Lettres à Falconet
Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 215-219).


X


Vous voilà donc, mon ami, à sept ou huit cents lieues de moi. J’ai compté tous les jours depuis votre départ. Je vous ai suivi de vingt lieues en vingt lieues, et si vous en avez moins fait, je suis arrivé à Pétersbourg avant vous… Comment vous êtes-vous porté ? N’avez-vous point été indisposé ? et ne vous est-il arrivé aucune aventure fâcheuse sur la route ? Tous les matins, en me levant, je tirais les rideaux et je disais : « Ils auront encore aujourd’hui du beau temps» ; et j’ai eu la satisfaction de le dire pendant plus d’un mois de suite. L’incertitude du sort de l’aimable prince l’a empêché de rien faire à la maison de la rue d’Anjou. Elle est encore comme vous l’avez laissée. Cela ne m’a pas empêché d’y retourner seul plusieurs fois, de m’asseoir ou sur le canapé de canne ou sous le petit berceau, et d’y penser à vous. J’ai reçu votre petit mot de Berlin, daté du 28 septembre. Je suis bien aise et peu surpris que ces Juifs ne soient pas aussi maussades qu’on nous les peint. Le général Betzky nous avait promis de vous envoyer prendre sur la frontière. L’a-t-il fait ? Les premiers procédés, quand ils sont bons, ne garantissent pas l’avenir ; mais il y a tout à craindre pour l’avenir, quand les premiers procédés ne sont pas tels qu’on les attendait. Nous avons si bien mérité qu’on allât même au delà des promesses qu’on nous a faites, que je me persuade qu’on le fera et que je me le persuade sans peine. Et puis je me dis : « L’impératrice est grande et généreuse ; son ministre est honnête homme et bon », et là-dessus je m’endors tranquillement. Mais peut-être l’avez-vous déjà vue, cette grande souveraine, sûrement vous l’avez vu, ce bon général. Hâtez-vous donc de m’apprendre qu’on vous a fait l’accueil que l’on doit au talent, à la probité et aux autres qualités excellentes de mon ami. Mademoiselle Victoire, vous vous impatientez que j’aie pu vous aimer, vous chérir, comme j’ai fait, et écrire une page et demie sans avoir seulement prononcé votre nom. Eh bien, c’est une petite malice. J’ai souvent pensé à Falconet, mais pas une fois sans penser à vous, sans vous regretter aussi, sans vous unir aux souhaits de mon cœur pour sa santé et son bonheur ; soyez heureux l’un et l’autre, soyez-le par tout ce qui vous entourera, soyez-le surtout l’un par l’autre.

J’ai vu M. votre père. J’ai vu aussi votre parente, mon amie. Elle a fait une maladie très-fâcheuse. Mademoiselle Collot, M. votre père est en effet un très-étrange homme. Comme il ne parlait pas de vous en termes convenables, Mme Diderot s’est grippée avec lui et peu s’en est fallu qu’il ne soit arrivé une scène très-violente chez moi. N’oubliez pas, mon ami, que vous me devez la préférence sur tous ceux que vous avez laissés dans ce pays, et qu’un service que je pourrais vous rendre et pour lequel vous vous adresserez à un autre, ce serait une injure cruelle. Mademoiselle Collot, nous vous avons dit, Mme Diderot et moi, jusqu’où vous pouvez disposer de nous. N’en rabattez pas un mot. J’aime Falconet comme mon frère, ma femme vous aime comme son enfant. Je serais bien à plaindre si mon frère était malheureux. Ma femme serait bien malheureuse, si elle apprenait des choses fâcheuses de son enfant. Ne prenez la plume pour me répondre que quand vous serez absolument délivrés de tous les embarras qui vous attendaient en mettant pied à terre. Songez que rien de tout ce qui vous concerne ne peut nous être indifférent. Où demeurez-vous ? où êtes-vous logé ? comment vivez-vous ? Les statues, les plâtres, toutes les caisses sont-elles arrivées à bon port ? À qui avez-vous affaire ? Les gazettes ont pensé me rendre fou ; si je ne connaissais la fermeté de votre âme, je craindrais bien que vous n’eussiez quelquefois jeté un coup d’œil en arrière. Mon ami, ne vous hâtez pas de juger.

Chaque climat a son mauvais et son bon effet.

Justum et tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium,
     Non vultus instantis tyranni
     Mente quatit solida
[1].

Ah ! si j’étais à côté de toi, cher frère ! Si j’étais à côté de vous, chère enfant, il me semble que nous serions bien forts. J’en ai quelquefois le désir si violent, que le cœur m’en bat et que ma tête s’en embarrasse. Mon ami, votre dessein en partant était de mettre incessamment la main à l’ouvrage, ne vous relâchez pas sur ce point. Tous les moments que vous perdriez seraient autant de moments volés à vos amis et à votre gloire. Il fait ici un froid très-piquant, j’ai peine à tenir ma plume et je vous crois transformés en statues de glace. Rassurez-moi encore là-dessus. Comment vos poitrines se trouvent-elles de la rigueur du ciel et de la chaleur des maisons ?

Mme  Geoffrin est arrivée. Elle n’a qu’un cri après moi ; mais je n’ai pas encore trouvé le moment de la voir. Des embarras domestiques m’en ont empêché. Je vous griffonne tout ceci à la hâte et ce griffonnage vous sera remis par un galant homme qui prétend devoir tout ce qu’il est à Grimm et à moi mais qui doit tout à son bon esprit et à sa bonne conduite. C’est le médecin de l’hetman des Cosaques. Recevez-le comme un honnête homme que nous aimons, qui nous aime et qui s’attachera à vous d’intérêt, quand il ne le ferait pas de reconnaissance.

Bonjour, mon ami, bonjour, Mademoiselle Collot. Le père, la mère et l’enfant vous embrassent et font pour votre prospérité les mêmes vœux qu’ils feraient réciproquement pour la leur.

Mais mon médecin ne vient pas. Je vais donc continuer de causer avec vous. Que faites-vous pendant vos éternelles soirées ? Vous lisez, mon ami, et vous interrompez de temps en temps votre lecture pour dire un mot de nous à Mlle  Collot qui est assise à côté de vous. C’est le rôle que nous faisions ici. J’ai appris avec quelque plaisir qu’on avait trouvé modiques les 1,500 francs que nous avions stipulés pour Mlle Collot, et qu’on y avait ajouté un petit supplément. Ce début me convient. Une autre chose que le prince Galitzin m’a dite et qu’il a lue dans une lettre du général Betzky, je crois, c’est que Mlle Collot allait s’essayer sur une de ses parentes, pour tenter immédiatement après le buste de l’impératrice. Tout cela me convient encore. Je vous avais chargé de quelques lettres. Les avez-vous fait remettre ? Avez-vous trouvé un M. de la Fermière, et l’avez-vous trouvé tel que je vous l’avais promis ? Je voudrais rassembler autour de vous quelques honnêtes Français qui remplaçassent à peu près ceux que vous avez quittés. Si vous apercevez un M. Berard et consorts, dites-leur que les lettres de recommandation que j’avais écrites pour eux ont été interceptées, qu’on a pareillement intercepté leurs réponses, et qu’ils ont pensé me perdre en me montrant au ministre comme une espèce d’embaucheur. Il n’était pas moins question que de la Bastille, ce qui ne m’a pas empêché de dire qu’il n’y avait qu’à mettre la misère à la Bastille et laisser faire les embaucheurs. Vous voyez, mon ami, par ce que je vous dis là, combien vous devez être réservé, soit que vous m’écriviez, soit que vous écriviez rue Neuve-Saint-Augustin. N’oubliez pas la convention des alinéas. Une autre chose sur laquelle je crois devoir vous prévenir, parce que je suis sûr de l’homme à qui je remettrai cette lettre, c’est de peu fréquenter M. notre ambassadeur. On est disposé à regarder comme des espions ceux qui sont assidus chez lui. Le rôle d’espion ne vous va pas plus qu’à moi celui d’embaucheur, mais je ne crois pas le ministre de Russie plus équitable sur ce point que le ministre de France. Les ministres en général ne croient pas aux honnêtes gens. Les deux statues de marbre sont-elles découvertes ? L’impératrice les a-t-elle vues ? Ont-elles reçu le tribut d’admiration qu’on leur doit ? Avez-vous assisté aux séances académiques ? Avez-vous vu ce sculpteur français dont le nom ne me revient pas ? Comment en use-t-il avec vous ? Tout se remue-t-il autour de vous, et espérez-vous trouver à la célérité de vos opérations les facilités qu’on nous a promises ? Comment avez-vous pris auprès des grands ? Comment les grands ont-ils pris auprès de vous ? Je n’en ai encore vu que deux ici, c’est notre prince et l’hetman ; vous ne seriez pas à plaindre si tous les autres leur ressemblaient. Nos deux bustes sont revenus de la manufacture, celui de Damilaville cuit à merveille ; celui de Grimm avec un coup de feu sur le front et sur le nez. Mademoiselle, j’ai le front et le nez rouges, mais cela n’empêche pas que ce ne soit très-beau, très-ressemblant, très-fin, plus que je ne le suis, et tout aussi vivant. Mon ami dit que j’ai l’air d’un homme que le génie va saisir et qui va partir de chaleur, comme il m’arrive quelquefois. Celui du prince Galitzin ressemble peut-être davantage, mais le mien est plus beau. La retraite qu’il a faite au four lui a donné un air de légèreté étonnant. Je n’ai pas le temps de vous parler de Greuze, de Chardin, de Cochin, de Pigalle, ce sera pour une autre fois. La dame Greuze m’a donné un violent chagrin. Mais laissons cela. J’espère que vous serez content du tableau que Chardin a fait pour le prince. Adieu, mes amis, iterum.



  1. Horat., od. iii, lib. III.