s’expliquer avec eux plus précisément. Le prince Galitzin, furieux, dit qu’ils sont malhonnêtes ; il a tort.

Adieu, mon ami, adieu, bonne amie, je vous salue et vous embrasse tous les deux. Nous causerons une autre fois plus à notre aise et plus au long.


Ce 30 mars 1709.


XIX


À peine, mon ami, me laisse-t-on le temps de vous dire un mot. Je ne sais si vous aurez reçu mes dernières lettres. Quoi qu’il en soit, voici une occasion de m’obliger essentiellement. J’ai acquis à la vente Gaignat, pour Sa Majesté Impériale, cinq des plus beaux tableaux qu’il y ait en France : un Murillo, trois Gérard Dow et un J.-B. Van Loo. La somme est assez forte, bien qu’elle soit très-au-dessous du mérite de ces morceaux. Je suis sous la main de justice, qui a fait la vente des effets Gaignat. La justice n’entend pas raison. Ayez donc l’amitié pour moi de voir monsieur le général, et de le supplier très-instamment de me faire passer des fonds et de me tirer de souci. Ne le quittez pas que vous n’ayez vu ces fonds expédiés.

Rendez-vous aussi agréable à vos confrères de Paris, en obtenant que les morceaux que l’on a commandés à Vien, qui n’aime pas à attendre, à Machy, qui n’est pas en état d’attendre, et à Casanove, qui est écrasé de dettes, soient promptement acquittés.

J’ai reçu vos présents. Je vous en ai déjà dit quelque chose. Je vous en parlerai mieux et plus au long une autre fois.

Je vous salue et vous embrasse tendrement tous les deux. Ah ! mademoiselle Victoire, quel chemin vous avez fait !


Ce 6 avril 1769.


XX


Je vous écris à la hâte pour la seconde fois, mes amis ; Dieu m’envoie tous ceux qui partent pour Pétersbourg ; mais le diable, plus fin que lui, comme c’est l’ordinaire, ne leur permet d’arriver à mon étage qu’un quart d’heure avant leur départ. Je n’ai pas le temps de vérifier si j’ai reçu ou non les lettres dont vous me parlez. Tout ce que je puis vous dire, c’est que cinq ou six réponses que je vous ai faites ont été interceptées, et que j’en suis enragé, parce qu’elles contenaient des choses que je ne retrouverai plus et que vous auriez eu du plaisir à lire. Je vous disais, en cent façons différentes, tantôt en vous cajolant, tantôt en vous brusquant, que je vous aimais à la folie. Vous savez que M. Collin fait son séjour habituel à la campagne ; il faut le saisir au vol pour lui parler à la ville. Cela sera fait incessamment. M. Poissart a reçu et m’a montré la lettre de Mlle Collot. Nous avons fait apprendre à lire et à écrire à son frère, et je l’ai placé apprenti imprimeur chez Le Breton qui en est très-satisfait. C’est un état honnête, mademoiselle. Vos morceaux de sculpture me sont enfin parvenus, mais dans un état pitoyable ; malgré cela, les gens de l’art en font le plus grand cas, et conviennent tous, d’une voix unanime, qu’on a admis bon nombre d’artistes aux honneurs académiques sur des ouvrages qui ne les valaient pas. Servez M. de Cotensky auprès de l’Impératrice. C’est un galant homme, circonspect, exact, mais dont les dépêches ont subi le même sort que les miennes.

Ah ! mon ami, combien on nous a fait de vilenies ! Le prince de Galitzin, qui s’achemine vers sa souveraine et ses amis, vous expliquera tout cela. J’ai vu le moment où j’allais me trouver au Fort-Lévêque avec la jolie Mme Casanove, elle pour ses dettes, moi pour mes engagements. C’est une manœuvre du diable, dont je ne vous rendrais pas compte en quatre pages. Imaginez qu’ils s’étaient mis dans la tête de ruiner le crédit de Sa Majesté Impériale par une avanie bien publique, bien éclatante, faite à l’homme qu’elle a comblé de ses grâces ; de persuader qu’elle était au bout de ses ressources dès le commencement d’une guerre ; de me forcer à revendre les tableaux que j’avais acquis pour elle, et par conséquent d’interrompre ma correspondance avec le général et avec vous. Ils en auront un pied de nez, les plats bougres qu’ils sont. Tout est payé, et payé avec générosité, et déjà nos artistes sont aux genoux de Sa Majesté pour obtenir de faire des pendants à leurs tableaux[183]. Ah ! mon ami, le beau Murillo que je vous envoie, les beaux Gérard Dow, j’entends beaux comme les ouvrages de ce maître. J’espère que le Machy, le Casanove,le Casanove surtout, le Vien et le Van Loo vous feront plaisir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils y ont mis tout leur talent. Ils sont désespérés que ces morceaux ne puissent être exposés au Salon. C’était une espèce de dédommagement qui les consolait un peu du retard de leur payement. Je joins à cet envoi un J.-B. Van Loo, beau sujet, d’excellente couleur et d’un dessin très-correct. C’est une trouvaille ; car cet artiste a peu fait de tableaux de chevalet. Deux nouvelles qui ne vous déplairont pas : l’une, c’est qu’enfin nous avons découvert que Mlle Collot était orpheline. Je joins ici l’extrait mortuaire de son père. L’autre que ce M. de La Live, menacé d’imbécillité depuis si longtemps, est devenu fou. Je voudrais, par maintes raisons que vous devinerez de suite, que Sa Majesté Impériale achetât son cabinet et le payât sur-le-champ. J’espère que monsieur le général vous en parlera. Je lui envoie le catalogue à tout hasard. Je suis charmé que votre santé et votre tranquillité se soutiennent. Je reçois vos amitiés et celles de Mlle Collot, comme vous recevrez les miennes quand je vous les porterai. Ah ! quel moment, mon ami ! Si nous avons la force de parler, c’est que nous ne nous aimons pas autant que nous le croyons. Tu peux compter que je te resterai un an tout entier. Travaille, mon ami, travaille de toute ta force. Surtout fais un beau cheval : car ils ont dit que tu le raterais[184]. Tu fais donc quelque cas de mon admiration ; eh bien, tu n’en seras pas privé ! J’irai t’admirer, j’irai m’acquitter aux pieds de la grande souveraine. Puisse-t-elle assommer incessamment ces maudits circoncis, et puissent ses envieux en crever de dépit ! J’aurais cru qu’on aurait plus d’indulgence pour le mérite relégué sous le pôle. Je me suis trompé ; mais elle a toujours les honnêtes gens pour elle. Ma femme a été très-malade. Ma fille est un enfant charmant qui aime toutes bonnes choses. C’est presque une virtuose en musique, et je te réponds que ce n’est pas ce que j’en estime le plus. Quelque jour que je serai plus à mon aise, je te dirai quelques mots de la balbutie de cette enfance. On va se mettre au manuscrit et tu l’auras incessamment.

Mon ami, tâchez de pardonner à un pauvre diable accablé de besogne de toutes couleurs. Je vous ai remercié de la petite maison. Lorsque vous me l’avez offerte, elle était louée, et elle ne l’aurait pas été que je ne l’aurais pas acceptée. Ne sais-je pas que vous en faites une rente assez forte à votre fils ? Mais vous ne m’avez pas encore dit un mot de lui. Est-ce qu’il vous tient pour mort ? Je vous préviens, mon ami, que je laverai un peu la tête à M. King. Quand on loue un homme, il importe peu que l’éloge soit amené ou non ; mais rien n’est plus ridiculement hargneux que de se détourner de son chemin pour aller donner un coup de pied à un passant. Qu’a de commun le Père de Famille avec la peinture allégorique ? Sans compter que son incartade n’a pas le sens commun, comme vous le verrez. Mon, parbleu, je ne serai pas mécontent de l’ami Falconet, lorsqu’il sera content de lui, car il se traite sévèrement ; et quand il se dit un mot doux, il est bien sûr de l’avoir mérité. Demain, sans plus tarder, j’aurai vu M. Lempereur, et je me serai pourvu des volumes de l’Encyclopédie qui vous manquent. Que Mlle Collot, n’ait aucune inquiétude sur son frère ; s’il suit un peu les conseils que je lui ai donnés, avant qu’il soit trois mois son entretien ne coûtera rien. Il a affaire à un bourgeois raisonnable. Mme Diderot est tout au service de la bonne amie ; elle n’a qu’à parler. Adieu, mon ami. Adieu, bonne amie. Conservez-moi toute votre affection, car la mienne ne cessera pas. Dites-moi que vous êtes souverainement heureux, elle par vous, vous par elle. Ah ! que je suis fâché de mes lettres perdues ! Tous vos amis se souviennent de vous ; car ils continuent de m’en parler et de m’en parler avec intérêt ; mais à condition toutefois que tu feras un mauvais cheval[185]. J’ai écrit un petit mot à monsieur le général, que je ne serais pas fâché que vous vissiez. Je prétends que les plis en godets, se remplissant d’eau, doivent faire éclater le marbre, fendre le bronze dans les grandes gelées, Voyez, mon ami, si le climat n’exige pas des précautions pour la conservation des statues[186], et plus encore pour celle des tableaux. Je n’entends pas comment ceux-ci peuvent résister vingt ans aux vicissitudes de l’atmosphère chaud, froid, humide, et tout cela à l’extrême. Je ne vous jette qu’un mot là-dessus, parce qu’il n’en faut pas davantage à un penseur. Adieu, encore une fois, mes amis, aimez-vous comme de petits enfants, et apprenez-moi incessamment le massacre de cinquante ou soixante mille Turcs, si vous voulez me faire sauter de joie. Je vous chéris de toute mon âme et vous embrasse de tout mon cœur.


Ce 20 mai 1709.


XXI


Vous jetez les hauts cris, mon ami, et vous avez tort. Je vous ai écrit dix fois depuis deux ou trois mois, mais je vois que ces lettres ont eu le même sort que celles que j’ai adressées à monsieur le général.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.

Dites à Mlle Collot que son jeune frère est apprenti imprimeur chez Le Breton.

J’ai reçu l’épître de l’abbé Beaudeau avec la petite apostille de votre main. Si l’abbé est encore à côté de vous, buvez tous les trois à ma santé.

Celui qui attend cette lettre, et qui vous la remettra, s’impatiente.


XXII


Je suis charmé, mon ami, que vous ayez des duplicata de vos lettres ; grâce à cette précaution de votre part, je ne perdrai rien. Vous n’aurez, ma foi, pas la même consolation. Mes réponses sont entre les mains de gens qui ne vous les restitueront pas, et je n’en ai point fait de copies. J’en suis un peu fâché pour vous et pour moi, car j’y agitais quelques questions importantes sur lesquelles il ne me reste pas une des idées que je vous communiquais.

Mon ami, soyez tranquille, vous avez auprès de moi tout le mérite, toute l’honnêteté de l’offre de votre maison, et vous n’avez rien perdu du reste. Je n’aurais jamais eu l’injustice d’accepter un domicile dont vous auriez payé la location à votre fils. Ce qu’on fait dans ce réduit, le temple de l’amitié ? mon ami, on y fait l’amour. Celle qui l’occupe, si j’en juge par ses liaisons, doit être une femme honnête. Elle est maîtresse d’elle-même, et l’on m’a dit qu’elle avait disposé depuis longtemps de son cœur en faveur d’un galant homme dont elle fait le bonheur et qui fait le sien. Eh bien, mon ami, on pratique sous ton berceau la morale que j’y aurais prêchée. Si Épicure n’y est pas, Léontium y est.

Je ne vous dirai pas autrement de l’ordre que Sa Majesté Impériale a donné à Mlle Collot d’exécuter en marbre le buste de votre ami, que ce que j’ai écrit au prince de Galitzin. Combien je me reconnais au-dessous de cet honneur ! Que c’est ainsi qu’on force les hommes à tenter quelque grande chose, quand ils en sont capables ! — Que c’est cette femme-là qui a le secret de remuer les âmes et d’en faire trouver à ceux qui en ont ! Le buste une fois fait, mon ami, me voilà chargé de l’inscription. C’est moi qui ai reçu le bienfait, et c’est le ciseau de mon ami qui l’éternisera.

Je viens de recevoir de M. le général Betzky une lettre qui m’a fait le plus grand plaisir. C’est l’éloge le plus franc de Mlle Collot, et l’invitation la plus douce à venir voir, de mes propres yeux, un des plus beaux monuments qu’il y ait au monde.

Damilaville n’est plus. Le buste qu’il avait a passé dans les mains d’une bonne amie ; mais le meilleur des deux que Mlle Collot ait fait, le dernier, appartient à Grimm. Il le fera mouler et je vous l’enverrai.

Enfin, mon ami, j’ai vu votre statue des Invalides. Si je m’en tenais à vous dire qu’elle est infiniment au-dessus de toutes celles qui décorent ce superbe édifice, vous auriez raison d’être mécontent. Elle est très-belle. Si jamais vous la revoyez, vous serez vous-même étonné de la force de son expression.

Je ne sais ce qui lui est arrivé ; mais il est sûr que je ne l’avais pas vue dans votre atelier.

Malgré toutes les précautions que vous avez prises, l’eau de la mer a pénétré dans l’intérieur des caisses, et a fait sur les plâtres qu’elles contenaient l’effet que l’eau de pluie fait sur les bustes qui y ont été exposés huit ou dix ans. Je ne connais dans la société que le visage de La Condamine qui puisse vous donner une idée bien juste de ce qu’ils ont souffert. Cependant Guiard, qui les a vus, dit qu’il en reste assez pour juger le talent. Il a prononcé qu’il y avait, dans les salles de l’Académie, dix morceaux de réception qui ne valaient pas cela, et Le Moyne s’est emparé de vive force du Henri IV et de mon Falconet.

L’ouvrage de M. Lempereur est fait depuis longtemps ; mais il m’a déclaré net qu’il n’en donnerait pas un exemplaire avant que de l’avoir présenté au roi. Je reviendrai à la charge et peut-être vaincrai-je sa petite répugnance. Dans une de mes lettres perdues, je vous recommandais, au nom de M. Fontaine, de ne pas abandonner, par une économie mal entendue, le sort de votre monument à quelque apprenti fondeur. Croyez-moi, mon ami, faites venir Gor[187].

Votre cousine se porte fort bien. L’oncle de Mlle Collot est un honnête homme que j’estime, et son frère sera un jour un bon sujet. Nous lui avons appris à lire et à écrire, et je l’ai placé chez Le Breton, apprenti imprimeur. Il y est aimé, il y fait bien son devoir ; je l’ai mis là sous la direction d’un nommé Stouppe, qui aura l’œil sur ses mœurs et qui lui facilitera les progrès dans l’art.

Mon ami, ces gens-là, et quand je vous dis ces gens-là, je veux mourir si je sais bien précisément de qui je parle, ces gens-là donc ont joué le jeu de m’envoyer au Fort-l’Évêque.

Envoyez-moi votre souscription, envoyez-moi celle de M. de Villers, et dites-moi ce que vous avez fait, l’un et l’autre, des volumes de planches, afin que je sache ce qui vous en manque.

Au moment où je vous écris, je me figure qu’on ouvre les caisses qui contiennent ce beau Murillo de Gaignat avec trois Gérard Dow très-précieux et un excellent J.-B. Van Loo.

Je ne vous dis rien des cinq tableaux, dont la réputation est faite ; mais vous jugerez comme il vous plaira des quatre autres. Cela n’empêchera pas que nos artistes se sont surpassés. Jamais Casanove n’a peint avec tant de vigueur. C’est une belle et grande machine que le morceau de Machy. Michel y a mis tout son savoir-faire. Je ne vous dirai rien de Vien, vous le verrez. Ils étaient tous désolés de n’être par exposés au Salon.

J’ai fort à cœur que cet envoi réussisse.

Le projet qu’on avait formé de ruiner ici notre crédit a échoué ; mais ce n’a pas été sans peine de ma part et sans un ressentiment bien profond de vos envieux.

Ô l’indigne nature que ce Greuze !

M. le prince de Galitzin, dépité comme moi du mauvais succès de vos plâtres, m’a promis, sur son honneur, de vous faire fondre en bronze le buste de Catherine. Je vous prie, mon ami, de lui rappeler sa parole, et d’en favoriser l’exécution.

Souviens-toi, Falconet, qu’il faut mourir à la peine, ou faire un cheval sublime. Ils ne cessent tous de me corner aux oreilles que ton cheval sera mauvais, qu’il est impossible que tu le fasses bon. J’embrasserai tes pieds si tu fais qu’ils en aient menti.

Je vous parlerai une autre fois, plus à mon aise, de la lettre de votre pasteur anglais sur la poésie, la peinture et la sculpture. En attendant, je vous avouerai qu’il a avec moi l’air d’un pasteur hargneux qui se détourne de son chemin pour venir me donner un coup de pied, sans rime ni raison. Il n’a rien entendu, à ce qu’il a dit, de mon drame, mais rien du tout. Il a pris des instructions jetées, par-ci par-là, à l’usage de ceux qui seraient tentés de le jouer, pour des choses qui tenaient au fond. Eh ! par Dieu, si cela lui refroidissait la lecture de l’ouvrage, il n’avait qu’à les passer, et il se serait aperçu que l’action et la scène marchent à merveille sans cela.

Adieu, mon ami, adieu, mon amie, portez-vous bien. Nous vous embrassons tous et de tout notre cœur. Aimez-vous, aimez-nous, comme nous vous aimons, et allez remercier le général de tout ce qu’il m’a dit d’agréable de l’un et de l’autre.

Votre bon ami M. de La Live n’est pas devenu imbécile, mais fou.

Vous connaissez son cabinet. J’en ai envoyé le catalogue à M. le général Betzky. Je crois qu’on m’en ferait volontiers une vente clandestine. Nous n’aurions là nul concurrent.

Voyez, mon ami, vous êtes bien sûr que si la guerre n’empêche pas cette acquisition, j’userai pour le service de Sa Majesté Impériale de tout l’accès que j’ai dans cette maison par mon ancienne amie, Mme d’Épinay, belle-sœur de M. de La Live. Réponse sur ce point.


11 juillet 1769.


XXIII


Je ne saurais refuser, mon ami, un mot de recommandation à la personne qui vous remettra ce billet. C’est un galant homme qui vous porte des livres, la denrée que vous aimez le plus.

Profitez de son voyage pour vous-même. Faites qu’il soit utile au commerçant. On ne m’a pas consulté sur le genre d’ouvrages dont on formait la pacotille, et j’en suis un peu fâché. Vous concevez que pour vous faire un billet aussi court que celui-ci, il faut que l’on ne m’ait guère accordé de temps. Je suis bien aise cependant d’avoir occasion de vous prévenir que vous serez suffisamment satisfait sur toutes les choses que vous m’avez demandées par votre dernière lettre. Si ce commerçant se trouve bien de son premier voyage, il ne tardera pas d’en faire un second, et rien ne vous empêchera de l’employer à votre service particulier.

Nous nous portons à merveille. Nous vous souhaitons toutes sortes de bonheur. Ils ont ici une peur de diable que vous ne fassiez une belle chose. Cette peur est un joli commencement d’éloge. J’embrasse Mlle Victoire, et je la félicite sur ses succès. Mon ami, faites-leur un beau cheval, ce sera le refrain de toutes mes lettres. Surtout un beau cheval. Cette maudite guerre contre les Turcs ne finira-t-elle pas bientôt, et quelque grande et signalée victoire ne restituera-t-elle pas, l’année prochaine, Sa Majesté Impériale à des fonctions plus importantes et plus glorieuses que celle de massacrer les Turcs ? Nous sommes ici agités de toutes sortes de rumeurs. Il est incroyable tout ce qu’on dit, et tout ce qu’on ne dit pas. Heureusement, la malveillance est bien connue, et les gens sensés demeurent en suspens, en attendant quelque événement qui soit décisif. Bonjour, mon ami, je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.


À Paris, ce 17 juillet 1769.


XXIV


Recevez, mon ami, mon très-sincère compliment sur le retour du prince de Galitzin. Vous avez donc à présent à côté de vous quelqu’un avec qui causer, ouvrir votre âme, et vivre doucement. Je pense avec plaisir que je serai, de temps en temps, au milieu de vous. Où en êtes-vous ? La statue avance-t-elle ? Êtes-vous content de vous-même ? Je ne cesserai jamais de vous réiter le conseil de Fontaine. C’est de ne pas abandonner la fonte de ce monument à un homme sans expérience. Le plus habile ne l’est pas trop pour un pareil monument. Je vous écris à la hâte. Le jeune homme qui vous remettra cette lettre vint me voir hier. Je lui dis : Voulez-vous aller à Pétersbourg ? Pourquoi non ? me répondit-il ; et il part demain. Il a de la douceur, de la modestie, de la jeunesse et des connaissances. Je n’ai pas voulu différer de dire à Mlle Collot des nouvelles de son frère. Je l’ai vu ce matin. J’ai vu aussi le chef de l’imprimerie. Celui-ci est tout à fait content de son élève, et l’élève tout à fait content de son état. Il a déjà mérité par ses soins, ses attentions et ses progrès, qu’on lui fît un petit pécule hebdomadaire. Ainsi, bonne amie, soyez tranquille sur son sort. Continuez à faire de belles choses. Le Moyne, à qui j’ai parlé du dessein que vous avez, ou plutôt des ordres que vous aviez reçus de Sa Majesté Impériale, de m’exécuter en marbre, m’a promis un masque qu’il exécutera dans le courant de septembre et que je vous enverrai avec un plâtre qu’on prendra sur la terre cuite de Grimm. Vous choisirez ; car je serais trop fâché si je n’étais plus assez présent à votre imagination pour que vous fussiez incertaine auquel des deux modèles vous donneriez la préférence. Vous savez que les morceaux que vous m’avez adressés ont été perdus par l’humidité ; malgré les injures qu’ils ont reçues, les grands maîtres, qui savent lire à travers les vestiges, ont rendu justice au talent. Le Moyne m’a enlevé le Falconet et le Henri IV. Naigeon m’a pris aussi quelque chose. Bonjour, mes amis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Vous avez à présent sous les yeux les tableaux de nos artistes. Je souhaite beaucoup qu’on en soit satisfait. Aimez-vous bien pour être heureux. Tenez-nous pour n’être pas ingrats.


Ce 6 août 1769.


XXV


Mais, mon ami, vous n’êtes pas sage. Votre maison était louée avant que vous ne pussiez me l’offrir. Je lui ai fait passer vos propres mots : qu’il ait à disposer de la somme dont il vous parle comme bon lui semblera. Je n’ai pas oublié de lui recommander de vous faire parvenir promptement un modèle du pouvoir dont il a besoin ; cependant de surseoir avec monsieur votre fils jusqu’à ce que vous ayez répondu aux duplicata qu’il vient de vous envoyer. Je recevrai ceux de vos lettres égarées avec le plus grand plaisir. Quant aux miennes, il faut que vous en fassiez votre deuil. Je n’ai aucun double des lettres que j’écris. Je prends une plume, de l’encre et du papier, et puis, va comme je te pousse. Notre Salon est un peu mesquin cette année, grâce à M. de Laborde, qui nous a privés d’une douzaine de Vernet, et à Sa Majesté Impériale, à qui nous avons député un Machy, un Vien, un Casanove et un Van Loo. N’admirez-vous pas le Laborde, qui croit qu’on paye avec de l’argent tout ce qu’on doit à un artiste, et qui lui vole l’éloge du public, la partie la plus précieuse de son honoraire ? Quelle foutue, vile et basse race que celle de ces gens à argent ! Votre bon ami de La Live est fou à lier ; il voit le diable et les enfers. Greuze vient de recevoir un terrible soufflet pour un homme vain. Il a présenté un tableau d’histoire à l’Académie. L’Académie lui a dit : « Votre tableau d’histoire est mauvais. Nous ne pouvons vous recevoir là-dessus, comme peintre d’histoire ; mais vos preuves sont faites dans la peinture de genre, et nous vous recevons comme peintre de genre. » Le fâcheux de tout cela, c’est qu’en effet le tableau ne vaut rien.

Je viens d’apprendre, par M. le prince de Galitzin, que votre monument est sublime, et vous savez combien je m’en réjouis.

On vient de remettre au théâtre le Père de famille, en été, avec un succès dont il n’y a pas eu d’égal. Nous sommes à la douzième représentation, et la salle ne désemplit pas. Je vous apprends cela, afin que vous vous en réjouissez. J’ai reçu la lettre de change de Mlle Collot. Nous avions encore de l’argent à elle. Nous attendrons ses commissions et nous tâcherons de nous en acquitter à son gré. Nous vous embrassons tous les deux, et nous vous souhaitons de la santé, la seule chose qui ne soit au pouvoir de personne de vous offrir. Aimez-nous toujours bien. Le prince de Galitzin m’a promis un buste en bronze de l’impératrice. S’il n’a pas été indiscret dans sa promesse, faites l’en ressouvenir, sinon laissez-la lui oublier. Bonjour, bonjour. Travaillez bien, et continuez de faire de belles choses.

Le 7 septembre 1769. À la veille d’une séparation qui nous coûta beaucoup à tous les trois ; ah ! mademoiselle Collot, combien vous pleurâtes sur le rempart ! et que j’eus de peine à arrêter vos larmes ! Mais vous êtes aimée, estimée, honorée ; les raisons que je vous disais alors, et auxquelles vous aviez tant de peine à vous prêter, étaient donc bonnes.


XXVI


J’aurais occasion, mon ami, de vous écrire un mot et je la manquerais ? Cela ne se peut. J’apprends par le prince de Galitzin que vous avez fait une chose sublime, et je le crois parce que vous en êtes capable, parce que j’aime à le croire. Je vous en fais mon compliment et je vous embrasse, non pas avec le même transport que je le ferais au pied du monument, parce que là le sentiment de l’admiration se joindrait à celui de l’amitié pour m’enivrer ; mais je vous embrasse avec joie et de tout mon cœur.

Sa Majesté Impériale a donc assommé ces maudits décurtés[188] ! Regardez bien au fond de votre cœur, et vous y reconnaîtrez la joie que j’en éprouve. Si l’histoire parle d’elle avec dignité, elle dira : Elle perdit son temps à faire ce qui immortalise les autres. Elle avait bien d’autres projets au-dessus de la gloire des conquérants.

Travaillez donc en repos, mon ami ; que votre ébauchoir se promène librement sur la cire ou sur l’argile. L’inconstance de la fortune, qui décide si souvent du sort des armées, ne troublera plus votre génie.

J’ai trouvé pour Sa Majesté Impériale les deux plus beaux Vandermeulen qu’il y ait peut-être en Europe. Ils sont d’une belle grandeur, et de chevalet. Ce sont deux batailles. Ils font pendants. Ils sont frais comme s’ils venaient d’être finis. Mais on ne veut pas les séparer, et l’on y met un grand prix pour deux raisons : la première, c’est qu’ils sont très-précieux ; la seconde, c’est qu’ils appartiennent à un homme fou de tableaux, qui en a beaucoup, qui en achète tous les jours, et qui ne me cède ces deux-ci que pour me procurer une occasion de faire ma cour à une souveraine à qui je dois le repos dont je jouis. C’est Michel Van Loo. Ils lui viennent de la succession de Carle. J’ai vu chez Piquois, notaire, l’inventaire où ils sont portés à seize mille francs ; c’est-à-dire à un quart au-dessous de leur valeur, selon l’usage. Van Loo en veut vingt-quatre mille francs. Pour un Le Brun, c’est le diable, tel que je le voudrais ; c’est l’affaire d’un heureux hasard qu’il faut attendre.

J’ai ensuite, sous ma main, un très-beau tableau, et très-piquant pour le sujet, de l’école du Titien.

Il me paraît que vous avez été satisfait de ce que j’ai emporté sous mon bras de la vente Gaignat.

J’espère me tirer avec succès de toutes ces commissions-là, parce que je ne présume aucunement de mes lumières, que je ne juge que de ce que je connais, et que sur le reste, qui tient au technique, je ne suis point humilié de recourir aux lumières des gens de l’art, entre lesquels il y en a, comme vous savez, un bon nombre qui me chérissent et qui me disent la vérité. Avec ce que nature m’a donné de goût et de jugement, et les yeux de Vernet, de Vien, de Cochin, de Chardin, que j’emprunte quand il me plaît, il est difficile qu’on me trompe.

Je vous embrasse encore, j’embrasse aussi Mlle Collot. Notre amitié la plus sincère et la plus tendre à tous les deux, cela va sans dire.

Je n’ai pu obtenir de l’Académie un plus long séjour ici pour les jeunes élèves ; ils sont partis et j’en suis désolé. Ils étaient au moment qui décide le talent. Qui sait ce qu’ils deviendront en Italie ?

Je ne vous dis rien d’un point qui vous tient à cœur ; mais comptez incessamment sur une agréable surprise.


À Paris, ce 15 novembre 1769.


XXVII


J’ai reçu, mon ami, la lettre que vous avez confiée à M. Shwartz. Je vois que mes réponses à vos précédentes se sont encore égarées ; sans ces contre-temps qui me dépitent, vous sauriez que j’ai touché la dernière lettre de change de Mlle Collot, et que je me suis acquitté, avec exactitude, de toutes les petites commissions que vous m’avez données. Je n’entrerai ici dans aucun détail là-dessus. Je renvoie tout ce que j’ai à vous dire au retour de M. Shwartz. Je vous suis obligé des égards que vous avez à mes recommandations. Je tâche de ne pas les multiplier, non que je craigne d’être importun, mais on sait que je suis votre ami ; on sait que vous jouissez de quelque faveur auprès de l’impératrice ; on croit que je puis quelque chose auprès de vous. Jugez combien un refus aurait mauvaise grâce. Je m’exposerais à laisser croire qu’un sentiment dont nous nous honorons réciproquement se serait affaibli. On nous regarderait l’un et l’autre comme deux êtres personnels, ou l’on s’imaginerait que vous auriez encouru quelque disgrâce qui vous rendrait inutile. Et puis, il y a des occasions où je suis faible, et où le plaisir d’obliger me tyrannise ; et quelques autres où l’amitié, la reconnaissance, des liaisons qui me sont chères, disposent absolument de ma bonne volonté, et celle qui se présente dans ce moment est précisément une des dernières. Il s’agit de M. de Romilly[189] que j’aime, que j’estime, et que vous avez connu. Il vous expose lui-même dans sa lettre, où celle-ci sera renfermée, la sorte de service qu’il espère de vous. C’est un galant homme qui mérite à tous égards que je me mêle de son affaire, et que je vous prie de vous en mêler. Voyez donc ce que vous pouvez faire pour lui et pour son parent. On est satisfait de lui. Il désirerait de suivre ses élèves à Leipsick ou de retrouver à Pétersbourg une place équivalente à celle qui va lui manquer.

Si vous réussissez à l’une ou l’autre de ces deux choses, je vous réponds d’une double reconnaissance : celle de M. de Romilly et la mienne. Il me semble que je vous vois d’ici, si par hasard ce billet vous arrive à contre-temps, et vous surprenne en verve, la tête chaude, l’ébauchoir à la main et les yeux attachés sur la tête ou la jambe de votre cheval. Vous jurerez, vous sauterez, vous trépignerez, vous direz : « Que maudits soient les amis de Paris, leurs protecteurs et leurs protégés qui viennent me faire perdre un moment heureux que je ne retrouverai plus ! » Je sais tout cela, et si j’étais à Pétersbourg, je me garerais de la faute que je commets ; je m’avancerais tout doucement vers la porte de l’atelier, j’ouvrirais cette porte plus doucement encore, et si je voyais mon ami agité du démon qui vient quelquefois sans qu’on l’appelle et qu’on a beau appeler quelquefois sans qu’il vienne, je m’en retournerais comme je serais venu.

M. de Romilly, s’il m’en croit, recommandera à son parent d’attendre le soir pour vous remettre nos lettres, le moment où mon ami, content du travail de la journée, se repose et se félicite. C’est le moment de la faveur. Il sera accueilli, nous serons lus avec plaisir, mon ami promettra tout ce qu’on lui demandera en mon nom, et comme il est homme de parole, il fera tout ce qu’il aura promis, et il aura obligé trois personnes, ce qui n’est pas d’un petit mérite à ses yeux. Encore un mot d’autre chose, puisque j’en ai la place. Le diable ne trouverait pas un Le Brun de chevalet. Pour des Vandermeulen, voici la troisième fois que je vous écris que j’en ai deux superbes, sous la main. Ce sont deux sujets de batailles idéales. Ils ont été peints en Hollande. Ce sont deux Teniers pour la touche. Ils appartiennent à Michel Van Loo de qui je les obtiendrais. Ils ont été appréciés, pour la veuve, à l’inventaire de Carle, 16,000. Michel en veut 24. Ils ont chacun 5 pieds 4 pouces 6 lignes de largeur sur 3 pieds 6 pouces et 6 lignes de hauteur. J’attendrai là-dessus votre agrément et les ordres de Sa Majesté. J’ai encore à ma disposition un très-beau tableau de l’école italienne. Vous n’avez qu’à me faire signe. Nous sommes gueux comme des rats d’église. Nous vendons nos diamants, et nous dépouillons nos galeries pour réparer les ravages du contrôleur général Terray. Voici le moment des heureux hasards. Eh bien, vous assommez donc des Turcs tant que vous voulez ? Il faut que cela soit bien vrai, puisque notre Gazette en convient. Oh ! le bel empire à foncier ! Je voudrais voir ce prodige avant de mourir. Bonjour, mon ami, servez M. de Romilly et son parent.


XXVIII


Mon cher ami, ma bonne et belle amie, grondez bien fort votre paresseux, et vous aurez raison. Imaginez que M. Velly a eu l’attention de le prévenir qu’il partait, et que le voilà assis à côté de moi, sans qu’il y ait encore le premier mot d’écrit d’une infinité de choses utiles et douces qu’il se promettait avec tant de plaisir de vous dire. Allons pourtant, des faits, des faits. Premièrement, c’est que je vous aime tous les deux comme au premier jour, et que je ne changerai pas. Toutes les années de ma vie seront à vous comme les années passées. Ensuite, que votre petit frère est un bon petit diable, trop doux, trop honnête, qui fait tout ce qu’il peut, et qui est infiniment agréable à son bourgeois. Il commence à gagner de l’argent, ce qui a économisé d’autant celui que vous aviez destiné à son entretien. Et puis son oncle est un fieffé fripon, à qui j’ai fait rendre gorge des salaires de douze à quinze mois qu’il lui avait volés. Il a fallu, pour cela, mettre les fers au feu et s’adresser à la probité de M. Sarrazin. J’ai reçu vos brochures ; il faudrait être à côté de vous pour vous en dire mon avis ; mais on peut d’ici vous en remercier. Je vois que vous êtes sensible et gai, deux excellentes qualités que je souhaite que vous conserviez pour votre bonheur, pour celui de vos amis, et de temps en temps pour l’amendement des têtes folles.

Il me vient tous les jours des débarqués de Russie ; pas un qui ne remplisse mon âme de joie, en m’assurant que votre monument sera de la plus grande beauté. C’est le jugement commun des ignorants et des savants. J’ai eu l’honneur de faire ma cour à une princesse qui vous aime et vous estime, et ce qui ne m’a pas moins plu en elle, c’est le respect profond et la vénération très-sincère qu’elle porte à Sa Majesté Impériale[190]. Elle a passé ses journées ici à apprendre et à connaître tout ce qui s’apprend et se connaît par les yeux, et quelques nuits avec moi à ébaucher la connaissance de tout ce qu’on ne voit pas. J’ai reçu les derniers plâtres de Mlle Collot. Je les ai montrés aux gens de l’art, qui en sont infiniment satisfaits. On les trouve assez bien pour en faire un éloge, dont je ne m’affligerais pas à sa place, tout injuste qu’il soit. On ne saurait mieux louer le pouce de l’élève qu’en le prenant pour le pouce du maître. Lorsqu’ils ont eu subi l’éloge ou la censure des maîtres, je les ai distribués dans les ateliers et les cabinets, où l’on s’est fait un vrai plaisir de les recevoir. Continuez, belle amie, faites si bien qu’on en vienne à vous priver tout à fait du mérite de votre talent, en en faisant honneur à notre ami. Vous agirez comme Mme Roslin, qui, mécontente des éloges que Dumont, le Romain, donnait à un de ses pastels, vient de le prendre à la boutonnière et d’exécuter, d’après lui, un portrait fort supérieur à celui qu’il attribuait à son mari[191]. Il faudra bien qu’ils croient quand ils auront vu. Mon ami, j’ai causé avec ton fils, qui aurait pu se faire recevoir à l’Académie, s’il avait suivi le conseil des artistes par qui il a fait juger quelques-uns de ses tableaux. Il ne se refuserait pas à un voyage à Pétersbourg, s’il pouvait se promettre que tu trouvasses à l’embrasser la moindre partie du plaisir qu’il aurait à se trouver entre tes bras. Il ne fera cependant rien sans ton aveu, Je lui ai promis que je t’en parlerais, et que je lui enverrais, mot à mot, ta réponse. Réponds-moi donc. Dans un autre moment, je reprendrai vos lettres et nous causerons plus au long. Recevez tous les deux la tendre amitié du père, de la mère et de l’enfant.

À Paris, ce 29 décembre 1770.


XXIX


Ces diables de gens qui s’en vont à Pétersbourg ont tant d’affaires dans ce pays qu’on ne les aperçoit jamais qu’un moment avant leur départ. Je me hâte donc de vous griffonner quelques lignes que M. Weynacht vous remettra de la main à la main, et quand ? il n’en sait rien, ni moi non plus.

Premièrement, j’ai reçu les derniers plâtres que vous m’avez envoyés. Je vous en remercie tous les deux, et vous transmets, non mon éloge, dont vous ne feriez pas grand cas, mais celui des maîtres de l’art qui me les ont enlevés. Ordinairement on ne sollicite pas, on n’enlève pas, on ne suspend pas dans son atelier les choses qu’on n’estime pas. Mlle Collot à son clou chez Le Moyne, chez Guiart, chez Houdon, etc… Continuez, bonne amie, faites toujours de belles choses, et soyez sûre que si vous revenez jamais ici, et que le titre d’académicienne vous tente, il faudra bien qu’on vous l’accorde.

Nous vous aimons tous très-tendrement, et vous êtes aussi présent à notre souvenir que si nous en étions au moment douloureux de notre séparation.

J’ai vu, mon ami, trois brochures de vous[192], une lettre à moi, une facétie intitulée les Lunettes, et un Antidote aux menteries de l’abbé Chappe. M. Weynacht ne me laisse pas le temps de vous parler à mon aise de ces productions de votre loisir. Seulement, il n’est pas trop mal de savoir s’exprimer ainsi de la plume quand on a déposé l’ébauchoir.

Mademoiselle Gollot, votre frère est un bon diable, bien honnête, bien simple, bien épais, bien borné ; mais il fait son devoir ; mais il a des mœurs ; mais il est assidu à ses devoirs ; mais il entend son métier ; mais il commence à employer utilement son temps, et il ne tardera pas à se passer de tout secours.

J’ai remis à M. Weynacht un paquet de livres pour Sa Majesté Impériale. On ne produit rien ici d’un peu important dont on ne soit tenté de lui faire hommage. Elle est l’idole de tous ceux qui pensent. On nous déteste ; mais on se tait en notre présence. On souffre de notre admiration et de nos éloges ; mais on n’ose les contredire.

Les deux ouvrages contenus dans le paquet de M. Weynacht ont été accompagnés d’une lettre que je joins à celle-ci, afin que vous jugiez par vous-même jusqu’où l’auteur mérite la protection de Sa Majesté Impériale. En voilà deux autres que je vous prie de faire tenir à leurs adresses. Si vous aviez à Saint-Pétersbourg quelqu’un qui eût besoin d’un bon instituteur, marquez-le-moi. J’ai sous la main un jeune homme qui partirait avec la recommandation de Marmontel, de d’Alembert et la mienne. Ne perdez pas tout à fait cette commission de vue.

Je jouis de la haine publique la mieux décidée, et savez-vous pourquoi ? Parce que je vous envoie des tableaux. Les amateurs crient, les artistes crient, les riches crient. Malgré tous ces cris et tous ces criards, je vais toujours mon train, et le diable s’en mêlera, ou incessamment je vous expédierai toute la galerie Thiers. En attendant, vous aurez deux Claude Lorrain, un Vanderwerf, deux Guide, un Lemoine, et une copie de l’Io, du Corrége, par le même Lemoine. C’est ce qu’on peut avoir de mieux, l’original ayant été dépecé par cet imbécile, barbare, goth, vandale duc d’Orléans. L’impératrice va acquérir le cabinet de Thiers au milieu d’une guerre dispendieuse ; voilà ce qui les humilie et les confond.

À Paris, ce 20 mars 1771.


XXX


Ceci, mon ami (car je ne saurais m’empêcher de vous appeler de ce nom), n’est point une réponse à la lettre outrageante que vous m’avez écrite. J’attends que l’indignation et la douleur soient sorties de mon cœur, pour vous faire rougir de vos injures réfléchies et rédigées par paragraphes. Il se pourrait faire que j’eusse commis quelque faute grave que ma conscience ne me reprochât pas ; mais je ne me pardonnerais jamais celle que vous avez commise, en traitant un homme, dont les sentiments ne vous sont pas suspects, aussi indignement que vous l’avez fait. Prenez-y garde, la solitude de Pétersbourg et la faveur d’une grande souveraine vous corrompent. Vous êtes menacé de devenir méchant ; car le premier pas est de voir la méchanceté où elle n’est pas ; et ce pas, vous l’avez fait. Il faut que vous ayez bien peu d’amour-propre ou que vous fassiez bien peu de cas du jugement et de l’estime du prince de Galitzin pour lui avoir envoyé ma lettre, et m’avoir transmis par ses mains un torrent de fiel et d’orgueil. Mais laissons cela, mon âme se gonfle, et je sens que j’expierais votre faute, par l’amertume de mes reproches. J’aime mieux que vous soyez coupable tout seul que de l’être avec vous. Je ne vous recommande point le jeune homme qui vous remettra ce billet ; mais j’espère que Mlle Collot ne lui refusera pas les conseils dont il peut avoir besoin. Il s’agit de l’empêcher d’être dupe, voilà tout. Je salue ma jeune et tendre amie, je l’embrasse de tout mon cœur.

Personne ne se réjouit plus sincèrement que moi de ses succès. Nous nous faisions tous une fête de la voir, et ce n’est pas sans peine que notre espérance a été trompée. Je suis toujours votre ami, mais votre ami grièvement offensé. Vous devez avoir reçu l’ouvrage de M. Lempereur sur la fonderie[193]. C’est le seul exemplaire qui soit sorti jusqu’à présent du magasin de l’Hôtel de Ville. Je n’ai point encore vu le sieur Gor. Je me réjouis de ce que vous ayez enfin pris le parti d’appeler le seul homme, en Europe dont l’expérience pût assurer le succès de votre travail. Eh bien, mon ami, vous dites donc comme moi : non omnis moriar. Je vous en fais mon très-sincère compliment. Vous aurez apparemment changé d’avis, à la vue de votre monument, et votre conversion m’en donne la plus haute opinion.

À Paris, ce 21 août 1771.


XXXI


M. le comte de Strogonoff m’a remis la lettre que vous lui aviez donnée pour moi. J’ai peu vu ce seigneur, parce que je suis devenu un peu plus sauvage encore que je ne l’étais ; que j’aime mon atelier de préférence à tout ; qu’il s’est allé placer à l’extrémité de la rue de Richelieu, et que promené sans cesse par son activité, sa civilité, le désir de voir et de s’instruire, je sais qu’on peut se présenter à sa porte, quatre à cinq fois, sans avoir le bonheur de le rencontrer. Cependant deux ou trois entrevues assez courtes m’ont suffi pour sentir qu’il méritait, en effet, tout le bien que vous m’en disiez, et je crois qu’il en aura eu assez pour connaître, de son côté, que j’étais bien votre admirateur et votre ami. Nous avons ici un bon nombre de seigneurs russes qui font honneur à leur nation. L’exemple de la souveraine leur a inspiré le goût des arts, et ils s’en retourneront dans leur patrie chargés de nos précieuses dépouilles. Ah ! mon ami Falconet, combien nous sommes changés ! Nous vendons nos tableaux et nos statues au milieu de la paix ; Catherine les achète au milieu de la guerre. Les sciences, les arts, le goût, la sagesse remontent vers le Nord, et la barbarie avec son cortège descend au Midi. Je viens de consommer une affaire importante : c’est l’acquisition de la collection de Crozat, augmentée par ses descendants et connue aujourd’hui sous le nom de la galerie du baron de Thiers[194]. Ce sont des Raphaël, des Guide, des Poussin, des Van Dyck, des Schidone, des Carlo Lotti, des Rembrandt, des Wouwermans, des Teniers, etc…, au nombre d’environ cinq cents morceaux. Cela coûte à Sa Majesté Impériale 460,000 livres. Ce n’est pas la moitié de la valeur, dans un temps où l’indigence générale n’aurait pas désolé toutes les maisons où elle s’est introduite par l’extravagance et la scélératesse des opérations ministérielles. Mon ami, la moitié de la nation se couche ruinée, et l’autre moitié craint d’entendre à son réveil sa ruine criée dans les rues ! Nous sommes plongés dans une tristesse profonde, et vous ne voulez pas qu’on vous entretienne d’une calamité dont le spectacle est général et la sensation continue ! Le feu est aux quatre coins de la maison et j’y suis. Que vous êtes heureux, vous, d’en être loin ! L’abrutissement qui marche d’un pas égal avec la misère a fait un tel chemin, qu’il y a un mois ou deux on publia un édit qui suspendait la nécessité de l’enregistrement des bulles de la cour de Rome, pour avoir leur effet dans le royaume. Si ce n’est pas là remettre une nation au xiie siècle, je n’y entends rien. On vient de finir la vente des tableaux de M. de Choiseul. Le départ de ceux du baron de Thiers pour Pétersbourg, la concurrence de M. de La Borde et de Mme Du Barry, et d’autres choses qui tiennent à la personne de M. de Choiseul ont fait monter cette vente à un prix exorbitant. Une cinquantaine de tableaux ont été achetés 444,000 livres, tandis que nous en avons eu, trois mois auparavant, cinq cents pour 460,000 livres. Aussi les héritiers du baron de Thiers jettent-ils feu et flammes. Où en est l’affaire de Gor ? Je l’avais amené à des conditions moins déraisonnables. Où en est votre ouvrage ? S’il fallait un ciseleur répareur, Sainteville irait vous trouver, et à bon compte. Préau et d’autres s’offrent à passer, si l’on a besoin d’eux, pour l’entretien et toutes les restaurations possibles de tableaux. Mais laissons cela.

Causons un peu d’amitié. Il y a, ce me semble, assez longtemps que, sans cesser de nous aimer, nous ne nous sommes pas dit que nous nous aimions. Falconet, tu m’avais grièvement blessé ; j’ai fait la sottise de te rendre douleur pour douleur, et tu m’en dois un remerciement. Avec un peu plus de sang-froid, je serais devenu bien cruel ; car je t’aurais laissé chargé du poids de tes torts, en te répondant avec autant de douceur et de modération qu’il y en avait peu dans une je ne sais plus quelle de tes lettres ; mais tout cela est fini, n’est-ce pas ? Dites-moi donc que nos âmes se touchent comme auparavant. Je vous aime tous les deux. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Celui qui vous remettra cette lettre est un homme de bien, à ce qu’il paraît à son maintien, à son ton et à l’honnêteté de ses occupations. Il est appelé à Pétersbourg par M. de Panin, pour une éducation importante. Il s’appelle M. de Moissy. Il est auteur de différents ouvrages qui font honneur à son cœur. Bonjour, mon ami, bonjour, belle amie. Portez-vous bien, aimez-vous toujours tendrement. Faites l’un et l’autre de belles choses et jouissez, sous les ailes d’une souveraine bonne, grande et sage, d’un bonheur que nous n’osons nous promettre même de plusieurs siècles.

À Paris, ce 27 avril 1772.


XXXII


Bonjour, mes amis ; il y a longtemps que vous n’avez entendu parler de moi. Il y a une éternité que je n’ai entendu parler de vous. Je vous crois tous les deux en santé. Je vous crois heureux l’un et l’autre : Il faut que j’aie cette persuasion, bien ou mal fondée, parce que sans elle je reviendrais sur le passé avec trop de regrets, parce qu’avec elle j’arrange notre vie domestique comme il me plaît. Je ne serai pas content que je ne sois allé à Pétersbourg vous voir, m’établir à côté de vous et vérifier mon roman… Quel jour ! quel moment, pour vous et pour moi, que celui où j’irai frapper à votre porte, où j’entrerai, où j’irai me précipiter dans vos bras et où nous nous écrierons confusément : C’est vous… oui, c’est moi… vous voilà donc enfin !… Enfin, me voilà… Comme nous balbutierons ; et malheur à celui qui a perdu ses amis pendant longtemps, qui les revoit, qui a la force de parler et qui ne balbutie pas… En attendant ce bonheur qui n’est pas aussi éloigné que vous le croiriez bien, je vous prie de recevoir M. Lévesque : premièrement parce qu’il vous entretiendra d’un homme qui vous chérit et que vous chérissez, et que vous chérissez beaucoup, si vous n’êtes pas des ingrats ; cet homme-là, c’est moi. Secondement parce que c’est un honnête et galant homme qui réunit à des connaissances et à des talents une douceur et une modestie rares ; parce qu’il a besoin de bons conseils, et qu’il les recevra avec les sentiments de la plus sincère reconnaissance. Il va à Pétersbourg remplir une place de gouverneur à l’hôtel des Cadets. Il se sépare d’une femme de mérite qui est la sienne ; il aime sa femme, mon ami, et cela dans un pays où, comme vous savez, ce n’est pas trop l’usage. Une vie utilement occupée l’a sauvé du libertinage épidémique qui a gagné toutes les conditions de notre société. Vous lui parlerez littérature, et il vous répondra ; vous lui montrerez votre monument, et son admiration pourra vous flatter, parce qu’il dessine et grave, non comme feu M. le comte de Caylus, car il n’est pas grand seigneur, et, partant, il est obligé de savoir ce qu’il sait, mais comme un artiste de profession ; mon ami, je vous recommande M. Lévesque. Écoutez et réjouissez-vous. Demain, oui demain, je pars pour La Haye ; et quand j’aurai embrassé le prince de Galitzin pendant une quinzaine de jours, qui sait ce que je deviendrai ? Le plus léger choc de sa part pourrait me jeter tout au beau milieu de votre atelier. Cependant je laisse ma femme, ma sœur, mon gendre, ma fille, ma fille grosse ; tenez, puisque, en y pensant, cela me fait un si grand mal, n’y pensons plus, et parlons d’autre chose. Parlons de mon cher ami M. Grimm, qui est à présent à Potsdam, qui accompagne Mme la princesse d’Armstadt, qui s’achemine peut-être à présent vers Pétersbourg, et avec lequel vous aurez peut-être bu à ma santé avant que cette lettre vous soit parvenue. Vous êtes là tous les trois, et pourquoi n’y suis-je pas aussi ? Vous verrez que j’aurai le guignon d’arriver la veille ou le lendemain de son départ. Cela serait à me désoler. N’importe, partons toujours. Bonjour, mon ami, bonjour, mon amie, je vous embrasse tendrement tous les deux. Il me tarde bien d’éprouver une chose, que je soupçonne : c’est qu’on aime plus tendrement encore ses amis au loin qu’au coin de son âtre ou du leur. C’est un si grand plaisir que de se retrouver ! Nos hôtels garnis ne désemplissent pas de Russes. Je suis lié très-étroitement à M. et à Mme de Strognoff. Je n’ai vu qu’un moment M. et Mme de Zenovioff ; mais ce sont deux si belles âmes, qu’on se sent attirer vers elles subitement, et qu’on s’y colle, et elles à vous, tant et si bien qu’on souffre, qu’on pleure et qu’on crie, au moment de la séparation, comme si l’union s’était faite de vieille date. Vous rappelez-vous un M. de Nariskin, gentilhomme de la chambre de Sa Majesté Impériale ? Eh bien, cet honnête Nariskin est à présent aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Il compte en partir vers la fin du mois de juin, et il m’a persuadé que ce serait un grand plaisir, pour lui et pour moi, de rouler et de causer quelques centaines de lieues dans la même voiture. Ma foi, tout cela a bien l’air d’une vérité ; Mme Diderot y croit si fermement qu’elle s’est occupée et s’occupe depuis un mois, sans relâche, des préparatifs d’un long voyage. Cela ne lui déplaît pas trop.

Elle n’aimerait pas que je mourusse ingrat. Cependant, mon ami, je suis bien vieux. Vous ne savez pas combien il faut peu de temps pour vieillir, et moi je le sais ; mais je me dis que la terre est aussi légère à Pétersbourg qu’à Paris ; que les vers y ont aussi bon appétit, et qu’il est assez indifférent en quel endroit de la terre que nous les engraissions. Bonjour, encore, mon Falconet ; bonjour, ma belle amie, Mlle Collot. Si vous ne m’aimiez plus pourtant !… mais cela n’est pas vrai ; mon cœur me répond du vôtre ; vous m’aimez toujours. Adieu, adieu ; tenez, monsieur Lévesque, portez ce feuillet à mes amis, et jouissez de l’impression de la nouvelle que vous portez, sur deux êtres à qui je me crois aussi cher qu’ils me le sont. Dites-leur qu’ils peuvent se livrer à une espérance que je ne tromperai pas.


À Paris, ce 20 mai 1773.


Si vous désirez sincèrement de me voir, embrassez-vous tous les deux pour vous et pour moi, et puis pour moi et pour vous.


XXXIII


Saint-Pétersbourg, 6 décembre 1773.


Hé ! mon ami, laissons là ce cheval de Marc-Aurèle. Qu’il soit beau, qu’il soit laid, qu’est-ce que cela me fait ? Je n’en connais point le sculpteur ; je ne prends aucun intérêt à son ouvrage : mais parlons du vôtre. Si vous connaissez bien mon amitié pour vous, vous sentirez tout le souci avec lequel j’ai mis le pied dans votre atelier. Mais j’ai vu, j’ai bien vu, et je renonce à prononcer jamais d’aucun morceau de sculpture, si vous n’avez pas fait un sublime monument, et si l’exécution ne répond pas de tout point à la noblesse et à la grandeur de la pensée. Je vous ai dit dans la chaleur du premier moment, et je vous répète de sang-froid, que ce Bouchardon, au nom duquel vous avez la modestie de vous incliner, était entré dans un manège où il avait vu des chevaux, de beaux chevaux, qu’il avait profondément étudiés et supérieurement rendus ; mais qu’il n’était jamais entré dans les écuries de Diomède ou d’Achille, et qu’il n’en avait pas vu les coursiers. C’est vous, mon ami, qui les avez retracés à mon imagination tels que le vieux poëte me les avait montrés.

La vérité de la nature est restée dans toute sa pureté ; mais votre génie a su fondre avec elle le prestige de la poésie qui agrandit et qui étonne. Votre cheval n’est point la copie du plus beau cheval existant, non plus que l’Apollon du Belvédère n’est la copie rigoureuse du plus bel homme : ce sont, l’un et l’autre, des ouvrages du créateur et de l’artiste. Il est colossal, mais il est léger ; il a de la vigueur et de la grâce ; sa tête est pleine d’esprit et de vie. Autant que j’en puis juger, il est très-savant : mais les détails de l’étude, quoiqu’ils y soient, ne nuisent point à l’effet de l’ensemble ; tout est largement fait. On ne sent ni la peine ni le travail en aucun endroit ; on croirait que c’est l’ouvrage d’un jour, Permettez que je vous dise une chose dure. Je vous savais un très-habile homme ; mais je veux mourir, si je vous croyais rien de pareil dans la tête. Comment vouliez-vous que je devinasse que cette image étonnante fût, dans le même entendement, à côté de l’image délicate de la statue de Pygmalion ? Ce sont deux morceaux d’une rare perfection, mais qui, par cette raison même, semblent s’exclure. Vous avez su faire dans votre vie et une idylle charmante et un grand morceau d’un poëme épique.

Le héros est bien assis. Le héros et le cheval font ensemble un beau centaure, dont la partie humaine et pensante contraste merveilleusement par sa tranquillité avec la partie animale et fougueuse. Cette main commande et protège bien ; ce visage se fait respecter et croire ; cette tête est du plus beau caractère ; elle est grandement et savamment traitée ; c’est une belle et très-belle chose : séparée de tout, elle placerait l’artiste sur la ligne des maîtres dans l’art. Vous voyez, mon ami, que je ne parle pas ici de vous, quoique cette tête fasse autant l’éloge de votre courage que du talent de Mlle Collot.

Le premier aspect..... Mais j’allais oublier de vous parler de l’habillement. L’habillement est simple et sans luxe : il embellit sans trop attacher ; il est du grand goût qui convenait au héros et au reste du monument. Le premier aspect arrête tout court, et fait une impression forte. On s’y livre, et on s’y livre longtemps : on ne détaille rien, on n’en a pas la pensée. Mais quand on a payé ce tribut d’admiration à l’ensemble, et qu’on entre dans un examen détaillé ; lorsqu’on cherche les défauts en comparant les différentes parties de l’animal entre elles, et qu’on les trouve d’une justesse exquise ; lorsqu’on prend une partie séparée, et qu’on y retrouve la pureté de l’imitation rigoureuse d’un modèle rare ; lorsqu’on fait les mêmes observations critiques sur le héros ; lorsqu’on revient au tout, et en rapprochant subitement les deux grandes parties : c’est alors qu’on s’est justifié à soi-même l’admiration du premier moment. On tourne, on cherche une face ingrate, et on ne la trouve pas. En regardant le côté gauche, par exemple, si l’on a cette vigueur de concept qui traverse le plâtre, le marbre, le bronze, et qui vous montre le côté droit, vous frémissez de joie de voir avec quelle surprenante précision l’un appartient à l’autre. C’est ce que j’ai fait sous tous les points de vue de votre composition, et toujours avec la même satisfaction. Votre ouvrage, mon ami, a bien le véritable caractère des beaux ouvrages : c’est de paraître beaux la première fois qu’on les voit, et de paraître très-beaux la seconde, la troisième et la quatrième : c’est d’être quittés à regret, et de rappeler toujours. Je l’ai déjà transporté de votre atelier sur son piédestal, au milieu de la place publique qu’il doit occuper ; je l’y vois et j’en sens tout l’effet. Laissez ce serpent-là sous ses pieds. Est-ce que Pierre, est-ce que tous les grands hommes n’en ont pas eu à écraser ? Est-ce que ce n’est pas le véritable symbole de toutes les sortes de méchancetés employées pour arrêter le succès, susciter les obstacles et déprimer les travaux des grands hommes ? N’est-il pas juste qu’après leur mort leurs monuments foulent ce symbole hideux de ceux qui leur ont fait verser tant de larmes pendant leur vie ? D’ailleurs il fait bien, et il est d’une nécessité mécanique indispensable et très-secrète.

Et vous croyez que je n’ai pas eu mille fois plus de plaisir à louer un moderne, mon ami, que je n’en aurais eu à critiquer un ancien qui m’est indifférent ? Hé bien ! il est vrai ; ce cheval de Marc-Aurèle est une copie très-incorrecte d’une nature mal choisie : il n’y a ni la vérité simple et rigoureuse qui plaît toujours, ni cette hardiesse du mensonge qui nous en dédommage quelquefois. Les muscles du cou ne sont justes ni de position ni de volume. Il n’y a nul rapport entre la froideur des yeux et la bouche grimacière, vieille et forcée. Tout le mufle est lourd : les détails de la bouche, des yeux et du cou sont sans finesse et sans ressort ; ils ressemblent plutôt à des hachures, des cannelures, qu’à des plis de chair. Vue de face, on ne sait trop à quelle sorte de bête appartient la partie inférieure de la tête ; et l’on serait tenté de donner la partie supérieure au bœuf ou au taureau, dont elle a la forme large et carrée. Le ventre en est très-lourd, très-pesant. Il est sûr que ce cheval marche le grand pas des pieds de derrière, et qu’il piaffe en même temps de ceux de devant ; allure fausse et impossible : vos remarques à cet égard, ainsi que sur le reste, sont justes. Mais à quoi ne répond-on pas ? On vous dira que ce cheval est peut-être d’une race qui vous est inconnue ; qu’il est mède ou parthe ; que c’est peut-être un animal laid, à la vérité, mais que l’empereur affectionnait : que sais-je encore ? À cela vous répondrez en trois mots : qu’un animal, beau ou laid, marche naturellement, s’il n’est ni estropié ni mal conformé ; que le pays de ce cheval vous importe peu, puisque cela n’a jamais été la question ; ou que si l’on veut absolument que le statuaire de ce mauvais cheval ait eu de bonnes raisons pour n’en pas faire un meilleur, vous y consentez de bon cœur ; et l’on se contentera ou l’on ne se contentera pas de cette réponse. Mais je suis sûr qu’il n’y aura qu’une voix sur la beauté du vôtre, quoique vous n’ayez omis aucun des moyens de partager les avis. Ah ! mon ami, que vous avez bien fait de vous en tirer aussi supérieurement ! car on ne vous eût pas pardonné la médiocrité ; et si vous voulez être de bonne foi, vous conviendrez qu’il faut plus de logique et plus de justice qu’on en a ordinairement pour ne s’y pas croire autorisé. J’oubliais de vous dire aussi que j’ai trouvé le plâtre que vous avez du cheval antique fort bien moulé, et qu’on y voit jusqu’aux moindres détails.

Je croyais n’avoir plus rien à ajouter à ce qui précède ; je me suis trompé. Sachez qu’on trouve assez singulier à Paris et à Pétersbourg que vous ayez confié à votre élève l’exécution d’une partie aussi intéressante de votre monument que la tête du héros.

Tous ceux qui en parlent si indiscrètement aiment mieux blâmer une chose très-sage que de se rappeler qu’elle est justifiée par l’exemple de plusieurs statuaires anciens. Le point essentiel est qu’un ouvrage soit le mieux qu’il est possible. Hé bien ! Mlle Collot sait mieux faire le portrait que vous. Pourquoi non ? Un bon peintre d’histoire se tirerait difficilement d’un portrait comme La Tour, qui, de son côté, ne tenterait pas une composition historique : chacun a son talent, d’autant plus restreint qu’il est grand.

Vous aviez fait mon buste ; Mlle Collot le fit une seconde fois après vous : vous fûtes curieux de comparer votre travail avec le sien. Voilà les deux bustes exposés sous vos yeux : le vôtre vous paraît médiocre en comparaison du sien ; vous prenez un marteau, et vous brisez votre ouvrage. Allez, mon ami, celui qui est capable de cet acte de justice est né pour beaucoup d’autres procédés que la multitude n’appréciera jamais bien.

Et ce pauvre Lossenko qui a dessiné votre monument, et qui disait qu’il fallait l’avoir copié pour en sentir tout le mérite, il n’est donc plus ! Quoique je n’aie pas eu le temps de le connaître, j’en suis fâché[195]. Adieu, mon ami ; jouissez de la satisfaction d’avoir exécuté le plus bel ouvrage en ce genre qui soit en Europe, et jouissez-en longtemps. Je vous salue, et vous embrasse de tout mon cœur.

N’allez pourtant pas imaginer que je parlerai d’abord de votre ouvrage, en remettant le pied en France. Il se passera plus de quinze jours avant que j’aie épuisé ce que j’ai à dire de la grande souveraine ; et ce n’est pas trop. Quelle femme, mon ami ! Quelle étonnante femme ! Mais vous le savez aussi bien que moi ; nous n’avons rien à nous apprendre là-dessus. Elle a bien raison de se laisser approcher, car plus on la voit de près, plus elle y gagne. Adieu, adieu ; j’attends toujours ce redoutable hiver : il viendra apparemment.

FIN DES LETTRES A FALCONET.



  1. Celle du 15 novembre 1769 avait été donnée par Mme de Jankowitz à M. le comte de Warren qui l’a communiquée à M. Ch. Cournault.
  2. 1er novembre et 1er décembre 1806, 1er janvier et 1er février 1807.
  3. Tome II (2e période), 1869, p. 117-144.
  4. Pieces written by Mons. Falconet and Mons. Diderot on sculpture in general and particularly on the celebrated statue of Peter the Great, now finishing by the former at the St Petersburg. Translated from the French, with several additions, by the Rev. William Tooke. London, 1774, in-4°. (Gravure d’après la statue). — Livre introuvable à Paris et à Londres.
  5. Recueil de la Société historique russe (1807-1873), 12 v. gr. in-8. Tome Ier.
  6. Le charmant dessin aux crayons noir et blanc d’Antoine Lossenko (Musée de Nancy), qui la représente telle qu’elle devait être sur la place de l’Amirauté, est daté de 1770.
  7. Publiée comme inédite dans l’Artiste de 1846, t. VI, p. 271.
  8. Pers., Sat. I, i.
  9. Les passages soulignes sont extraits des lettres de Falconet.
  10. Horat., lib. IV od. ix.
  11. Horat., lib. III, od. xxx.
  12. Il y a ici une lacune dans le manuscrit.
  13. Horat., de Arte poetica, v. 357.
  14. Ibid., Epist. i. lib. II.
  15. Horat., de Arte pœtica, v. 143-145.
  16. Pline, lib. XXXVI.
  17. Ibid.
  18. Antoine Dupinet. Sa traduction de Pline (1542) a été longtemps la seule qu’il y eût en France.
  19. Horat., od. iv, lib. I.
  20. Horat., od. xxx, lib. III.
  21. Virg., Æneid., lib. VI, v. 78-79.
  22. Lib I, cap. ix.
  23. On lit dans le premier manuscrit : « se f… de la postérité. »
  24. Actes des Apôtres, chap. ix, verset 4.
  25. Lib. II, Epist. i.
  26. Histoire de l’Académie des Belles-Lettres, t. XXVII, page 34.
  27. Voyez la Description de la Grèce de Pausanias, traduite par Clavier, livre X ; chap. xxv, xxvi et xxvii.
  28. Horat., sat. v, lib. I.
  29. Diderot commet ici une étrange erreur ; ce sont les cadavres des trois vieillards qui sont représentés dans le tableau de Polygnote : tout ce qu’il dit de la position de Priam est un effet de son imagination. Au reste il reconnaîtra lui-même sa méprise que Falconet ne pouvait manquer de lui reprocher. Voir ci-après, lettre ix. (Note de M. Walferdin.)
  30. « J’avais promis de ne vous plus répondre et je le croyais ; mais vos deux dernières lettres me poursuivent jusqu’au fond du Nord ; la persécution est violente, je n’y puis pas tenir. Il faut au moins que je jette quelques notes à travers vos répliques.

    « Vous avez dit : Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Vous avez ajouté au paragraphe suivant : Le sentiment de s’immortaliser… est naturel au grand homme ; c’est une portion de son apanage qu’il ne peut négliger sans un mépris cruel de l’espèce humaine. Moi qui, dites-vous, n’entends rien en logique, j’ai cru que ces deux propositions ne se contredisant point, je pouvais rapporter l’une en présumant l’autre, et vous demander si, en conséquence, celui qui n’aurait pas la postérité pour point de vue aurait un mépris cruel de l’espèce humaine. Mais je n’entends rien en logique. »

  31. « J’ai tant de plaisir à écouter mon maître, que je le remercie même de cette leçon ; si elle n’est pas neuve, elle est bien faite. »
  32. « Il n’est pas encore démontré que celui qui marie des filles s’occupe actuellement de leur postérité, quoique, très-assurément, il travaille pour elle. Mais la comparaison ne vous plaît pas, laissons-la. »
  33. « Je vous avais dit quelque part : Nourrissez le génie de ce qu’il vous plaira, postérité, honneurs, émulation, récompenses, vertu, il sent dans toute sa force, il aura toute son activité.

    « Pourquoi me demander encore si le sentiment de l’immortalité est utile ? Un homme dans sa fièvre chaude arrive au sommet d’une montagne en franchissant des précipices qu’il n’eût pas osé regarder dans son bon sens. Où est l’autre fou qui nie la hardiesse et le courage du fébricitant ? D’ailleurs, il s’agit d’un individu, parce que les peuples, les nations, ne sont composés que d’individus. »

  34. « Mon ami, ceci a tout l’air d’une subtilité : je ne sais ni la première, ni la seconde intention d’Agasias. Je sais seulement que son nom, qu’il écrivit au bas de sa statue, était premièrement pour son siècle ; il est démontré que c’était autant de fait pour la postérité, je vous défie de prouver le contraire. Quant à l’homme rare, plus il le sera, plus il en appellera à un autre tribunal qu’à celui de la postérité. »
  35. « Je n’ai point ri en faisant cette comparaison, parce que, proportion gardée, la réputation est aussi nécessaire au faiseur de fagots qu’elle peut l’être au talent le plus distingué. Pour cette fois vous rirez seul, ou je suis bien trompé. »
  36. « Vous avez raison, mais c’était bien alors pour le compte de ma vanité que je mis mon nom. L’efface à présent qui voudra, je ne m’y intéresse plus ; je vous défie d’en savoir là-dessus plus que moi. »
  37. « Comme je ne vous ai pas dit le contraire, je vous demande à qui vous répondez. »
  38. « J’ai dit en commençant et en continuant la dispute que l’avenir est une conséquence nécessaire du présent, je le dis encore : cela s’appelle-t-il change d’avis ? »
  39. « Vous demandez la liaison qu’il y a entre votre objection et ma réponse. La voici cette liaison. Si je veux obtenir quelque chose d’un enfant mal élevé ou d’un valet intéressé, je promets une pomme à l’un ou je le menace du fouet, je montre une récompense ou une punition à l’autre. Eh bien ! voyez-vous cette liaison ? Voulez-vous que j’ajoute qu’un honnête homme n’aurait besoin ni de ma menace ni de ma promesse ? »
  40. « Je vous avais dit : Je brûlerais le mémoire que Fontenelle aurait laissé après lui, parce qu’il affligerait les miens. Je voudrais ne causer aucun mal à ceux qui seront après moi : et c’est Diderot qui tracasse un sentiment si honnête et si doux ! Je l’aurais respecté, ou je l’aurais encouragé. »
  41. « Si en français le mot vain signifie quelquefois une chose inutile et dont on peut se passer, si je m’en suis servi dans cette acception, je n’ai insulté durement à qui que ce soit, j’aurais respecté les larmes d’Henri IV ; mon âme est peut-être aussi tendre que l’était la sienne ; mais, mon ami, un sentiment n’est point un raisonnement. Si j’eusse vu la cérémonie, j’aurais fait comme Henri ; revenu dans mon cabinet, j’aurais raisonné et je vous aurais écrit : « Il faut bien compatir à la faiblesse humaine. Ad populum phaleras. »
  42. « Avant les regards et les acclamations de ceux qui m’entourent, je vous ai dit, assez net, que je connaissais un autre tribunal. J’ajoute qu’il est si redoutable que je ne m’y présente jamais qu’en tremblant. Ce tribunal, c’est moi. Prenez-le comme il vous plaira; c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens, et j’y pense, je vous assure. Ainsi, mon ami, si je croyais avoir fait un bon ouvrage qui dût être effacé de la mémoire des hommes, et que votre âme compatissante me plaignît de mon infortune, je vous répondrais : Je m’en souviens et c’est assez. Voyez Bélisaire, chapitre ier, et dites mal de moi, si vous pouvez.

    « Quoi ? Diderot n’entend que la voix du blâme quand il fait le bien, et c’est Diderot qui ose le dire ? Il n’entend donc pas l’éloge des hommes sages, des hommes honnêtes qui aiment, ainsi que lui, le règne de la raison ? Diderot est bien sourd. »

  43. « Il est plus aisé de dire : « Vous êtes à côté » que de le démontrer. »
  44. « Eh ! mon ami, que me dites-vous ? Si j’ai la première mouture, l’autre viendra sans que je la demande ; sans même que j’y pense. Nous me la donnez bonne avec votre grand homme. Tous les siècles ont eu des hommes qui ont fait de grandes choses sans avoir l’avenir pour objet ; il y en a eu, il y en a, il y en aura toujours. S’ils sont rares, c’est qu’en tout le, meilleur n’est pas commun.

    « N’allez pas me parler d’institution dont le but est uniquement l’avenir. Ne m’objectez pas ces enfants ramassés dans la plus vile populace, dont on fait des hommes et des femmes honnêtes, des sujets libres et reconnaissants. Disons, avec M. Cochin à qui je l’écrivais, que dans ces tulipes de graine il en pourra panacher quelques-unes, et qu’on a lieu d’espérer que celles qui ne seront que de couleur simple seront pures et d’une belle conformation. Venez les voir à Saint-Pétersbourg, venez aussi verser les larmes délicieuses de la tendre humanité, avec Catherine qui embrasse ces heureux enfants devenus dignes de lui appartenir. Amenez-y Henri IV, il s’y trouvera mieux qu’à votre parade égyptienne. Quand je vous parle de grandes choses faites sans la vue de la postérité, celle-ci et d’autres encore qui sont le fondement du bonheur futur d’un grand empire sont exceptées. »

  45. Horat., Od. ii, lib. III.
  46. « Un philosophe pendu n’est plus bon à rien. S’il se conserve, s’il travaille, il est utile. Voilà comme j’y rêve, c’est de mon mieux. »
  47. « Mon ami, conservez vos poumons, vous souilleriez trop longtemps. Démosthène, Alexandre, Cicéron avaient, entre autres faiblesses, la fureur de vouloir qu’on parlât d’eux. Je ne me suis étendu sur les défauts des deux orateurs que pour vous démontrer combien ils étaient loin de la vraie philosophie, et qu’ainsi leur autorité (si les autorités sont ici recevantes) était mal choisie. »
  48. « La Lettre à Lucius est entre les mains de tout le monde ; ni vous ni moi n’en serons juges, s’il vous plaît. D’ailleurs, qu’ai-je inféré de là ? Que Cicéron avait une vanité insupportable, que le désir de la louange était chez lui jusqu’au délire. Qui est-ce qui l’ignore ? Et quand la lettre serait une plaisanterie, ne serait-ce pas l’envie d’être loué présentée sous le masque de la gaieté ? Cette lettre a-t-elle un autre but que d’obtenir du consul une place dans l’ouvrage de Lucius ? À propos, savez-vous que Cicéron a bien fait de venir plusieurs siècles avant vous, et de ne pas vous chercher noise ; il y a gagné l’interprétation. »
  49. Horat , Sat. iii, lib. II.
  50. « Il faudrait ici quelque chose de mieux, il faudrait m’entendre. Ce n’est pas de l’incohérence, mon ami, c’est une omission qu’il fallait relever. J’ai oublié d’écrire plaisanterie à côte de cette phrase : avouez pourtant que ce n’est pas aimer le genre humain. »
  51. « Si cela était vrai, ce que je pourrais faire de mieux serait de le boire à votre santé. Mais soyez tranquille ; vous verrez plus loin que je vous le laisse tout entier. »
  52. « Vous êtes bien honnête, bien sage, point sophiste. N’ayant aucune raison à donner vous n’en donnez point. Vous oubliez seulement que ce n’est pas une invraisemblance que je vous présente ; ce sont ces mots d’une de vos lettres, cela n’est pas vrai, que je vous rappelle ; après quoi, je tranche net sur mon compte. »
  53. « Oui, si celui à qui il faut deux appuis est plus fort que celui à qui il n’en faut qu’un. »
  54. « Vous avez raison ; d’une question générale, j’en ai fait une petite question particulière. C’est une grosse faute de logique. Cependant effacez de ma lettre : je connais cet homme, lisez : je connais un homme, et vous verrez qu’en conscience je ne pouvais pas mieux dire, puisqu’il ne m’est pas possible de répondre, tout au plus que de moi, dans cette affaire. Vous daignez m’associer un ou deux autres monstres, à qui, dites-vous, il ne faut qu’un instant pour les anéantir. Mon ami, de leurs cendres il en naîtra d’autres ; c’est une génération éternelle. »
  55. « Quand on a le courage de braver les modes et de ne s’attacher qu’au système de la nature, on travaille indubitablement pour tous les temps et pour tous les pays, sans penser à aucun temps, ni à aucun pays. Si on en est blâmé, ce n’est que par les caillettes ; et les caillettes sont de tous les temps et de tous les pays. »
  56. Horat., Od. xxx, lib. III.
  57. « Quelque plaisir qu’il y ait à voir son nom dans un hémistiche du poëte, Pigalle raisonnera autrement ; il dira, s’il aime à vivre dans les siècles : Un bras, une jambe de mon Citoyen ; la tête de mon Mercure, échappés aux ravages des temps, démontreront bien autrement qu’un hémistiche, fût-il d’Homère, comment j’étudiais mes ouvrages. Interrogez Apelles et Agasias, demandez au premier s’il préfère les lignes de Pline à l’existence de son meilleur tableau. Demandez si son Gladiateur serait mieux dans Pline que dans la ville de Borghèse ? Ce n’est point aller à la postérité que d’y passer par un nom seulement ou par un éloge dans un livre, il faut des ouvrages ou des débris d’ouvrages quand on est littérateur, poëte, artiste, etc. Comparez l’idée que vous avez du poëte dont l’ouvrage est perdu, et le nom conservé, à l’idée du poëte que vous lisez. La statue dont je vous parle vous frappe-t-elle comme celle que vous voyez ? »
  58. « Vous venez de voir comme il est intéressé. »
  59. « Celui qui a dit : Traité comme les hommes persécutés et désespérés qui réclament la postérité, je serais comme eux peut-être ; celui-là ôte-t-il à l’artiste son unique consolation ? Pour le persécuteur, c’est un méchant ; nous lui appliquerons l’oderunt peccare mali formidine pœnæ*.
    * Imitation de ces deux vers d’Horace :
    Oderunt peccare boni virtutis amore ;
    Tu nihil admittes in te formidine pœnæ.
    Epist. xvi, lib. I.
  60. « J’ai cru qu’on ne pouvait servir ces deux maîtres à la fois ; vous n’êtes pas de mon avis, à la bonne heure. Pour moi, j’ai de la peine à croire qu’un bon logicien puisse diriger en même temps ses vœux vers la béatitude éternelle et vers la postérité. Mais on peut, dites-vous, être récompensé de Dieu et admiré des hommes : où ai-je dit le contraire ? Vous êtes à côté. »
  61. Boileau, traduction de Longin, chap. vii
  62. « Ce que vous dites en faveur d’Homère et contre ses critiques ne me regarde point, puisque je vous ai bien dûment déclaré que, malgré ses défauts, je m’en tiens à l’admirer autant que je puis l’entendre. Le fils de notre Chardin a fort bien vu Rubens. Mais ce qui n’est pas aussi bien vu, peut-être, c’est de croire son jugement assez rare pour le citer. Eh bien, Bayle a donc bavardé, et Pline n’aurait pu radoter ! »
  63. « Il y a un moyen facile de savoir ce que je réponds touchant Hélène : c’est de le lire où j’irais avec vous voir son buste s’il était bien. J’en ferais autant pour celui de Cartouche. Que cela a-t-il de commun avec leur personne que je déteste ? »
  64. « J’en accepte l’augure ; il serait trop malheureux de le refuser. »
  65. « J’accorde la majeure de ce grand argument ; je voudrais en savoir tirer toutes les conséquences. »
  66. « Je vous fais une assertion générale, et vous vous citez ; vous me faites une réponse particulière et individuelle. Comme je n’ai pas dit : C’est moi qui l’ai fait connaître aux gens du monde, je n’ai pas dit non plus : Ce sont les artistes qui l’ont fait connaître à Diderot. Mais j’ai écrit : C’est nous qui vous l’avons dit, à vous les gens du monde ; et je ne crois pas avoir besoin de rétractation. Mon ami, une belle preuve que vous l’avez vu sans aucun artiste, c’est que vous nommez la poitrine de préférence aux bras*. »
    * Il s’agit ici de la statue pédestre de Louis XV, que Pigalle avait exécutée pour la ville de Reims. Au-dessous de la figure du roi et autour du piédestal, on voit d’un côté un artisan nu, assis sur des ballots et se reposant de sa fatigue, et de l’autre une femme vêtue conduisant un lion par la crinière.

    Lors de l’exposition, à Paris, de ce monument, Falconet, qui n’aimait pas Pigalle, lui dit, après avoir bien vu son ouvrage : « Monsieur Pigalle, je ne vous aime pas, et je crois que vous me le rendez bien ; j’ai vu votre Citoyen ; on peut faire aussi beau, puisque vous l’avez fait ; mais je ne crois pas que l’art puisse aller une ligne au delà ». (Note de M. Walferdin.)

  67. « Vous ne voyez donc pas qu’il est question du littérateur qui fait passer nos éloges à la postérité, et de l’artiste jaloux d’y parvenir dont l’ouvrage ne répondrait pas à l’éloge ? C’est ce que vous avez dit ; c’est à quoi j’ai répondu : vous ne l’entendez pas ; que voulez-vous que j’y fasse ? Relisez encore une fois, vous l’entendrez peut-être. »
  68. « Je vous répondrais : C’est celui qui sait le mieux en imposer aux hommes qui remplissent les temples ; et je reprendrais dans mon autre lettre ce que tout logicien dirait comme moi, parce que je ne connais d’autres moyens d’en imposer, tout étant bien d’ailleurs, que la proportion entre une statue et l’édifice qui la contient.

    « Quant au mérite propre de la statue de Phidias, souvenez-vous bien que je n’ai dit nulle part que ce fût un mauvais ouvrage. Mais quelqu’un serait-il assez inconséquent pour assurer que le Jupiter de Phidias et la Junon de Polyctète sont les deux plus parfaites statues de l’antiquité que l’on connaisse ? Il semble que pour être en état de porter ce jugement, il faudrait connaître la perfection de ces statues ailleurs que dans les livres anciens, et pouvoir les comparer avec l’Apollon, le Torse, le Gladiateur, dont les livres anciens ne parlent pas. »

  69. « Oui vraiment, la page de Quintilien est judicieuse. Mais aussi ce n’est qu’une page, et qui ne contient que des éloges généraux sans détailler aucun ouvrage. Au seul endroit où il est parlé d’une statue, il a, ce me semble, fait un mauvais raisonnement. Je vous l’ai dit ailleurs, c’est le Jupiter Olympien. »
  70. « Vous avez raison jusqu’à un certain point. Vous dites la même chose plus bas, j’y répondrai alors. »
  71. Persius, Satira i.
  72. « Eh bien ! ne vous voilà-t-il pas encore de mon avis ? Vous dites en maître ce que j’ai balbutié en écolier ; il n’y a que cette différence entre votre paragraphe, et le mien ; je vous en remercie. C’est nous qui vous l’avons dit. »
  73. « Non pas, s’il vous plaît ; vraiment, monsieur ne demanderait pas mieux que j’eusse l’indulgence de passer vite : arrêtez-vous un moment, s’il vous plaît ; j’ai encore vos coups d’escourgée sur le cœur : il faut que justice soit faite, et nous verrons après à vous le pardonner. Je regarde ma seconde lettre et j’y trouve : Pline un petit radoteur à cet égard, c’est-à-dire à l’égard de la peinture et de la sculpture. Pourquoi supprimez-vous les derniers mots ; si vous y eussiez pris garde, vous auriez aussi trouvé dans ma quatrième lettre : Pline était un petit radoteur dans quelques-uns de ses jugements sur la peinture et sur la sculpture. Allez, je vous pardonne, mais n’y revenez plus. Quant à la qualification d’indécence qu’il vous plaît de donner à mon jugement sur Pline, vous me permettrez de vous observer que Pline est pour moi un livre que j’ai acheté de mon argent chez un libraire. Si Pline était vivant, je mériterais votre censure, que je regarde, je vous proteste, comme un épouvantail à dindons. La personne de Pline n’est rien absolument pour moi. Prenez garde, je ne confonds pas la mémoire avec la personne. Un livre, vous aurez beau faire, sera toujours à la merci du premier animal qui aura six francs dans sa poche. L’honnêteté est pour les hommes, et l’entière liberté pour les livres. Vous dites: le plat Pausanias ; je ne vous contredis pas. Ailleurs : pourquoi Plutarque n’aurait-il pas dit une sottise ? J’y donne les mains très-volontiers. Il sera donc permis au littérateur de traiter un livre du haut en bas, tandis que le statuaire n’osera dire son avis sur son métier, ni voir dans un livre qui en parle des bévues que tout le monde y voit. Oh ! parbleu ; messieurs, cela ne serait pas juste : servez-vous de vos yeux, nous en sommes fort contents ; mais laissez-nous la liberté des nôtres. »
  74. Liv. XXXV, chap. x
  75. « Bravo; je vois bien qu’il en faudra venir à l’indulgence. »
  76. Lib. XXXV, cap. x.
  77. « Plus haut vous le donniez en cent au meilleur esprit, et moi je lui donne en mille pour trouver le rapport de cet idque postea avec la Minerve d’Amulius, dont Pline ne parle que deux grandes pages in-folio après, et avec les corbeaux de Pulcher, qui sont sept pages avant. J’entends trop peu le latin pour en disputer avec vous ; mais, cher Diderot, vous ne persuaderez à personne que l’idque postea semper ait le sens que vous lui donnez. Oui, mon ami, dans la Grèce, aux beaux jours de la peinture, on pensait que les bêtes s’y connaissaient, pour le moins, autant que les hommes. Et ce n’était pas seulement l’opinion populaire ; il se trouvait des gens d’esprit qui ne s’en moquaient pas, et Pline était du nombre. Et cet autre* qui dit très-sérieusement : « Il ne faut pas s’étonner que les bêtes soient trompées par un art qui représente si parfaitement la nature », s’en moquait-il ? trouvait-il rien là de populaire ? Trop faible pour disputer, je m’en tiens à prouver : c’est un pis aller que je vous prie de me passer. Croyez, au reste, que les bêtes ne sont pas difficiles à tromper ; la plus grossière image, une découpure barbouillée à peu près leur fait prendre le change. Que dites-vous de ces hommes de paille mis dans un champ pour faire peur aux oiseaux, et de ces pigeons de plâtre mis sur un colombier pour en faire venir d’autres ? Et puis glorifiez-vous, peintres, sculpteurs, imitateurs du naturel, parce que quelques bêtes auront éprouvé votre ouvrage. »
    * Val. Max., lib. VIII, cap. xi.
  78. Plin., lib. XXV, cap. x.
  79. « Vous vous moquez, il s’agit bien ici d’un tour latin ! Il s’agit de savoir si Apelles, en représentant les éclairs, le tonnerre, la foudre, peignait des objets de la nature qu’il n’est pas possible de peindre : Pinxit et quæ pingi non possunt. Aucun peintre n’ignore ces sortes de représentations, et l’effet qu’elles doivent produire dans un tableau, à moins qu’il ne soit dépourvu d’imagination. Chacun y réussit à proportion de son talent. Mais l’estime n’est accordée qu’au plus haut degré de perfection. Eh bien ? voulez-vous de l’indulgence ? »
  80. Plin., lib. XXV, cap. x.
  81. « Vous glissez encore ; je vous pardonne encore. Il viendra peut-être un siècle qui, par de plus grands progrès dans la connaissance des choses, justifiera Pline des vingt ou vingt-cinq extraits que je vous ai envoyés sur d’autres matières que les arts. Croyez-moi, ne vous faites pas le chevalier de Pline, il n’en est pas de son ouvrage comme de celui de Polygnote ; il existe, et vous trouveriez de mauvais garçons qui vous pousseraient sans miséricorde ; or, je ne veux pas que mon Diderot soit si rudement battu.

    « Pline dit qu’on apprivoise promptement les éléphants avec du suc d’orge. Capti celerrime mitificantur hordi succo*. Dioscoride dit que l’ivoire devient plus maniable quand il est trempé dans du suc d’orge. Le mot ἐλέφας, qui signifie ivoire aussi bien que l’éléphant, a trompé Pline et l’a convaincu de légèreté. Le moyen que cela fût autrement ? il se faisait lire les grecs en voyageant, en prenant ses repas ; il dictait en même temps. Vous voyez bien, mon ami, que si vous avez quelques lances de réserve, il faut les garder pour une meilleure occasion. En attendant, faites lire Pline à des frères Jacques ; et vous conviendrez de ces extraits faits en courant pendant le souper, et vous ne serez pas plus tenace que le neveu de Pline**. »

    * Lib. VIII, cap. vii.
    ** Lib. III, cap. v.
  82. « 1° Il ne fallait pas séparer le chien de Ialyse, ni le joindre à d’autres observations qui n’y ont nul rapport. Je vous ai demandé si l’écume de ce chien, faite d’un coup d’éponge, avait les quatre couches ; vous n’avez pas voulu répondre. Je vous demande à présent ce que devint cette écume quand la première couche du tableau tomba ? Si vous ne voulez pas avouer que vous êtes pris, je vous conseille de continuer votre silence sur ce portrait que Protogène en sept ans acheva*, et qui lui coûta plus en lupins qu’en verve et en talent supérieur. « 2° Que Pline ait écrit des beaux-arts seulement ou que ce ne soit qu’une partie de son ouvrage, que m’importe ? S’il en raisonne mal, il a tort ipso facto. Il m’arrive de dire deux mots sur la vue, et sur la couleur des objets : ces deux mots vous incommodent, il n’y a pas de pauvre diable du coin plus maltraité que je le suis de votre part. Les égards sont oubliés ; il semble ne vous rester que la grosse envie de jeter des pierres. Voyez un peu où nous en serions si je suivais votre exemple. Mais ne craignez rien de semblable : quand on a une maison de verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle de son voisin. Et puis Socrate, et puis la philosophie ; oh ! ne craignez rien, je suis trop bien appris. « Cet endroit de votre réponse et deux ou trois autres encore, où je ne vous reconnais plus, où je trouve une autre touche, me font soupçonner que vous n’étiez pas toujours seul en l’écrivant. Quoi qu’il en soit, Pline devait parler plus juste des beaux-arts. Si un mot, selon vous, de travers est répréhensible dans une lettre d’ami, que sera-ce des erreurs répandues dans vingt-sept chapitres laissés à l’univers pour son instruction sur la peinture et la sculpture des anciens ? Il s’ensuivrait de votre manière de raisonner qu’un dictionnaire pourrait ne rien valoir, sans qu’il y eût un mot à dire à l’auteur.

    « Un artiste n’est qu’une partie de son ouvrage ; il n’en fait pas son objet principal. Ainsi d’encore en encore, il pourrait se moquer des gens, et leur crier : Ce n’est ni de ceci, ni de cela que j’écris. Seulement, vous oubliez le titre de mon ouvrage ; je ne suis ni jardinier, ni poëte, ni confiseur, j’ai bien autre chose dans la tête. C’est un dictionnaire universel, c’est l’histoire du monde que je fais. On le laisserait crier, on lui dirait : Reprenez votre ouvrage, faites-le mieux, et ne nous bercez plus du moyen de laisser dans un livre toutes les fautes imaginables. Mon maître, si je ne raisonne pas bien, donnez-moi une leçon de logique.

    « Aux vingt ou vingt-cinq extraits que je viens de dire, ajoutez-en trente, pour le moins aussi curieux, je les renvoie après ma dernière lettre. Le livre de Pline m’était tombé des mains, je l’ai repris ; voici pourquoi. Mes observations sur cet ancien sont une affaire bien plus sérieuse pour moi que pour vous ; les torts ne sont pas égaux entre nous.

    « J’ose attaquer votre idole et celle de bien d’autres ; si je ne profite pas de tous mes avantages, je suis perdu sans miséricorde ; et si je dois être battu, encore faut-il que ce ne soit pas tout à fait comme un sot. Mais pour vous qui tenez au gros du parti, quand vous n’auriez pas raison, n’avez-vous pas à votre commandement les vieilles foudres de l’autorité ? Jupiter prendrait son tonnerre : ou tout au moins Diderot se tirerait d’affaire avec le petit sourire de dédain. C’est toujours un faux air de triomphe qui en impose quelquefois. Si des bévues que je rapporte de votre ami, vous en pouvez justifier la moitié, les trois quarts même si vous voulez, il en restera encore assez pour prouver qu’il a radoté quelquefois, et bien plus radoté que je ne disais en n’envisageant que la peinture et la sculpture. » J’admire l’assurance avec laquelle vous prononcez sur une pratique commune, qu’un auteur qui a connu les manœuvres, et les manœuvres les plus déliées des arts mécaniques les plus

    * Œlian., l. XII, c. iv. Plut., In vità Démet.
  83. « L’art naissant, mon cher Diderot, s’exprimait par des ouvrages d’argile ; et l’art naissant en marbre trouva celui de faire des modèles venus avant lui. Ne savez-vous donc pas que Jupiter fut longtemps d’argile, avant d’être adoré en marbre. Me diriez-vous bien comment la première statue de bronze a été fondue sans modèle ? Désabusez-vous ; j’en sais plus que Pline sur le mécanisme de la sculpture. Toutes les fois qu’un sculpteur de cinquante ans voudra prononcer sur les manœuvres de son art, les littérateurs l’écouteront s’ils veulent en savoir quelque chose. Demandez à Diderot comment il s’y prenait pour faire de bons articles des arts et métiers dans l’Encyclopédie, il vous répondra qu’il allait dans les ateliers consulter des livres vivants, qui, après l’avoir instruit, savaient encore leur métier mieux que lui. »
  84. « Ah ! ah ! la phrase latine est abandonnée. Cette fois-ci vous y substituez la vôtre, qui n’est pas capucine. »
  85. Lib. XXIV, cap. viii.
  86. « Mon ami, je passe condamnation, je vais tout avouer. Après avoir rapporté les paroles de Pline sur le Pâris d’Euphranor, j’ai dit de mon chef : Hélène était dans ses bras ; s’il tenait une pomme et une flèche, les trois reconnaissances étaient aisées. J’aurai malheureusement fait la lettre s de s’il tenait trop petite, vous ne l’aurez pas vue. Cela m’a valu un traitement qui ne conviendrait pas trop à un homme dont la justice serait la qualité dominante. Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime, que pourriez-vous faire à vos ennemis ? et vous lisez ! et vous voulez faire amende honorable pour moi ! Ce sont des mains pures qu’il faut lever au ciel. Prenez mon cahier, vous y trouverez, s’il tenait, et point il tenait, et vous n’aurez que nos noms à changer dans la formule de votre amende honorable, que rien ne vous empêche de faire. »
  87. « J’ai beau feuilleter, je ne trouve point l’endroit où j’ai dit que Myron avait fait une mauvaise vache, et que le peuple qui l’admira et les poètes qui la chantèrent n’eurent pas le sens commun. Il se pourrait fort bien que je n’aie rien dit de semblable. Mais je me suis amusé de la manière équivoque et faible dont Pline juge de Myron. J’ai reproché au P. Montfaucon la preuve insuffisante qu’il donne que le Jupiter des bosquets de Versailles est de ce sculpteur. Enfin, après un éloge fort court de cette belle statue que je crois de Myron, j’ai dit : Il faut bien pour l’honneur de Pline qu’elle n’en soit pas. Mais j’ai oublié d’ajouter : ceci est une ironie.

    « Oui, monsieur, certains talents avaient de la réputation à bon marché. Quand la nation n’était pas physicienne, celui qui savait une mauvaise physique avait de la réputation à bon marché ; celui qui disait que les comètes présageaient de grands malheurs, et qui se faisait croire, avait de la réputation à bon marché. Ceux qui dans leurs tableaux ne savaient pas distinguer les sexes, ceux qui ne savaient pas varier la position des têtes, ceux qui ne savaient pas faire des plis, des muscles, des articulations, etc., et qui étaient célèbres : tous ces habiles gens avaient de la réputation à bon marché. Notez que c’est Pline qui les appelle célèbres. Celebres in ea arte. »

  88. « Il est dans l’ordre qu’un fantôme disparaisse, et que des observations restent quand elles sont justes, et si justes, que vous n’avez démontré la fausseté de pas une. »
  89. « Ô ! mon ami je ne suis pas le seul qui pense autrement ; mais comment faire ? Si on est seul, on a une opinion particulière qui ne fera pas fortune. Si on est beaucoup, c’est la multitude des âmes serviles… À propos, le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme mi d’un animal, savez-vous ce qu’il faisait ? Un modèle. Vous accordez le génie à bien bon compte ; pourriez-vous me dire si ce pauvre pétrisseur inventait la figure d’un homme ou d’un animal ? Car, à moins d’inventer, point de génie. »
  90. « Ou cela n’est pas honnête, ou je ne l’entends pas. Si j’avais eu la besogne de Pline à faire concernant mon art, j’aurais très-assurément mieux jugé et j’aurais mal écrit. Votre question est plaisante. Si au lieu de relever mon petit radoteur, vous eussiez dit : C’est principalement à Pline que nous devons la connaissance des artiste anciens et de leurs ouvrages ; passons-lui les fautes indispensables que tout littérateur aurait faites à sa place ; je me serais bien gardé d’aller plus loin. Mais, Diderot, c’est toi qui l’as voulu. »
  91. « Si vous êtes indulgent sur une erreur littéraire, c’est que je n’ai aucune prétention à ce talent ; je veux bien ne pas m’y connaître, surtout à la latinité. Mais de vous, cher seigneur, il n’en est pas ainsi pour la peinture et la sculpture. Quant à l’amitié, disputez-en si c’est votre caractère ; mais je vous préviens que je céderai encore moins de mon côté que de celui de la postérité. Eh ! Diderot le sait bien. »
  92. « Je crois que vous vous trompez ici deux fois. 1° Sans faire un traité de peinture, Pline pouvait parler juste, au moins il le devait : je vous l’ai dit plus haut. 2° La plupart des ouvrages dont il parle étaient détruits de son temps. Ne l’étaient-ils pas ? raison de plus pour en mieux juger, s’il eût pu le faire. »
  93. Horat., de Arte poetica, v. 349 et seq. Le premier vers doit se lire ainsi :

    Verum ubi plura nitent, in carmine, non ego paucis
    .

  94. « Quand il sera question d’un poëte, j’espère que vous me rapporterez une autorité qui recommande l’exactitude à un historien ; puisqu’ici, où il s’agit d’un historien, vous m’objectez l’indulgence d’Horace pour les poëtes. Est-ce que deux mots de plus étaient une affaire ? Pourquoi avez-vous fait disparaître in carmine de votre citation d’Horace ? Eh bien ! voyez, ce trait ne me rend point vos citations plus suspectes ; je suis accoutumé à les vérifier et à les rectifier toutes. »
  95. « Voltaire fera ce qu’il voudra. J’aime et j’admire ses talents supérieurs. J’honore sa personne et je ne crains pas sa férule. S’il me corrige avec raison, je serai plus sage une autre fois, et je l’en remercierai. S’il le fait à tort, on l’en blâmera. Il sait, d’ailleurs, que si j’ai relevé quelques erreurs sur la peinture et la sculpture, c’est que je suis sacristain de cette église. Si quelque chose en est dérangé, et que je le remette à sa place, personne n’a droit de le trouver mauvais, pas même celui qui l’aurait dérangé ; à moins qu’il n’en soit plus que le sacristain. »
  96. Siècle de Louis XIV. art. Le brun.
  97. « J’ai tort s’il a bien jugé : j’en demande pardon à vous à Voltaire et à la logique. Bien entendu que c’est si j’ai tort. Voyez mieux ce que je vous en ai dit. »
  98. « Oui, je conçois que vous avez raison… Mais pourtant, si en physique, en morale, etc., le premier littérateur de son siècle n’en entendait pas la voix, n’y aurait-il aucun inconvénient parce que mille autres s’élèveraient qui en seraient des garants plus fidèles ? Non, non, vous avez tort ; je le vois bien à présent ; car si les plus habiles gens se trompaient ainsi sur différents objets, l’un sur une partie, l’autre sur une autre, comment les siècles à venir connaîtraient-ils l’histoire du nôtre ? Voyez l’obscurité que Pline et Pausanias répandent sur l’art des anciens en nous le transmettant. Voyez qu’à plus de mille ans ils font battre deux bons amis qui cherchent la voix du siècle à travers la fumée de deux flambeaux mal allumés. Ils ont eu quelques contradicteurs contemporains. Eh bien, ces contemporains ont jeté plus d’obscurité encore par l’embarras où nous sommes de choisir entre le contradicteur et le contredit. Tenez, mon ami, la vraie lumière en cela comme en tout, ce sont les ouvrages qui nous restent : ils sont sous nos yeux. Mettez-vous entre l’Iphigénie de C. Vanloo et la critique et l’éloge qu’on en a faits ; vous verrez lequel des trois vous fera mieux connaître le tableau. »
  99. « Vous ne reviendrez pas sur la manière jaune de Jouvenet ; je vous approuve fort et vous en fais compliment de tout mon cœur. »
  100. « 1° Je ne serais pas revenu à, la question, si mes philosophes ne m’y avaient ramené. 2° Je n’ai besoin ni de physique, ni de métaphysique, ni d’optique, lorsque mon œil voit deux corps qui lui paraissent de même couleur. 3° Je ne vous gronderai pas ; d’autres en prendront la peine, si j’ai raison. Eh bien ! et je ne suis pas votre doux ami? »
  101. « Il ne tiendrait qu’à vous de vous rappeler nos entretiens sur la peinture, où je vous faisais de ces explications qui n’étaient ni locales, ni individuelles. Jouvenet avait de plus une cause pour peindre jaune qui lui était particulière, je vous l’ai dit ; elle ne vous convient pas, j’en suis fâché. »
  102. Horat., Sat. iv, lib. I.
  103. « Vous vous trompez, mon ami, je n’ai pas dit une belle page, quoiqu’elle le soit assurément. J’ai dit que vous aviez fait une bonne page ; parce qu’elle rentre assez bien dans mon système, malgré ce que vous dites ici de contraire. À quoi je pense qu’il est de bon sens de ne pas répondre encore. »
  104. « Qu’on le lise avec plus d’attention, qu’on le juge selon ses principes ; qu’on lui permette de dire que la pensée de la postérité est douce, même utile ; et en même temps, que c’est une chimère ; parce qu’il y a des chimères douces et souvent utiles. En un mot, qu’on lui permette de badiner quelquefois, et quelquefois aussi qu’on lui suppose assez de politesse pour se prêter au langage de son ami : bien entendu que c’est toujours modus loquendi. »
  105. « C’est qu’en qualité d’homme faible et méchant il aurait craint la punition : ainsi que ces autres messieurs marqués à l’f. Oderunt peccare mali formidine pœnæ. Peut-être s’ils avaient tenu à des parents auraient-ils eu l’inconséquence honnête de votre ami. »
  106. « Je me suis relu ; j’ai trouvé l’endroit assez fort, assez sérieux et point plaisant, pour vous surtout ; aussi y répondez-vous sérieusement, si c’est répondre que de dire : l’une et l’autre courtoisie a soi-même pour objet. Je l’avais dit, ce me semble, assez nettement, aussi bien que vous. »
  107. « Je n’ai aucun intérêt à vous citer des actions répréhensibles faites en vue de la postérité ; ce n’est pas de cela dont il s’agit entre nous. Mais puisque vous en voulez voir quelques-unes faites sans intention de la braver, on peut vous satisfaire. Nabonassar détruisit toutes les antiquités babyloniennes, afin que l’histoire ne datât plus que de son ère et par son nom.

    « Ghi-Hoangti, empereur de la Chine, fit dans la même vue brûler tous les livres qu’il put découvrir. Voilà deux hommes qui ont de la folie, de la sotte vanité, et nul mépris pour la postérité qu’ils font dépositaire de leur nom. La mémoire du Chinois fut exécrée sans doute. Mais qu’est-ce que cela fait à l’opinion qu’il avait de la postérité ? Lui et Nabonassar disaient : postérité, ne m’abandonne jamais ! Ils étaient inconséquents et ne s’en apercevaient pas. Omar, qui chauffa pendant six mois les bains publics avec la bibliothèque d’Alexandrie, ne méprisait pas la postérité. C’était un dévot politique, enthousiaste et barbare qui feignait de sacrifier à Dieu les œuvres du diable. Cet acte répréhensible lui valait l’applaudissement des croyants contemporains ; il goûtait d’avance celui des croyants à venir. Pourquoi n’aurait-il pas dit tous les matins : Ô postérité sainte et sacrée, ne m’abandonne jamais ! Et ce vil sénat qui ordonna le magnifique tombeau de l’insolent esclave de Claude, ce vil sénat, ne s’adressait-il pas à la postérité ; disait-il : je m’en f… en gravant sur l’airain son impertinent décret, et le plaçant à côté de la statue de César ?

    « Si vous n’êtes pas content de ces acteurs, voici un rôle de femme. Vous connaissez Thaïs, une des maîtresses d’Alexandre. La postérité seule, oui, mon ami, le respect pour la postérité lui fit brûler la ville de Persépolis*. Elle y mit elle-même le feu en présence et devant les yeux d’un tel prince comme Alexandre, à cette fin qu’on pût dire au temps à venir que les femmes suivant son camp avaient plus magnifiquement vengé la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits par le passé que n’avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oncques ni par mer, ni par terre.

    « Si jamais une mauvaise action s’est faite par le désir de la gloire et par le respect de la postérité, c’est assurément celle-ci. Je n’y pensais pas, pourquoi m’avez-vous défié ? »

    * Plutarque, Vie d’Alexandre, chap. lii.
  108. Quint. Curt., L. IX.
  109. « Eh ! mon ami, ne vous ai-je pas dit : Nourrissez le génie de tout ce qu’il vous plaira. Que me demandez-vous encore ? »
  110. « Pour le coup, vous êtes à cent lieues, mon maître. En vous demandant si Catilina, scélérat, n’avait pas autant d’énergie que Cicéron, honnête homme, je fais bien moins pour ma cause que si je mettais l’un à la place de l’autre, ou tous deux dans les mêmes circonstances. Un homme, sans penser qu’il y a une postérité, emploie autant de ressources et d’activité qu’un autre qui, tous les jours, présente un cierge à cette divinité ; je n’en veux pas davantage. Que m’importe ici la scélératesse ou la probité ? Parbleu, vous me la donnez belle ! mon coquin de Catilina, à la place de Cicéron, eût été un géant effroyable sans doute. Mais, plus mal chaussé que le consul, dans un chemin plus difficile, il court aussi vite ; il est donc meilleur coureur. Eh ! ne vous y trompez pas sans cesse ; la bonne cause (de votre aveu) et non pas la postérité, eût produit cent fois plus d’énergie chez Catilina qu’il n’en a montré. Que faut-il de plus pour être un grand homme ? Il me reste à vous demander en quel endroit j’ai dit ou insinué que Cicéron était une espèce de coquin. C’est Démosthène qu’il fallait dire. »
  111. « Prenez courage, mon ami ; d’autres l’ont entendu. Votre jour d’entendre aussi viendra sans doute. »
  112. « Êtes-vous bien le Diderot qui reçoit mes lettres ? Le Diderot qui les lit ? Le Diderot qui me donne des leçons de logique ? »
  113. Essais, liv. II, chap. xvi.
  114. « Il faut convenir qu’ici vous êtes beau joueur ; en citant Montaigne vous me prévenez qu’il est souvent mauvais raisonneur. On n’est pas plus honnête ; mais on peut être plus conséquent. Si le seigneur Michel est mauvais raisonneur, si même, comme vous auriez pu dire encore, il pense au jour la journée et selon le sentiment actuel qui l’affecte, pourquoi le citer ? Si j’avais voulu de son autorité au prix que vous vous en contentez, je m’en serais paré tout aussi bien que vous. Je vous ai dit à propos de Fontenelle pourquoi les imprécations de la postérité me feraient de la peine ; je ne le répète pas.

    « Je n’exige pas que vous ayez le même nez que moi, mais j’exige que vous n’ayez pas un nez de cire. »

  115. « Si deux béquilles m’embarrassent, j’en jette une ; si j’ai bonnes jambes je les jette toutes deux, je n’en marche que mieux après. »
  116. « Quoi ! vous avez peur ! vous vous sauvez dans les distinctions ! Il fallait répondre simplement : vous le pouviez sans doute ; je sais le reste ; je ne vous le demandais pas. Le bien qu’une nation dit et pense de vous aujourd’hui ne vous touche-t-il pas un peu plus que le même bien que la même nation en dira et en pensera demain ? Ce n’est pas là un individu. »
  117. « Vous êtes de mon avis sur la liberté qu’on doit laisser au génie, mais n’y aurait-il pas un cas particulier où vous feriez bien de n’en pas être ? S’il se trouvait des artistes, soit peintres, soit sculpteurs, ou tout ce qu’il vous plaira (pourquoi ne s’en trouverait-il pas ?) qui eussent la main excellente et trop peu de tête pour de grandes idées, il conviendrait alors que quelque bon penseur présidât à l’ouvrage et conduisît la main de l’ouvrier. »
  118. La Fontaine, liv. XI, fable viii.
  119. Racine, Iphigénie, acte I, scène ii.
  120. Sectaires qui prétendaient que Jésus-Christ devait régner sur la terre pendant mille ans, et que, pendant ce temps, les saints jouiraient de tous les plaisirs du corps.
  121. « Vous vous trompez, le dernier Slodtz a fait un catafalque qu’il savait bien ne devoir durer qu’un instant ; il l’a fait aussi beau qu’un monument éternel. »
  122. « Je le crois bien : son âme forte et désintéressée les fit rougir tous. Avec de la pudeur et des torts, on ne regarde pas volontiers ceux qui nous humilient. »
  123. « Jusqu’ici vos idées disent très-bien que l’homme qui ne fait rien pour les autres est un lâche. Ajoutons qu’il travaille, autant qu’il est en lui, à détruire la philosophie, les mœurs, les sciences, les arts, la société, tout en un mot. Mais comme il ne s’agit pas entre nous de cet homme lâche, quelques invectives échappées par endroits dans vos observations ne me regardent pas plus que quelques compliments exagérés que je dois à votre amitié. Ce que vous dites, d’ailleurs, rentre dans vos autres lettres. J’y ai répondu. »
  124. Ces mots ont été ajoutés par Falconet.
  125. « Oui, du bronze passe à la postérité. Si vous ne disiez que cela, je sourirais. Mais vous me parlez des amis dont je m’éloigne. Diderot ! vous qui me l’avez conseillé ! Pouvez-vous rappeler ces heures d’intimité si douces ! Mais qui verra votre czar ? Si vous étiez à Saint-Pétersbourg ; si vous saviez quel prix S. M. I. met à son suffrage, vous diriez : Catherine verra votre czar ; et la dispute sur la postérité serait finie. Eh ! disputeur éternel, vous le verrez vous-même aussi si vous voulez.

    « L’exécution du monument sera simple. La barbarie, l’amour des peuples et le symbole de la nation n’y seront point. Ces figures eussent peut-être jeté plus de poésie dans l’ouvrage ; mais dans mon métier, quand on a cinquante ans, il faut simplifier la pièce si on veut aller jusqu’au dernier acte. Ajoutez que Pierre le Grand est lui-même son sujet et son attribut ; il n’y a qu’à le montrer. Je m’en tiens donc à la statue de ce héros, que je n’envisage ni comme grand capitaine, ni comme conquérant, quoiqu’il le fût sans doute. Une plus belle image à montrer aux hommes est celle du créateur, du législateur, du bienfaiteur de son pays.

    « Que le sculpteur, d’intelligence avec les souverains qui ont bien mérité de leurs peuples, n’en montre l’image que de manière à rappeler leurs vertus, et fixer, pour ainsi dire, à un seul point de ralliement les hommages de la reconnaissance. Mon czar ne tient point un bâton ; il étend sa main droite bienfaisante sur son pays qu’il parcourt. Il franchit ce rocher qui lui sert de base ; emblème des difficultés qu’il surmonta. Ainsi cette main paternelle, ce galop sur cette roche escarpée, voilà le sujet que Pierre le Grand me donne. La nature et les hommes lui opposaient les difficultés les plus rebutantes ; la force et la ténacité de son génie les surmontèrent, il fit promptement le bien qu’on ne voulait pas.

    « Point de grille autour de Pierre le Grand ; pourquoi le mettre en cage ? S’il faut garantir le marbre et le bronze des fous et des enfants, il y a des sentinelles dans l’empire. Vous savez que je ne l’habille pas plus à la romaine que je n’habillerais Jules César ou Scipion à la russe. Voilà, ce me semble, une belle complaisance pour votre chère amie la postérité. En attendant son remerciement, je serai content si j’ai mérité le vôtre et celui des contemporains qui vous ressemblent.

    « Pour le mériter, je me livre entièrement à mon objet, et ma grande inquiétude est de répondre aux bontés inattendues que Sa Majesté daigne avoir pour moi. Diderot, vous n’ignorez pas comment cette femme singulière sait élever le mérite et les talents. Je travaille, je suis tranquille, rien de ce qui m’environne n’est disposé à me causer du découragement. Les beaux-arts ne sont pas encore assez avancés en Russie pour y trouver toutes prêtes de ces ressources qui traversent avec bonne intention une idée simple et grande. Le goût usé et maniéré de certains merveilleux mal instruits bourdonne ailleurs, autour de l’homme qui s’élève. Je n’ai trouve ici qu’un ou deux Français gens d’esprit, qui aient cherché à me faire de ces observations ineptes sur la statue de Pierre le Grand. La souveraine est bien loin de penser comme un ou deux de ces Français-là.

    « Il se peut que dans un pays qui n’était, il y a soixante-quatre ans, que forêts et déserts marécageux, chez une nation alors prodigieusement ignorante et barbare, il y ait des cerveaux encore fermes aux productions du génie et de l’imagination. Il se peut même qu’il y ait déjà quelques goûts blasés. Mais ces derniers sont la très-petite exception ; ailleurs l’exception est le contraire.

    « Pour l’inconstance, la finesse et quelques autres qualités qui, dit-on, caractérisent cette nation, je puis bien les entrevoir ; mais je parviendrai difficilement à les connaître ; l’ignorance de la langue, mes occupations sédentaires et mon peu de besoin de vivre avec les Russes, m’en empêcheront toujours. Si j’avais pris mes degrés sous l’arbre de Cracovie, j’userais du beau et universel privilège d’assurer ce que je ne sais pas. Je vous dirais de belles choses sur la foi d’autrui.

    « Le sol produit encore du sauvageon sans doute, mais vaut-il moins que l’arbre dont la sève usée se tourne en gomme, en quelque fruit de mauvais goût, et qui ne forme plus un beau couvert ? Si je rencontrais des automates qui ne m’aperçussent pas, je les laisserais passer, ou plutôt je passerais sans chercher vainement à déranger leurs ressorts. S’il se trouvait de ces cerveaux mal timbrés qui ne laissent pas volontiers les gens en repos, je regarderais la lune et je dirais : Le bruit que certains individus lui adressent n’interrompt point son cours : suivons le nôtre. Jamais vérité ne s’est dite, jamais rien de grand ne s’est fait sans plus ou moins d’opposition ; Pierre en est une preuve. Ce soleil ne s’est point élevé sans que beaucoup de vapeurs n’aient tâché d’obscurcir sa lumière. Mais, mon ami, vous supposez bien que j’admets toujours la liberté de donner des avis, l’honnêteté de les écouter tous, et la judicieuse docilité de suivre les bons autant qu’il est possible. » .

  126. Horat., od. xix, lib. III.
  127. Lib. III, od. xxx.
  128. P. Ovid., Metamorph., lib. XV, 126-131.
  129. Virg., Æneid., lib. IX.
  130. Seneca.
  131. Cic, Tuscul. quæst.. lib. I, 14-15.
  132. « Un moment, s’il vous plaît : avant de vous retirer il faut, mon ami, que je me serve pour vous de la même mesure dont vous vous servez pour moi. Après des raisons vous donnez des autorités, c’est la marche des bons disputeurs : les mauvais s’en tiennent au dernier parti ; je vous dirai donc aussi ce que d’autres ont pensé ; cela délasse.

    « Mais avant, j’ai une petite affaire à démêler avec vous, qui en vaut la peine.

    « Vous êtes-vous fié à mon ignorance presque entière de la langue de Cicéron, ou, plein de vos idées, les avez-vous vues dans les siennes par la seule force de votre imagination ?

    « J’ai lu la première Tusculane, et j’y ai vu vos lacunes remplies par des idées qui dérangent un peu les vôtres. J’ai vu Cicéron, platonicien alors, chercher des preuves de l’immortalité de l’âme, et donner, par exemple, celle-ci : Les pompes et les monuments funèbres ne sont élevés aux morts que parce que nous les croyons privés des douceurs de la vie. Croyons que leur âme est immortelle, et qu’elles voient ce qui se passe sur la terre, il n’y aura plus de deuil.

    « J’ai encore trouvé que Phidias grava son portrait sur le bouclier de sa Minerve, par le sentiment naturel et implicite qu’il avait de l’immortalité de son âme. Phidias n’en savait pas davantage. Mais Cicéron nous apprend que l’âme du sculpteur, dégagée des liens du corps et placée dans la région la plus pure de l’air, voit et entend infiniment mieux qu’avec des yeux, des oreilles, tous ceux qui disent: Phidias a fait cette belle Minerve.

    « Quand on meurt pour la patrie, qu’on plante une loi, un arbre, un enfant ; qu’on fait un poëme, qu’on écrit son nom sur la statue qu’on a faite, c’est une preuve de l’immortalité de l’âme. Et c’est là de la philosophie ? Comment la trouvez-vous ? Au reste, c’est dans les esprits les plus sublimes, c’est dans les âmes les plus élevées que ce pressentiment intérieur des siècles futurs et de l’immortalité est le plus vif, et qu’il éclate davantage. (Les âmes faibles ne savaient donc pas encore trop qu’elles étaient immortelles.) C’est ainsi, prenez-y bien garde, que ceux qui ont le plus d’esprit et de vertu se donnent le plus de mouvement pour mériter l’estime de la postérité ; c’est parce que d’un coup d’œil ils découvriront la terre, et que leur âme, quand elle sera arrivée où naturellement elle tend, sera bien plus en état de juger et de voir les choses absolument comme elles sont. Vous voyez, mon ami, qu’il n’y a point là d’anticipation : tout se passera en présence des intéressés. Voilà Cicéron que je n’ai pas lu par phrases, mais par analogie.

    « L’objet de la première Tusculane est de guérir les hommes de la frayeur de la mort et des terreurs d’une autre vie. Si l’âme est immortelle, le jour de sa séparation avec le corps est le jour de sa naissance ; alors elle va se réunir aux astres et à la Divinité : c’est donc un bien de mourir. Si au contraire l’âme meurt avec le corps, elle est débarrassée des maux de la vie ; c’est donc un bien de mourir. Du premier de ces deux points, l’orateur prouve qu’il faut travailler pour la postérité et l’avoir en vue ; parce que notre être étant continué et perfectionné, nous verrons très-bien d’en haut ce qui se passera sur la terre, et qu’ainsi nous jouirons des éloges de la postérité. Du second point, il conclut que, toute la gloire étant anéantie pour nous après notre mort, il faut faire le bien pendant nos jours, sans y être excité par aucun motif de gloire, et qu’elle résultera nécessairement de nos vertus, sans que nous y ayons même pensé. Par cette seconde supposition, Cicéron nous ramène au système du christianisme qui enseigne que toute gloire humaine sera anéantie, absorbée dans la gloire divine.

    « À quatre mots d’ici, je vous ferai voir encore ce Cicéron que vous jetez à la tête des gens.

    « En attendant, je vous donne ce petit conseil : ne prenez jamais une épée par la pointe.

    « La première Tusculane est simple, son plan est à la portée d’un enfant aussi l’ai-je entendue sans maître ; mais ce qui serait un peu moins aisé à concevoir, c’est que moi, sculpteur pour tout métier, j’eusse mieux entendu Cicéron que le sacristain de cette église : n’est-il pas vrai que cela serait original ? Mais je n’ai pas cette vanité : le sacristain a voulu seulement étourdir le profane.

    « Voyons à présent des autorités. J’en ai quelques-unes aussi à vous présenter qui valent bien les vôtres.

    « Pythagore enseignait qu’il faut faire le bien pour l’amour du bien même, et non pas à cause de l’estime qui en pourrait revenir ; de sorte que, quand bien même une bonne action devrait nous procurer du déshonneur, il faudrait toujours la faire.

    « Platon met dans le même rang l’amour de la gloire et lividité d’acquérir de l’argent.

    « Les stoïciens disaient que l’amour de la gloire est une maladie de l’âme contre laquelle le sage doit se précautionner.

    « Sénèque, tout orgueilleux qu’il est, ne veut point qu’on cherche à se faire remarquer ; il ne reconnaît point pour vertueux celui qui veut qu’on publie ses vertus : Ce n’est, dit-il, qu’un glorieux. Il dit que l’estime et le mépris du peuple doivent être indifférents au sage.

    « Marc-Antonin, qui en valait bien un autre, jette un regard sublime sur la gloire, sur la durée, sur ceux qui louent, et sur leurs motifs. Ô mon ami, comme tout cela est petit aux yeux de ce grand homme !

    « Cicéron lui-même, cette âme ivre de gloire, avoue que c’est une faiblesse. Son chapitre xx du premier livre des Offices est un coup de foudre sur lui, sur vous, sur moi, et sur tous les amants de la gloire quelle qu’elle soit ; il n’y a pas d’accommodement à faire avec lui ; c’est un janséniste outré. Comment ! il veut que la vertu seule fasse agir les âmes parfaites ! nous sommes ses serviteurs, qu’il cherche ailleurs ses âmes parfaites.

    « Il dit aussi : Le bien qu’on fait est lui-même sa récompense.

    « Ce qui est bon et louable de soi, dit-il encore, ne l’est pas à cause des louanges publiques, mais à cause qu’il est effectivement tel ; en sorte que quand les hommes n’en connaîtraient rien ou n’en diraient rien, il n’en serait pas moins louable et estimable par sa beauté propre.

    « Ce Cicéron-là n’est pas fort ; il en faudrait des Tusculanes, de la première surtout. Écoutez donc. Après avoir supposé que l’âme est mortelle, il dit : Le sage n’en travaille pas moins pour l’éternité, et le motif qui l’anime, ce n’est pas la gloire, car il sait qu’après sa mort elle ne le touchera point ; mais c’est la vertu, dont la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l’on y ait même pensé. Etiam tu id non agas consequatur*. Voilà, mon brave, du Cicéron incommode ; il est furieusement pour votre adversaire ; ne devriez-vous pas lui répondre ?

    « Aristide oubliait sa propre gloire ; sa règle unique était la justice.

    « Q. Fabius refusa le triomphe, et ce n’était pas pour qu’on en parlât.

    « Caton d’Utique n’a jamais eu d’autres motifs de ses actions que son devoir. Ce Grec et ces deux Romains étaient-ils de petits hommes?

    « Et notre cher Horace que vous me décochez avec tant de plaisir ; oubliez-vous le Quem cepit vitrea fama** ? Voilà ces instants lucides, ces instants rares, que l’homme le plus emporté, que vous-même avez eus, ou que vous aurez sans doute, l’amour de la louange est une bouffissure, une tumeur. La renommée a la fragilité du verre. Cette dernière sentence est dans la bouche d’un interlocuteur. Oui, mais le poëte ne lui fait dire que des choses du plus grand sens.

    « Quand Horace écrivait l’épître prima dicte mihi***, la fièvre du jeune homme était cessée ; la tumeur de l’exegi monumentum était dissipée ; Horace avait la santé de l’âge mûr ; il était homme fait. Cette épître sent furieusement son Falconet, aussi ne la lui citez-vous pas plus que la satire sic raro scribis****.

    « Enfin, mon ami, si ce qui est beau l’est pour lui-même, si la louange n’ajoute rien à sa beauté, il est indifférent à un homme d’être loué ; mais non pas de faire des choses louables. Ajoutez l’inconstance de l’esprit humain, et dites-moi s’il est juste de souhaiter que tous les hommes disent et pensent toujours du bien de nous ? Ils ne peuvent être d’accord un seul instant avec eux-mêmes.

    « Eh bien ! voilà aussi des autorités. Peut-être y en a-t-il moins contre la gloire, la future surtout, qu’il ne s’en trouve en sa faveur ; n’en soyons pas surpris. La supériorité d’un système qui fait faire des choses grandes et difficiles, qui ferait même donner sa vie sans aucun intérêt personnel, le rend bien autrement rare que le vôtre.

    « Presque tous les hommes ont prévariqué, mais sunt septem millia vivorum qui non curvaverunt genua ante Baal*****. « Mon cher Diderot, je n’y puis plus tenir, je veux ici rire de tout mon cœur. Votre sérieux et le mien à citer Cicéron est quelque chose de trop plaisant : Cicéron l’académicien, le défenseur de toutes les opinions, le prédicateur du pour et du contre ; Cicéron qui nous dit tout net : Qui requierunt quid de quaque re ipsi sentiamus, curiosius id faciunt quam necesse est******; Cicéron qui voulait toutes les gloires, même celle d’écrire contre la gloire ; Cicéron. en un mot, que je n’ai traité nulle part de coquin. Puisque nous sommes de si bons charlatans, ayons au moins la franchise honnête d’en rire avant les autres.

    « Allons plus loin, avouons que ce qui peut s’appeler vraiment un nez de cire, ce sont les autorités. De tirer chacun à soi l’auteur qui nous est propre, ce ne serait rien ; le bon de l’affaire, c’est, en nous disputant, de trouver tous deux notre compte dans le même écrivain et de le faire disputer avec lui-même, en sorte que s’il s’éveillait, il puisse dire : Cervello mio dove ?

    « Je ne sais, quoi qu’il en soit, si vous trouverez votre compte dans celui-ci : c’est le commentateur d’Épictète. Qui ? ce bâton d’un philosophe capucin ; je n’en ai que faire, direz-vous. Je le crois bien. Vous n’aurez avec lui d’autre appui que le vrai, le juste, le grand, le sublime ; il ne nous faut pas pour si peu. Aussi n’est-ce que pour moi que je transcris Simplicius ; c’est pour me bien dire : Courage, Falconet, les hommes les plus vertueux et les plus sages ont été de ton avis.

    « L’amour de la gloire est une passion si adhérente à l’âme, si fort enracinée, qui jette des filets si imperceptibles, que lors même que nous croyons renoncer à la gloire, nous prétendons à celle d’y renoncer (ceci me regarde-t-il ; tant pis pour moi). Nous ne nous apercevons pas qu’il est honteux de vouloir acquérir la gloire par le bien que nous faisons. Aveugles que nous sommes, nous ne voyons pas qu’elle souille le bien et l’empêche d’être ce qu’il est, et ce qu’il serait, si nous ne l’embrassions que pour lui-même.

    « C’est donc la gloire et non la vertu qui est le but de tout ce que nous faisons ; nous ne sommes justes que par vanité. Il semble pourtant que l’amour de la gloire est utile à ceux en qui elle étouffe d’autres vices, en qui elle surmonte d’autres passions violentes et dangereuses : elle fait souvent entreprendre des travaux au-dessus des plus cruels supplices; mais l’amour de la gloire, dans l’exacte vérité, ne nous délivre nullement des autres vices et des autres passions : mais l’esprit et l’imagination restent corrompus. Qu’en arrive-t-il ? Cette passion, loin de calmer les autres, devient elle-même plus violente par la contrainte qu’elle leur impose.

    « La gloire est utile à un jeune homme qui entre dans le monde, pour réprimer les mouvements de la jeunesse ; mais si elle continue avec l’âge, c’est un grand malheur pour lui ; sa perte est assurée. L’âme ainsi béante après la vanité ne peut plus se renfermer en elle-même, et n’embrasse jamais aucun bien parce qu’il est bien, mais toujours pour la réputation qu’il produit. C’est alors une inconséquence visible : on méprise le commun des hommes, et c’est du jugement de ces mêmes hommes qu’on fait dépendre son bonheur ; c’est à leur opinion qu’on est si fort attaché*******.

    « Dans le discours détestable que La Mettrie a joint au Traité de la vie heureuse de Sénèque, je trouve le système du désintéressement exprimé avec tant de hardiesse, que je ne puis m’empêcher de vous le transcrire. Je suis loin d’adopter toutes les idées de cet écrivain, mais j’aurais eu du plaisir à vous dire, en propre original : « Si le mépris de la vanité en marque l’excès; si c’est un raffinement de l’amour-propre, c’est dans cette étrange et belle vanité que je place la perfection de la vertu, et la plus noble cause de l’héroïsme. S’il est délicat de se juger soi-même, à cause des pièges que nous tend l’amour-propre, il n’est pas moins beau d’être forcé de s’estimer, lors même qu’on est méprisé par les autres. C’est par soi, plutôt que par autrui, que doit venir le bonheur. Il est grand d’avoir à son service la Déesse aux cent bouches, de les réduire au silence, de leur défendre de s’ouvrir, d’en dédaigner l’encens, et d’être à soi-même sa renommée. Qui serait sûr qu’il vaut lui seul toute sa ville pourrait s’estimer et se respecter autant qu’il pourrait l’être par toute cette ville et ne perdrait rien à tant d’applaudissements méprisés. Qu’ont au reste de si flatteur la plupart des louanges, pour les briguer tant ? Ceux qui les prodiguent sont si peu dignes de les donner, que souvent elles ne méritent pas la peine d"être entendues. Un homme d’un mérite supérieur n’est obligé de les écouter que comme un grand roi lit de mauvais vers qu’on fait à son éloge********. » C’est ici, ou nulle autre part, qu’il faut dire : aurum ex Ennii stercore colligere.

    « Quoi qu’il en soit, il soutient qu’on peut être grand sans intérêt. Mais c’est peut-être la fièvre chaude qui lui sert d’Apollon. Écoutez donc celui-ci********* : « Le moule est-il cassé de ceux qui aiment la vertu pour elle-même, un Confucius, un Pythagore, un Thalès, un Socrate ?… » Les grands hommes ont été les enthousiastes du bien moral. La sagesse étant leur passion dominante, ils étaient sages comme Alexandre était guerrier, comme Homère était poëte et Apelles peintre, par une force et d’une nature supérieure.

    « Rayez au moins ces trois hommes du nombre de ces âmes antiques que vous trouvez pleines de l’enthousiasme de la postérité à proportion qu’elles sont héroïques, ou démontez Voltaire.

    « Je ne sais de quelle autorité seront pour vous quelques lignes de l’Essai sur le Mérite et la Vertu, ouvrage de Diderot… Elles disent « que si les charmes de la vertu et de l’honnêteté ne sont pas les objets de notre affection, notre caractère n’est point vertueux par principes… et que nous n’avons point acquis cet amour désintéressé de la vertu qui seul peut donner tout le prix à nos actions. » Voilà encore de belles lignes qu’il ne tient qu’à vous de démentir aussi.

    « Vous voyez des hommes du premier mérite qui ont senti que d’autres hommes faisaient de grandes choses sans l’échafaudage de la postérité. De ces trois modernes, les deux derniers iront certainement à toute postérité, sans qu’ils daignent s’agenouiller devant elle, comme vous venez de voir, sans même lui faire un petit compliment. Ils s’en garderaient bien ; ils prêchent la vertu désintéressée.

    « Enfin, mon ami, cette vertu, ces talents, cette force d’une âme honnête, je les ai balbutiés de mon mieux. Vous m’avez contredit de tout votre cœur ; mais je ne m’en plains pas, puisque vous vous servez contre vous-même des flèches que vous me décochez si bien. Nous achetons quelquefois le droit de contredire les autres par celui de nous contredire nous-mêmes. Adieu, Diderot, mon bon ami. »

    *. Cic, Tuscul. quæst., lib. I, 38.
    **. Horat., lib. II, sat. iii.
    ***. Lib. I, epist. i.
    ****. Lib. II, sat iii.
    *****. Bibl. sac, Reg., cap xix, v. 18.
    ******. Cic, de Nat. deor., lib. I, cap. v.
    *******. J’ai pris la liberté, sans en altérer le sens, d’abréger un peu le français de M. Dacier et d’y changer quelques mots. (Note de Falconet). Voyez le Manuel d’Épictète et les Commentaires de Simplicius, traduits en français par André Dacier. Paris, 1715. 2 vol. in-12.
    ********. Œuvres philosophiques de M. de La Mettrie, Discours sur le bonheur, t. II, p. 124. Amsterdam, 1774, 3 vol. in-12.
    *********. Voltaire, Dict. phil., art. Socrate.
  133. « Vous parlez d’après une description qui vous dit : Ce tableau représente la prise de Troie. C’est le poëte Simonides, d’accord avec le peintre, qui l’a écrit au bas. Ces gens-là savaient au moins le sujet représenté : ils l’avaient vu. Mais Denis Diderot soutient que le peintre n’a pas su ce qu’il peignait, ni le poëte ce qu’il écrivait. Vous ne voulez pas non plus croire Pausanias qui vous dit : Un mur sépare cette scène d’avec une autre qui représente le départ des Grecs après la prise de Troie*. Pausanias se trompe. Eh ! s’il se trompe, comment osez-vous suivre un guide infidèle ? Comment osez-vous croire qu’il vous indique mieux les différents objets et les actions des différents personnages ? »
    * Pausanias ne dit pas qu’un mur sépare cette scène d’avec une autre ; mais bien : À partir de là, le reste ne paraît avoir aucun rapport avec la mer. Voici sa phrase : τὸ δέ ἐντεῦθεν οὐκέτι ἔοικεν θάλασσα.
  134. « Si j’ai mal dit, j’ai eu tort ; si j’ai bien raisonné, je m’y tiens. »
  135. « Tous les esprits ne sont pas dans une même tête. Rubens, qui n’était pas entièrement dépourvu de goût et d’imagination, quand il plaçait un porteur d’urne auprès d’un roi, ne donnait pas de noblesse au porte-faix. Vous voulez aussi qu’Écbœax liât bien la composition ; vous l’avez vu : il n’y a rien à vous répondre. »
  136. « Eh, non vraiment ! Ce n’est pas vous, c’est moi qui les suppose. Vous allez voir qu’à mon tour, il ne me sera pas permis d’imaginer trois ou quatre méchants ballots. »
  137. « Avez-vous lu une comédie du comte de Caylus, où une demoiselle dit à Valère : Beau f… consolateur de Job ? Eh bien ! votre Hélène était une belle f… protectrice de Job. Après avoir causé la ruine d’ilion et la perte de tant de milliers d’âmes, qui a-t-elle protégé, je vous prie ? cette poignée de Troyens qui se dispersèrent ? Encore, le bon génie protecteur de Memnon ne laissait-il souffrir que deux frères. Votre protectrice des Troyens les laissa tous égorger en une nuit. Je vous avais dit quelque part qu’Hélène devait être regardée alors avec indignation. Vous savez que je n’entends pas le grec ; voyez donc vous-même ce que signifient deux vers qui sont à la fin de l’Iliade.

     
    Οὐ γὰρ τις μοι ἕτ’ ἄλλος ἐνὶ Τροίῃ εὔρείῃ
    Ἤπιος, οὐδὲ φῖίλος· πάντες δέ ηε πεφρίϰασιν
    *.

    « Je crois qu’ils disent, à peu près : Je n’ai plus d’amis dans Troie ; tout le monde me hait et me regarde avec horreur. »

    * Hom., Iliad., ch. xxiv, v. 775,776.

  138. « Je vous remercie de votre errata. Cette faute gâtait une assez bonne observation. En effet, Ulysse et Anténor ne convenaient pas, puisqu’ils n’y sont pas. S’ils y eussent été, que Falconet l’eût trouvé mauvais, vous eussiez vu Diderot trouver mauvais à son tour ceux que son ami eût substitués. Ils auraient bien gâté le tableau de Polygnote. »
  139. « Mon ami, quelle heure était-il quand vous avez lu cet endroit de ma lettre ? »
  140. « J’aurais bien tort de vous chicaner ici, vous n’avez pas lu le paragraphe entier.

    « Vous complimentez on ne peut plus finement. Vous voulez sans doute me dire que j’ai bien fait de ne point blâmer ces guerriers ainsi coiffés et habillés autour de l’autel. Eh bien ! à vous entendre, on croirait que j’y ai trouvé à redire et que vous me le reprochez. Cela est trop subtil pour moi. »

  141. « Qui est-ce qui m’a dit que Nestor voyait un assassinat de sang-froid ? C’est Pausanias. Il me conte qu’il a un chapeau sur la tête et une pique à la main. Tout insipide descripteur qu’on soit, s’amuse-t-on à de telles niaiseries quand il y a mieux à dire ? et un mieux surtout qui doit être frappant, par l’intérêt qu’il met dans le sujet. »
  142. « J’attaque un tableau qui n’est plus. Vous défendez un tableau qui n’est plus. Je n’ai pour moi que la description de Pausanias. Votre besogne est bien plus aisée que la mienne, vous avez de plus votre imagination vive et brillante ; je ne me permets pas d’imaginer. Voilà, ce me semble, comment l’état de la question doit être généralisé. »
  143. « Voilà justement comme vous voyez le tableau de Polygnote. »
  144. « Rien, si vous savez qu’un tableau dont l’idéal est sublime et l’exécution mauvaise est un mauvais tableau. »
  145. « Si vous parlez sérieusement, comme je le crois, rien n’est plus honnête. »
  146. « Oui, cela est clair ; mais je ne veux pas entendre qu’une composition soit belle et sage, parce qu’elle est entre un vaisseau, un âne et une cruche. »
  147. Ænéid., lib. I.
  148. « J’aurais fait une bien grossière sottise si j’eusse blâmé Polygnote parce qu’il prenait ses personnages dans un poëte. J’ai dit que, lisant les poëtes de son temps, Homère et d’autres, il y avait trouvé des convenances et avait pu les placer dans son tableau. Or, une convenance est une pensée. Si celle de mon czar, par exemple, était à Diderot, je ne pourrais pas accepter les éloges que je reçois de Diderot. Une pensée, une action, une convenance réfléchie, est donc quelque chose. Ôtez la pensée à certains ouvrages, vous en ôtez tout le mérite. Mon ami ne loue ici Polygnote que sur la pensée, moi je ne parle pas de l’exécution. Ainsi, ce que dit ici mon ami s’évanouit comme l’ombre du matin.

    « Les bras me tombent quand c’est mon maître de logique qui compare la sainte famille, dont il n’y a aucune donnée dans le Nouveau Testament, avec le tableau de Polygnote dont les personnages, les convenances et les actions sont données dans les poëtes. Qu’y a-t-il dans l’Évangile qui ait servi à Raphaël pour son tableau ? Rien que le nom des personnages. Ainsi, d’après mes principes, ne vous y trompez plus, le peintre et le sculpteur, dans les sujets où la pensée importe, perdent une partie considérable de leur mérite quand ils en sont réduits à prier les autres de penser pour eux. Ceux qui donnent des idées, des convenances, etc., pour des monuments d’importance le savent bien. »

  149. « Les premiers Grecs qui disputèrent le prix de la peinture furent Panænus et Timagore ; ce pouvait être environ vingt ans après Polygnote. Un art est-il fort avancé quand on établit le prix d’encouragement ? »
  150. « On ne peut pas mieux poser la question. Réponse : Si les Grecs avaient eu Raphaël, ils auraient moins admiré Polygnote. »
  151. « Je vous avais dit dans ma dixième lettre : Polygnote a pu mettre dans son tableau un grand caractère de dessin, et de la justesse dans l’idéal et les caractères des figures. On ne s’en douterait pas à la manière dont vous me faites parler ici. »
  152. Horat., lib. I, sat. v.
  153. « Votre ami ne s’amuse pas à les accorder, ces faits contradictoires ; il vous met sous les yeux les paroles de Pline, qui prétend que plus de deux cents ans avant Polygnote, il y avait en Italie des tableaux parfaits. Et votre ami se moque doucement de Pline ; parce que, sous les Tarquins, Jupiter n’étant encore que d’argile, la peinture ne devait pas être fort avancée en Italie. »
  154. « Mon bel ami, ce n’est pas là ce qui s’ensuit. Cléophante imagina de peindre ses camaïeux monochromes avec de la terre cuite broyée, parce que ce rouge approchait de la carnation. Il en était là pour tout coloris. On peignait avec du noir et du blanc : il imagina d’y ajouter du rouge de brique pour colorier les chair, ce qui devait être fort désagréable. Voilà ce qui s’ensuit*. »
    * « Il s’ensuit aussi qu’au temps de Polygnote, on peignait les chairs avec une seule couleur (monochromate) qui était le cinabre ou le vermillon ; et que cette couleur fut laissée à cause de son âcreté lorsque Cléophante imagina, plusieurs années après, la terre rouge pour rendre les carnations plus supportables. Voyez Pline, l. XXX, c. vii, et concluez ce qui s’ensuit pour ou contre la peinture de Polygnote. »
  155. « Vous avez mal mis l’adresse ; c’est Quintilien qu’il fallait écrire : ceci ne me regarde pas. »
  156. « J’ai cru qu’en se corrigeant et s’expliquant, on devenait et plus raisonnable et plus clair. »
  157. « Je ne vous ai pas dit que Quintilien avait vu le tableau de Polygnote. Mais comme il avait voyagé en Grèce et que le tableau de Polygnote existait de son temps, j’ai dit seulement qu’il avait pu le voir, et que d’ailleurs il rapportait l’opinion universelle. Vous voyez que je n’ai pas besoin de relire le passage. Je me suis mal exprimé, sans doute, puisque vous ne m’avez pas entendu ici. Je ne vous crois ni l’injustice, ni la maladresse de louer un habile homme aux dépens d’un autre. Je ne vous crois pas écolier de rhétorique. J’ai seulement dit que les six ou sept lignes de Quintilien sur Polygnote tiendraient contre toute la rhétorique possible. »
  158. Quintil., Inst. orat., lib. XII, cap. x, § 3.
  159. « Mon avis a été, et sera qu’un tableau sans coloris, pour qu’il puisse produire la sensation la plus violente, doit avoir, à la couleur près, toutes les qualités qui produisent cette sensation, dans un camaïeu, dans la sculpture, la gravure et le dessin. Si le tableau de Polygnote avait ces qualités, j’ai tort ; bonne ou mauvaise, voilà ma logique. »
  160. « Chanson, mon ami ; vous enveloppez tous les peintres anciens avec Polygnote ; c’est brouiller les fuseaux. Le reste a été suffisamment débattu et j’y ai fait mon devoir. Voici pourtant un calcul que j’avais oublié. Le tableau de Polygnote était fait vingt ans avant que Zeuxis inventât le mélange des lumières et des ombres. Si ce calcul ne vous convient pas, prenez-vous-en cette fois à Quintilien. Je ne sais s’il a dit une sottise, ou si c’est son traducteur ; en tout cas, voilà son latin :

    Zeuxis atque Parrhasius plurimum arti addiderunt quorum prior luminum umbrarumque invertisse rationem* : « Que voulez-vous que je fasse ? Ce sont vos amis qui donnent des coups de pied dans le tableau de Polygnote. »

    * Quintil., Inst. orat., lib. XII. cap. x, § 4.
  161. « Eussiez-vous voulu qu’il restât ? En eussiez-vous accepté les honneurs ? »
  162. Voir précédemment, page 137.
  163. « Si vous tenez Polygnote pour plus habile que ces trois-là, je vous tiens, moi, pour le connaisseur en peinture et en sculpture le plus extraordinaire qu’il y ait au monde. »
  164. « Nous sommes d’accord ; j’ai pourtant un avantage sur vous : je vous entends, et je vous ai fait faire une belle page. Ce que je vous ai dit n’est point du tout ce à quoi vous me répondez. 1° Un tronc d’arbre, une pierre bien représentés en peinture vous font plaisir à voir : vous en feraient-ils autant en versification ? Voilà ce que j’ai dit. 2° Je sais copier des vers : je vous défie de copier un tableau. Je rendrai ma pensée en poésie, rendez la vôtre en peinture. Il ne s’agit pas de faire un poëme ni un tableau, mais d’écrire à pouvoir être lu, de peindre à pouvoir être regardé. Il est plus aisé de dire ce héros magnanime, que de peindre un héros magnanime. Il est plus aisé de dire et de son front divin l’Olympe est ébranlé, que de peindre ce front divin qui fait trembler l’Olympe. Voilà ce que j’ai dit. »
  165. « Une scène tranquille ; où d’un côté l’on arrache les enfants d’entre les bras des mères, où l’on arrache impitoyablement de l’autre les femmes pour les violer, où l’on égorge, etc. Dieu vous préserve, vous et les vôtres, de pareille tranquillité ! Vous croyez donc qu’en rapportant ce tableau, j’ai voulu dorer les bords de la coupe ? En conscience, je n’y ai pas songé, j’ai cherché dans différents pëètes : ce morceau m’a piqué davantage, et je l’ai pris. Je n’ai pas les mêmes craintes que vous. Si Voltaire se fâche, je dirai : Jupiter a tort, il prend son tonnerre. Si, au contraire, il reçoit mes observations en homme honnête et supérieur, Diderot aura mal connu Voltaire. Ailleurs, je me suis prescrit mon devoir, si j’ai tort. »
  166. « Je viens de vous dire plus haut que vous ne m’avez pas entendu, et que vous avez dérangé la question. C’est de l’exécution seule dont il s’agit. Encore un coup, est-il aussi aisé de peindre ou de modeler le Tout-Puissant, que d’écrire le Tout-Puissant ? C’était là ma question. »
  167. « Entendons-nous, s’il vous plaît, avant de nous donner la main. Je ne suis jamais convenu que ma critique sache dégrader les meilleures compositions. Si je me soupçonnais cet affreux talent, je ferais encore quelques pas, j’irais l’éteindre à jamais dans le fond de la Sibérie, et vous n’auriez pas perdu un ami : c’est un monstre qu’il y aurait de moins sur la terre. Mais retenez bien, je vous prie, que mon respect pour les beaux ouvrages de l’antiquité n’est point équivoque. Quant aux faibles productions de ces temps-là, peu m’importe leur date.

    « Les tableaux du pont Notre-Dame ne seraient pas meilleurs dans deux ou trois mille ans, s’ils y allaient. Le temps, le pays, la main sont donc indifférents, quand l’ouvrage est beau ; la même chose, s’il est mauvais. Si l’artiste n’était que connaisseur ou antiquaire, ou simplement amateur, il aurait d’autres principes, ou n’en aurait aucun ; mais il est faiseur, cela est bien différent.

    « Eh ! mon ami, quand nous avons commencé la dispute sur Polygnote, si j’avais su que dans l’Encyclopédie on imprimait que j’ai raison, nous nous serions épargné, vous des conjectures éloquentes, que j’aime pourtant ; moi des calculs qui vous déplaisent. Je vous ai soutenu que Polygnote n’était encore qu’à l’enfance de la peinture, vers la huitième olympiade. Je trouve dans le dictionnaire, article Peinture, pages 254 et 271, qu’Apollodore d’Athènes fut le premier qui représenta la-belle nature; qu’il fut auteur de la peinture proprement dite ; en un mot, qu’il donna naissance au beau siècle de la peinture ; et cela dans la quatre-vingt-treizième olympiade, plus de soixante ans après Polygnote. Ce n’est pas moi, comme vous voyez, qu’il fallait démentir. Mais le chevalier de Jaucourt vous l’eût mieux rendu que moi, c’est-à-dire s’il eût voulu ; car il a fait de Polygnote (page 263) un peintre presque parfait, ce qui n’empêche pas qu’avant Apollodore, aucun tableau ne mérita, dit-il (page 250), d’être regardé, ou de fixer la vue. Voyez ce que Pline dit : Neque ante eum tabula ullius ostenditur, quæ teneat oculos*. Et ce qu’on lui fait dire quand on n’apporte, en le lisant, que la confiance due à un historien ; et très-assurément, comme M. le chevalier de Jaucourt a beaucoup d’esprit et de littérature, et tout autant de philosophie, il voudra bien me pardonner cette petite observation sur l’histoire de mon métier.

    « Les littérateurs qui consacreraient une partie raisonnable de leur vie à l’étude d’une science ou d’un art, autant que cela se peut sans l’exercer, en écriraient mieux, et ce qu’ils en diraient serait profitable. A moins de cela, leurs écrits perpétueront des erreurs et n’instruiront pas. Si un Pline, si un Voltaire, avaient connu la peinture et la sculpture, les peintres et les sculpteurs seraient fous de ce qu’ils en auraient écrit. Je vous avais bien dit que les erreurs d’un homme du premier mérite étaient contagieuses. Ce qu’a dit Voltaire des peintres et des académies de peinture est copié dans l’Encyclopédie. »

    *Lib. LIII, 6-9.
  168. L’Encyclopédie.
  169. Voyez Monuments à la gloire de Louis XV, page 146.
  170. Horat., od. iii, lib. III.
  171. Bron était taxateur des postes et inspecteur général du bureau de départ. On retrouvera plusieurs fois son nom dans les lettres à Mlle Volland.
  172. Voir cette lettre dans la Correspondance générale.
  173. Le Mercier de la Rivière.
  174. Horat., od. xxiv, lib. III.
  175. Le Christianisme dévoilé, qui venait de paraître.
  176. Horat., Epître aux Pisons, v. 302.
  177. Cette collection fut vendue en 1769, après la mort de son possesseur.
  178. Attribué parfois à Marmontel, qui ne le cite pas dans ses Mémoires, ce distique est certainement de Diderot.
  179. Mme Therbouche, dont il est maintes fois question dans les Salons.
  180. Horace, Épître aux Pisons, vers 180-182.
  181. Au Louvre (sculpture moderne). Le catalogue l’intitule : Une baigneuse (n° 276), mais sur le socle est inscrit le nom de Vénus.
  182. Sauf le Catéchumène et le Dîner du comte de Boulainvilliers, qui sont de Voltaire, et le Traité des trois imposteurs, dont une édition venait de paraître sous la rubrique de Yverdon, 1768, tous les livres cités ici sont traduits ou imités de l’anglais, de Toland, par d’Holbach et Naigeon. V. le Dict. des anonymes de Barbier.
  183. Je le crois bien. (Note de Falconet.)
  184. Sotte conjecture, bâtie sur l’envie et sur le petit modèle mal vu. (Note de Falconet.)
  185. Quels amis ! (Note de Falconet.)
  186. On ne devinerait pas que Diderot parle à un statuaire actuellement en Russie. (Note de Falconet.)
  187. Fondeur de l’Arsenal, qui avait coulé en bronze la statue de Frédéric V, roi de Danemark, par Saly.
  188. Circoncis.
  189. Sans doute Jean-Edme Romilly, pasteur, mort en 1779, auteur des articles Tolérance et Vertu dans l’Encyclopédie.
  190. La princesse Dashkoff.
  191. Ce pastel est aujourd’hui au Louvre. (Pastels et dessins de l’École française, n° 1298).
  192. Les Lunettes ne sont pas de Falconet ; du moins elles ne figurent pas dans ses oeuvres. Auguis attribue l’Antidote ou Examen du mauvais livre superbement imprimé… par l’abbé Chappe, à la collaboration de Falconet et de la princesse Dashkof, qui n’en parle point dans ses Mémoires.
  193. Description des travaux qui ont précédé, accompagné et suivi la fonte en bronze d’un seul jet de la statue équestre de Louis XIV, dressée sur les mémoires de M. Lempereur, par M. Mariette. Paris, 1768, in-folio atlantique.
  194. Ce fut au cours des négociations qui précédèrent cette vente que Diderot fit au comte de Broglie la réponse citée t. I, page 53, d’après Bachaumont.
  195. Le pauvre et honnête garçon, avili, sans pain, voulant aller vivre ailleurs qu’à Pétersbourg, venait me dire ses chagrins ; puis, s’abandonnant à la crapule, il était loin de deviner ce qu’il gagnerait à mourir. On lit sur sa pierre sépulcrale qu’il était un grand homme. Il est donc certain qu’en Russie, et dans la peinture, d’un dessinateur, copiste assez exact et peintre sans génie, on sait faire un grand homme après sa mort. L’impératrice avait voulu l’encourager ; mais enfin il eut une belle épitaphe. (Falconet.)