Lettre sur le monotheisme des Chinois/Introduction


ESSAI
SUR LE
MONOTHÉISME DES CHINOIS




Lorsqu’en 1844 nous publiâmes l’Esquisse d’une Histoire de la philosophie chinoise, puisée aux sources originales, nous avions pensé que, pour mieux prouver notre impartialité et notre bonne foi, dans une question aussi grave que celle de savoir si l’idée de Dieu et de l’âme a été connue et admise en Chine dès l’antiquité et avant l’arrivée des missionnaires chrétiens, c’était un devoir pour nous de publier, à la suite de notre propre travail, la Lettre suivante du P. Prémare, restée inédite jusqu’à ce jour, que personne n’avait citée avant nous, et dans laquelle le savant missionnaire a traité la même question, sinon peut-être avec toute l’impartialité désirable, au moins avec une connaissance des textes qu’il est difficile, même aujourd’hui en Europe, de surpasser[1].

Divers motifs, qu’il est inutile de rapporter ici, nous empêchèrent alors de donner suite à ce projet.

Il est vrai qu’aujourd’hui aussi, ces questions, qui passionnèrent si vivement, du temps de Leibnitz, le monde philosophique et le monde religieux, attirent à peine l’attention de quelques esprits d’élite. Ces peuples, que nous traitons tous les jours de barbares, et qui étaient déjà parvenus à une civilisation très-avancée bien des siècles avant l’époque où nos ancêtres vivaient encore dans les forêts de la Gaule et de la Germanie, ne nous inspirent maintenant qu’un profond dédain ! On entend tous les jours ces civilisés d’hier, vanter leur sagesse profonde, leurs lumières supérieures, et manifester pour tout ce qui les a précédés, le plus souverain mépris. On dirait que notre planète a attendu leur arrivée pour circuler dans l’espace, et le soleil pour éclairer le monde !

Le Journal asiatique a publié, dans les numéros de février et mai 1859, un Mémoire très-remarquable de M. Renan sur « la tendance au monothéisme des peuples sémitiques. » Ce mémoire a soulevé au sein de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont M. Renan fait partie, de nombreuses objections plus ou moins fondées. En ce qui concerne la Chine, nous pensons qu’après avoir lu la lettre du P. Prémare, le savant auteur de l’Histoire générale des langues sémitiques ne soutiendra plus que le monothéisme « a été inoculé aux Chinois par des juifs ou des chrétiens[2]. » Il est vrai que les preuves nombreuses apportées par le P. Prémare, en faveur du Monothéisme des Chinois ont été contestées indirectement par d’autres missionnaires[3] ; mais à plus d’un siècle d’intervalle, le missionnaire catholique français a trouvé des auxiliaires importants de ses opinions dans la personne de deux missionnaires protestants anglais, qui les ont professées en Chine, à propos d’une nouvelle traduction chinoise de la Bible faite et publiée par eux. Ces deux missionnaires protestants, MM. W. H Medhurst[4] et le Rév. James Legge[5] soutiennent la même thèse que le P. Prémare, sans avoir eu connaissance de ses arguments et de ses preuves à l’appui, et ils produisent souvent les mêmes autorités. Cet accord du missionnaire catholique avec les deux missionnaires protestants sur la croyance des anciens Chinois, donue aux opinions du premier une valeur dont il est difficile de ne pas tenir compte.

Nous devons ajouter, toutefois, qu’à notre avis, ce serait une grande erreur de croire que les Chinois ont eu, sur les grandes questions qui ont toujours occupé l’esprit humain, du jour où il a commencé à réfléchir sur sa destinée, les mêmes idées que le christianisme du 18e ou 19e siècle. Une traduction fidèle et intégrale des monuments philosophiques et religieux, anciens et modernes, des Chinois, pourra seule faire connaître entièrement la vérité à cet égard ; ou, du moins, en approcher le plus possible. Jusque-là, on trouvera facilement dans les monuments en question, et dans les commentateurs des différentes sectes et des différents âges, des textes isolés pour soutenir les opinions, même les plus opposées.

G. Pauthier.

  1. Le P. Prémare avait acquis une connaissance approfondie de la langue chinoise. Un de ses ouvrages, publié en 1831 à Malakka, un siècle après sa mort, sous le titre de Notitia linguæ sinicæ, 1 vol. in-4o, en est la meilleure preuve. Ce grand ouvrage grammatical a été traduit depuis en anglais par M. J. C. Bridgman, et publié à Canton en 1847, 1 vol. in-8o.
  2. « Aucune partie du monde n’a cessé d’être païenne que quand une de ces trois religions, le judaïsme, le christianisme et l’islamisme, y a été portée, et, de nos Jours encore, la Chine et l’Afrique arrivent au monothéisme, non par le progrès de la raison, mais par l’action des missionnaires chrétiens et musulmans.
    « Le contre-coup est toujours inférieur à la cause qui le produit, et si le monothéisme n’avait été inoculé à l’Arabie que par le contact des juifs ou des chrétiens, comme cela, par exemple, a lieu de nos jours pour la Chine, il y serait timide, indécis, mélé de restes des anciennes superstitions. » (Journal asiatique, février-mars 18S9, p. 215 et 250.)
  3. Voir entre autres écrits le Traité du P. Longohardi, jésuite sicilien, imprimé en espagnol dans l’ouvrage du P. Navarrete, intitulé : Tratados historicos, politicos, ethicos y religiosos de la monarchia de China, etc., por el P. Maestro fr. Domingo Fernandez Navarrete. Madrid, eu la Imprenta real, 1676, p. 246 et suiv.
    Ce même traité du P. Longohardi a été traduit en français par le P. de Cicé, dominicain, et publié sous ce titre : Traité sur quelques points de la religion des Chinois, par le P. Longobardi. Paris, 1701. Cette même traduction française a été réimprimée dans les œuvres de Leibnitz (t. iv, p. 170 et suiv., édit. de Genève, 1768, 6 vol. in-4), avec des annotations nombreuses de ce grand esprit auquel rien dans la connaissance humaine ne restait étranger.
    Nous possédons une Traduction portugaise manuscrite de ce même traité, réuni à plusieurs autres, également manuscrits, faisant partie de la fameuse controverse des jésuites et des dominicains sur la croyance des Chinois et sur leurs cérémonies religieuses. Comme dans toutes les questions de cette nature, chaque opinion ne manque pas de trouver et de produire une foule d’autorités qui la justifient.
  4. A dissertation on the theology of the Chinese, by W. H. Medhurst. Shanghae, 1847 (278 pages in-8o).
  5. The Notions of the Chinese concerning God and Spirits, by the Rev. James Legge. Hong-kong, 1852 (116 pages in-8o).