Lettre sur le Salon


LETTRE SUR LE SALON.

Mon cher Ami,

Vous me priez de vous faire part de l’impression que m’ont fait éprouver les tableaux exposés cette année au Salon. La tâche est difficile ; sans être moralement épicier, je ne suis ni peintre, ni même amateur : je vais au Musée tout bonnement pour y chercher des émotions comme au spectacle. J’achète le livret pour savoir envers quel artiste je dois être reconnaissant. Je m’associe aux drames et aux comédies de la vie. Je ne suis donc, comme vous voyez, d’aucune école, d’aucune coterie. Peut-être ai-je un peu le sentiment du vrai. Bien des fois j’ai versé de douces larmes devant telle ou telle composition. Horace a révélé en moi de douces sympathie ; Gros m’a conduit sur les champs de bataille d’Eylau et d’Aboukir ; c’est à Jaffa que j’ai vu, pour la première fois, le grand homme, et que je l’ai entendu parler. Girodet m’a fait assister au convoi d’Atala ; Charlet m’a emmené avec lui dans les cantines, et j’ai donné avec son vieux grenadier de l’argent à sa famille indigente. Gudin m’a fait souvent faire de bien mauvaises traversées ; Girodet, Prudhon, Scheffer et Delacroix m’ont bien des fois associé à leurs poétiques compositions. Je préfère à tous, vous le savez, mon cher ami, les artistes qui font de la peinture avec leur cœur. Je ne vous parlerai donc que de ceux dont les ouvrages m’auront ému.

La galerie d’Apollon sert cette fois de salle d’introduction ; elle est coupée en deux, fort mal éclairée, et donne assez l’idée d’un dortoir de l’Hôtel-Dieu ; elle est consacrée aux dessinateurs ; toutes les autres sont jonchées de tableaux ; la presque totalité de la grande galerie est envahie ; nos artistes n’ont pas chômé depuis la dernière exposition, je vous assure. Les Grecs et les Romains d’autrefois ont décidément le dessous, nous sommes devenus plus coloristes. L’histoire a perdu, mais le portrait et le paysage ont beaucoup gagné. En somme, de fort belles choses, et de bien médiocres, du génie et plus que de la bonhomie, des débuts remarquables, des chutes et des succès. MM. Gros, Lethière, Hersent, Horace Vernet sont les seuls gros bonnets qui aient exposé, les autres se sont-ils retirés des affaires ? nous aimons à croire le contraire. M. Guérin ne peut avoir passé tout le temps de sa direction à Rome, à s’occuper de comptabilité. M. Gérard bouderait-il ? je ne le puis croire. Pourquoi M. Charlet ne nous donne-t-il plus maintenant de ses nouvelles qu’à l’époque du jour de l’an ? Ce sont de fort belles étrennes, il est vrai ; mais du moins nous voudrions voir ses tableaux. Nous avons tous applaudi à la première et seule faveur qu’il ait jamais obtenue ; c’est déjà quelque chose : toutefois que Charlet n’oublie pas que c’est au Salon que les peintres reçoivent leur bâton de maréchal.

Je m’arrêterai devant les ouvrages qui me frapperont davantage ; quant à ceux que je ne comprendrai pas, je n’en dirai rien, dans la crainte de porter un jugement trop sévère. Il est si difficile d’arriver, en peinture, à ce qu’on appelle un à peu près bien, qu’on ne saurait mettre trop de mesure dans les critiques. Tant pis pour les consciences de messieurs du jury si cette année, comme les précédentes, ils ont écouté les mamans, les papas, les oncles et les tantes de certains exposans ; il est bien triste de toujours voir au salon tant de plates et niaises productions, tant de tableaux tout au plus bons pour les fêtes et premiers jours de l’an. L’admission au Musée ne sera donc jamais un encouragement dont on devrait se rendre digne ! La plupart du temps c’est une concession faite à l’importunité. Ah ! messieurs les jurés, si c’est là le motif qui vous a fait pencher vers l’indulgence, vous avez encore été cette année trois ou quatre cents fois trop bons.

Horace Vernet nous avait habitués depuis long-temps à croire qu’il était parvenu à l’apogée de sa réputation ; il nous semblait qu’il ne devait plus acquérir, il nous a prouvé victorieusement le contraire : il a abandonné les cercles brillans de la capitale, ses équipages, sa délicieuse habitation, ses nombreux amis, les artistes, tous si fiers de ses succès, et un beau matin il est parti pour l’Italie, pour se livrer à de nouvelles et pénibles études, que lui seul a devinées être nécessaires au complément de son beau talent. Sa Procession du Pape, sa Judith au lit d’Holopherne, sont deux ouvrages capitaux d’un très-grand mérite assurément ; mais ces deux études de femme, Vittoria et sa Paysanne d’Aricia principalement, quelle sublime et délicieuse création ! Jamais, je crois, l’art n’a été plus loin. Je ne sais si c’est de la surprise ou de l’admiration, lequel de ces deux sentimens qui subjugue, mais cette ravissante composition attire tous les yeux. On sent palpiter le sein de cette jeune fille ; ses beaux yeux sont humides, sa bouche respire ; c’est inoui. Sa Judith est peut-être un peu coquette, mais sa Promenade du Pape, sa Confession du Brigand, ses Carabiniers surprenant des brigands, quels beaux poèmes ! Ah ! messieurs nos voisins, si fiers de votre Wilkie, de son beau tableau de la Lecture du Bulletin de Waterloo dans l’hôpital militaire de Chelsea, nous avons à opposer à cette belle page du peintre écossais toutes celles de notre Horace : sa belle paysanne dans les plaines de Champagne, combattant aux côtés de son mari, atteint d’une balle dans la poitrine, donnant à son fils sur le champ de bataille la première leçon de l’amour du pays ; les plus belles années de notre peintre national, consacrées à consoler nos infortunes, à illustrer tous nos brillans faits d’armes. Nous avons des Phlipps, des Jackson et des Owen, des Constable, des Turner et des Stanfields, des Newton, des Allan et des Mulready, des Landseer ; des Lewis, des Ward et des Cooper ; comme vous avez eu un Hogarth, nous avons eu un Greuze. Déjà une franche et loyale rivalité, qui tournera au profit des arts, s’est établie dans nos deux pays ; déjà nos artistes ont retrouvé chez vous cette hospitalité qui vous est familière, et dont vous comprenez si bien les devoirs ; ils combattront pied à pied avec vous, et entretiendront par ce moyen cette noble émulation, sans laquelle il n’y a plus d’art possible.

Pardon de m’être arrêté si long-temps devant M. Horace Vernet, quand je pense à la quantité de tableaux que nous avons à passer en revue ; mais quand je contemple ces scènes si vraies, si animées, il me semble voir Sterne ou Béranger faisant de la peinture.

M. Carle Vernet nous a aussi envoyé de ses nouvelles. Ses Chasseurs revenant en ville sont dignes de son meilleur temps. Toujours la même fougue, la même jeunesse dans son talent. Il ne vieillira jamais.

Quelle quantité de portraits, bon dieu ! ne dirait-on pas que c’est la chose du monde la plus facile à faire ? Non, mon ami ; je l’ai cru long-temps, moi, brave homme que j’étais. Si dans le monde je rencontrais un débutant, je lui demandais, comme mon propriétaire, comme tout le monde, comme vous-même l’auriez pu faire : Faites-vous le portrait, mon ami ?… quand un artiste de beaucoup de tact et d’esprit me fit revenir de l’erreur dans laquelle j’avais été jusqu’alors. Vous croyez, me dit-il, que rien n’est plus facile à faire que le portrait ? Pourquoi Wandick, Holbein, voire sir Joshua Reynolds, Thomas Lawrence, Gros et Ingres, qui du reste n’étaient et ne sont pas encore des maladroits, pourquoi se sont-ils appliqués spécialement à l’étude du portrait ? Il fallait donc que le genre en valût la peine. Pour parvenir à y exceller, il faut non-seulement avoir une connaissance intime des tics et des habitudes de la physionomie des gens que vous devez peindre, mais encore de leur moral. Je vous citerai, à l’appui de ce que j’avance, la très-petite quantité de portraits ressemblans et irréprochables que nous voyons. — Je fus de l’avis de mon artiste, et il me donna encore quelques nouvelles explications.

Cette femme, reprit-il, veut avoir le portrait de son mari, demande un peintre dans ses connaissances ; on en a bientôt trouvé un… Le monsieur, exclusivement occupé de ses affaires, ne voit pas le monde, et s’occupe fort peu de sa toilette ; mais sa femme ne veut pas qu’il soit accroché dans leur salon, dans son costume de tous les jours, elle tient surtout à ce que sa barbe soit faite, à ce que sa vilaine cravate noire, grasse et luisante, soit échangée contre une autre d’une blancheur éblouissante ; à ce que ses cheveux, si mal entretenus, soient ce jour-là frisés et pommadés, et sa veste de travail remplacée par un habit neuf qu’il mettra ce jour-là pour la première fois. C’est dans cet état si opposé à ses habitudes que le brave homme se présente chez l’artiste.

Au bout d’un instant, l’ennui s’empare du personnage ; sa physionomie si gaie et si ouverte prend une teinte sombre, ses yeux se ternissent, sa bouche perd de sa grâce habituelle, et le portrait est manqué ; les amis et connaissances, auxquels le tableau est soumis, sans apprécier les motifs, ne le trouvent pas réussi ; et Dieu sait comment ce pauvre artiste est traité. Donc faire le portrait n’est pas chose facile. Nous citerons cependant celui de M. le maréchal Maison, par M. Léon Coignet, ceux de MM. Langlois, Drolling, Rouillard, Champmartin, Steuben, Decaisne, Court, Bouchot, etc., sur lesquels nous aurons à revenir, et principalement les délicieuses miniatures de madame de Mirbel, qui, à mon avis, s’est élevée dans ce genre de peinture au plus haut degré de perfection. Je vous donnerai dans ma prochaine lettre de plus amples détails ; mais malgré l’inévitable quantité de mauvaises choses, l’ensemble de l’exposition est encore des plus satisfaisans.


Henry Monnier