Lettre sur le Choléra de Vienne

LETTRE
DE M. LE BARON DE MONTBEL
SUR LE CHOLÉRA DE VIENNE.[1]


Vienne le 26 février 1832.
Monsieur,

Je m’empresse de vous donner les renseignemens que vous m’avez demandés sur l’attaque du choléra dont j’ai été atteint à Vienne, soit dans le moment de l’invasion, soit dans ses suites, ainsi que les différentes observations que j’ai recueillies pendant que ce fléau a régné dans la capitale de l’Autriche. Heureux si la maladie que j’ai éprouvée me met à même de vous seconder dans vos nobles travaux, en vous fournissant quelques renseignemens utiles à mes compatriotes, pour qui l’exil n’a diminué ni mon intérêt, ni mon attachement.

Les approches du choléra avaient répandu une grande consternation à Vienne. Les dispositions prises pour isoler Schoenbrun, le Belvédère et quelques autres établissemens, avaient produit sur la population une sensation pénible. L’effroi n’était pas calmé par des précautions qui tendaient cependant à s’opposer aux progrès du mal et à en diminuer les ravages. Plusieurs maisons étaient converties en hospices ; quelques barrières devaient intercepter des communications dangereuses avec ces établissemens ; des commissaires, des médecins, étaient affectés à la surveillance des divers arrondissemens de la ville. Le gouvernement faisait distribuer des meubles, fournir des logemens plus spacieux aux familles nécessiteuses, reblanchir, à la chaux, l’intérieur des appartemens qu’elles occupaient : il organisait en même temps les moyens d’assister les pauvres à domicile, de leur fournir du linge et des vêtemens propres, de leur assurer une nourriture saine et suffisante. Chaque hospice était abondamment pourvu de lits, de couches, de linges neufs, et parfaitement en état ; de toute sorte d’ustensiles, de tous les moyens d’administrer promptement aux malades tous les secours qu’exigerait leur état. J’ai moi-même visité ces établissemens, qu’on a eu la bonté de me montrer en détail : j’ai été frappé de la sagesse des dispositions et de la prévoyance des administrateurs. Des règlemens de police avaient été proclamés pour organiser le service des médecins, les transports dans les hospices, et les inhumations.

Une grande agitation régnait dans les esprits ; le premier médecin de l’empereur, accusé d’avoir conseillé la suppression des cordons sanitaires de Hongrie, avait suscité contre lui une irritation extrême. D’un autre côté, les craintes des fabricans, la diminution des consommations de leurs produits, avaient fait cesser le travail, tandis que la gêne des communications avait augmenté le prix des comestibles et de tous les objets de première nécessité. Le peuple souffrait, il était mécontent et n’était pas non plus exempt des préventions funestes de la Hongrie, où des populations ignorantes avaient regardé ce mal, qui, disait-on, épargnait les classes supérieures, comme un mensonge inventé dans un but atroce ; et les remèdes comme des poisons dont on voulait se servir pour se débarrasser des pauvres. De là les révoltes et les actes de barbarie qui avaient mis la Hongrie dans un si grand désordre, en même temps qu’ils y avaient augmenté les ravages du choléra.

Le renvoi des vagabonds, des ouvriers étrangers, l’organisation de travaux publics, auxquels on employa indifféremment les bras débiles comme les bras vigoureux, d’abondantes aumônes distribuées avec discernement, les soins éclairés et soutenus de l’administration, et surtout l’assurance que donna l’empereur de ne jamais se séparer, dans leur danger, des Viennois, qu’il appelait ses enfans, toutes ces circonstances maintinrent l’ordre ; et le fléau, n’étant pas arrivé dans la capitale aussitôt qu’on l’avait présumé, les imaginations se calmèrent, les craintes devinrent moins vives, et finirent par se dissiper au moment même où commençait le danger.

Cependant, dès les premiers jours d’août, on signala des cas de choléra isolé, qui, assurait-on, n’offraient pas de circonstances contagieuses. Les médecins, toutefois, reconnaissaient les symptômes du choléra asiatique, mais la police évitait avec soin que ces observations, divulguées, n’allassent porter la terreur parmi les habitans. Cet état douteux, au moins pour le vulgaire, se prolongea jusqu’au 14 septembre, époque où le fléau éclata subitement, et avec une sorte de fureur, dans le quartier que j’habite. Une pluie d’orage, tombée le 13, et qui avait subitement refroidi l’atmosphère, paraît avoir déterminé cette soudaine explosion.

Naturellement sobre, ne buvant jamais ni vin ni liqueurs, vivant dans l’isolement, ne me nourrissant que de mets très simples et en petite quantité, je semblais plus à l’abri d’un mal dont je n’avais, d’ailleurs, aucune appréhension. J’avais dormi à mon ordinaire pendant la nuit du 14, et je m’étais éveillé bien portant. J’ignorais que le choléra avait éclaté, et que déjà il avait moissonné de nombreuses victimes. La maîtresse de l’appartement que j’occupe, avait été elle-même légèrement atteinte, sans soupçonner la nature de son mal. L’une de ses femmes, qui l’avait soignée la nuit, m’apporta comme à l’ordinaire mon déjeuner, consistant en une tasse de café à l’eau et un morceau de pain. À peine eus-je pris ce frugal repas, que je fus subitement atteint d’un dévoiement très fort, circonstance qui m’étonna d’autant plus, que je ne pouvais l’attribuer à la plus légère infraction à mes habitudes d’extrême sobriété. Cette disposition s’aggrava rapidement sans que j’éprouvasse, toutefois, de douleurs. Tout-à-coup je fus saisi d’un froid mortel, d’une sensation indéfinissable, d’une sorte d’anéantissement des facultés de la vie. Je me regardai dans un miroir, mon visage et mes yeux s’étaient comme resserrés, ils étaient jaunes et livides, mes joues étaient marbrées de vaisseaux rouges et bleus. J’étais subitement devenu méconnaissable. La circulation était comme suspendue. Le cœur battait avec dureté, mais avec une extrême lenteur ; le nez et la bouche étaient glacés. À ces symptômes, je compris que j’étais atteint du choléra.

Isolé, n’ayant près de moi ni parent, ni ami à qui je pusse indiquer mes volontés dernières, j’avais, en cas de mort, des devoirs à remplir. La nécessité me faisait une loi de lutter contre mon mal, jusqu’à ce que des dispositions indispensables fussent accomplies. Après avoir bu de l’infusion de menthe, je m’enveloppai de mon manteau ; et malgré un froid glacial, malgré la prostration de mes forces, je parvins à mettre en ordre les papiers que je devais transmettre à ma famille ou à différentes personnes, et à détruire ceux que je ne voulais pas laisser après moi. Cette opération dura une heure. L’effort moral que j’avais fait sur mon physique abattu, opéra, je crois, une réaction salutaire. La fatigue détermina un commencement de transpiration. Dès que je fus dans mon lit, des vomissemens violens se déclarèrent. Dévoré d’une soif inextinguible, je buvais sans cesse de l’infusion chaude de mélisse, qui provoquait de nouvelles sueurs. J’avalai aussi quelques fragmens de camphre. Je n’éprouvais pas de douleurs dans la région épigastrique, mais j’étais tourmenté de nausées fréquentes, de continuels borborygmes, les urines étaient totalement supprimées, le pouls rare ; j’éprouvais des crispations dans les jambes, et surtout une crampe insupportable dans l’articulation de la cuisse avec la hanche.

Instruites de ma situation, des personnes bienfaisantes, m’envoyèrent le docteur Sanck, médecin distingué par ses talens et son humanité. Je le priai de me dire, avec une entière franchise, si j’étais dans un danger pressant, car lui seul pouvait me rendre ce service dans ma solitude, et il n’avait pas à craindre de me troubler, la mort n’ayant alors pour moi aucune amertume. — Je ne puis vous le dissimuler, me répondit le docteur, que le choléra vient d’éclater avec une violence effrayante. Cinq de mes malades ont expiré sous mes yeux, sans qu’aucun remède ait pu suspendre un instant les ravages du mal. Il est impossible de prévoir ce que peut devenir votre maladie, mais quant au traitement, vous avez fait ce qu’il y avait à faire. La sueur est un bon signe, ce qui est encore plus rassurant, c’est le calme de votre esprit. À l’emploi des boissons chaudes, ajoutez des poudres de Dower, qui renferment de l’ipécacuanha. Leur effet arrêtera votre dévoiement. Je reviendrai dans peu de temps, et je vous dirai avec franchise si votre état est devenu plus grave, ou s’il s’est amélioré.

Les poudres suspendirent les évacuations, la sueur devint plus abondante ; et à son retour, le lendemain, le médecin trouva un mieux bien marqué. Je continuai l’usage des mêmes remèdes. Après vingt-quatre heures, le cours des urines commença à se rétablir, et les accidens gastriques tendirent à s’affaiblir. Je me levai pour écrire à ma famille, et la rassurer sur mon état, en l’en instruisant moi-même.

Mais si l’attaque du choléra avait pris fin, ses conséquences étaient loin de toucher à leur terme. Mon visage était renversé, rétréci, méconnaissable, mes yeux éteints, ainsi que ma voix, dont le timbre était complètement changé. Une faiblesse extrême m’empêchait d’agir, de lire, de parler, d’écouter ; les alimens m’étaient désagréables. Ma langue et mon palais étaient d’un jaune brun, mes lèvres étaient noircies. Mes dents, dont je n’avais jamais souffert auparavant me semblaient toutes ébranlées et m’occasionnaient de vives douleurs. J’étais tourmenté d’une soif continuelle. Mes nerfs surtout étaient dans une excessive irritation, j’éprouvais des crispations dans tous les membres, des douleurs dans toutes les articulations ; une crampe continue à l’articulation du fémur avec la hanche me rendait le lit insupportable, et ne se calmait que lorsque, par des mouvemens long-temps répétés, et par l’emploi des boissons chaudes, je parvenais à établir une transpiration abondante. Je sentais habituellement une saveur styptique, comme si j’avais eu dans la bouche un morceau de fer.

Évitant avec soin tous les remèdes qui auraient pu provoquer de nouveau le dévoiement, le médecin se contenta de me faire prendre des amers pour rétablir mon estomac, qui, à la suite du choléra, avait été atteint d’un dérangement bilieux. Il me donna aussi quelques antispasmodiques, pour calmer l’irritation de mes nerfs.

Cet état pénible se prolongea pendant plusieurs semaines. Je dépérissais sensiblement. Peu-à-peu, cependant, les fonctions digestives se rétablirent, les douleurs disparurent graduellement. Par un exercice modéré, je repris quelques forces, mais j’étais dans une sorte d’oscillation nerveuse. Tantôt une extrême irritation crispait tout mon être, tantôt j’étais atteint d’une sorte d’atonie générale.

La perturbation la plus sensible et la plus prolongée a été celle du sommeil. Pendant un mois environ, je n’ai pas dormi un seul instant. Les mois suivans, je dormais d’un sommeil troublé, interrompu depuis minuit jusqu’à trois heures. Alors je m’éveillais sans pouvoir me rendormir. À l’époque du solstice d’hiver, cet état a cessé, j’ai retrouvé le sommeil, les forces et la santé. Deux personnes de ma connaissance atteintes en même temps que moi, mais plus légèrement, ont éprouvé les mêmes symptômes : comme moi, elles étaient régulièrement réveillées à trois heures du matin ; comme moi, elles ont été soulagées à l’époque du solstice. Quoique je sois rétabli, mes nerfs sont encore dans un état d’irritation qui ne me permet aucune application, aucun travail prolongé.

Chez moi, les phénomènes gastriques ont été faibles, les phénomènes nerveux, au contraire, ont été violens. J’attribue cette différence et à ma constitution, et aux circonstances où je me trouvais. Je suis naturellement doué d’une bonne santé. Les seules incommodités que j’aie éprouvées avant ma maladie, tenaient à l’irritabilité de mes nerfs. Cette disposition était alors aggravée, sans doute, par des peines morales, tandis que mes habitudes de sobriété étaient devenues plus sévères encore dans ma solitude.

Quant à l’origine du mal, je ne puis l’attribuer à aucune imprudence de ma part. J’avais dormi paisiblement dans la nuit du 13 au 14, je m’étais levé bien portant ; j’ai été atteint subitement d’un mal dont les symptômes rapides offraient les caractères d’un empoisonnement, immédiatement après avoir pris une tasse de café, préparé par la femme qui venait de soigner la maîtresse de l’appartement que j’occupe. Cette femme a été atteinte elle-même quarante-huit heures après bien plus grièvement, et après un mois de souffrance, elle est morte d’une affection typhoïde. Ainsi, dans un même appartement, sur quatre personnes vivant d’une manière paisible et très réglée, trois ont été atteintes ; une seule a été préservée, quoique continuellement en contact avec les trois autres.

L’invasion du choléra à Vienne a eu des caractères remarquables : franchissant les cordons sanitaires et des espaces considérables qu’il a respectés, il s’est montré par des cas isolés dès le commencement d’août. À la suite d’une violente pluie et d’un refroidissement subit de l’atmosphère, il a éclaté le 14 septembre dans l’enceinte de la ville, seulement dans quelques parties, et dans quelques maisons du quartier le plus élevé, le plus aéré, et l’un des plus opulens ; les personnes attaquées étaient toutes dans l’aisance, et appartenaient, pour la plupart, aux classes supérieures de la société.

Le mal, dans les premiers momens, a frappé un grand nombre de victimes. Peu ont résisté à ses attaques. Tous les remèdes ont semblé d’abord sans efficacité. Graduellement, ses atteintes sont devenues moins nombreuses et ont pris un caractère moins grave. Ces mêmes circonstances ont marqué son passage dans les faubourgs.

Tandis que le fléau venait éclater dans l’enceinte de la ville et dans un des quartiers les plus sains, il franchissait et a respecté depuis le faubourg de Leopoldstadt, situé dans une des îles du Danube, souvent submergé dans les inondations, sans cesse exposé aux brouillards, à tous les inconvéniens, à toute l’insalubrité de sa position dans le lit du fleuve. Le mal a régné dans des places, dans des rues spacieuses, dans de vastes et belles maisons de la ville, et il n’a pas exercé ses ravages dans des rues étroites, tortueuses, dans des habitations où sont entassés pêle mêle des ouvriers, des familles pauvres, plus exposées aux alternatives de l’intempérance et des privations de tout genre. Dans la maison d’un confiseur, assez voisine de celle que j’habite, quinze individus ont été atteints à la fois, dans la nuit du 13 au 14 ; cinq ont succombé rapidement. Trois personnes bien connues avaient passé ensemble la soirée du 13, elles se séparèrent pour ne plus se revoir, toutes trois furent attaquées dans la nuit, le lendemain elles n’existaient plus. Des faits multipliés tendent à prouver que le mal agit par contagion, mais seulement sur des individus prédisposés.

Si, en éclatant à Vienne, le fléau atteignit d’abord les masses supérieures dans les quartiers les plus opulens, cette circonstance singulière pourrait s’expliquer par l’appréciation de quelques faits. La pluie qui tomba soudainement dans la journée du 13, mouilla et refroidit les gens de la suite de plusieurs personnes considérables, qui allaient à Schoenbrunn ou en revenaient, entre autres un chasseur du prince Odescalchi, les gens de la marquise Palavicini, et plusieurs autres dont les noms ne se présentent plus à ma mémoire. Le service de ces hommes, et peut-être plus tard, leur imprudence, leur firent négliger de prendre des précautions contre ce refroidissement. Quoi qu’il en soit, le choléra les saisit, et se propagea immédiatement dans les maisons et les quartiers qu’ils habitaient. Les personnes des classes moins aisées, plus libres de se mettre à couvert pendant l’orage, avaient été moins exposées aux mêmes inconvéniens que ces domestiques immobiles, derrière des voitures, sans manteau, sans abri quelconque, subissant une averse qui pénétra leurs vêtemens. Le mal a affecté ensuite une marche capricieuse en apparence, déterminée sans doute par des lois tout-à-fait inconnues : mais partout, indiquant une contagion dont les véhicules sont ignorés, et qui d’abord agit sur les individus prédisposés isolément, ensuite soudainement sur les masses avec la violence d’une explosion, en diminuant peu après l’intensité comme le nombre de ses attaques.

Outre les faits que j’ai déjà indiqués à l’appui de la contagion, outre les évènemens funestes qui, ainsi que vous le savez, en ont signalé les dangereuses conséquences, dans les salles de clinique, j’ai recueilli d’autres observations faites par diverses personnes éclairées ; toutes tendent au même résultat. En Hongrie surtout, où le mal a fait tant de ravages, il a été presque toujours le résultat des préventions aveugles d’une populace en délire. On a poussé la fureur jusqu’à déterrer les cadavres, ici, pour prouver qu’on ne croyait ni au mal, ni à la contagion ; là, pour enfoncer superstitieusement un pieu dans la poitrine du mort qu’on accusait, je ne sais sous quel prétexte, d’être vampire et d’être auteur de la mortalité. En Transylvanie, le peuple s’est violemment emparé des cadavres que, par prudence, le gouvernement voulait faire inhumer sans cérémonie, ils ont été portés à l’église comme en triomphe, aux cris insensés de Vivat choléra. Ces actes ont toujours été suivis d’une terrible mortalité. Parmi les faits les plus frappans de la contagion, j’ai retenu celui que m’a cité le comte Z. F. Pendant qu’il remplissait les fonctions de commissaire extraordinaire de l’empereur dans un des comitats de Hongrie, un médecin, sous ses ordres, fut appelé par une veuve pour un de ses enfans malades. L’enfant était attaqué du choléra ; mais les symptômes étaient peu graves. Le médecin rassura la mère et lui dit qu’il viendrait bientôt la revoir. Dans la soirée, l’enfant était soulagé, mais la mère était tombée malade, et était assistée de ses autres enfans. Le lendemain, la mère et ses six enfans étaient morts, le premier atteint avait seul survécu.

Le mal à Vienne a gardé moins long-temps que partout ailleurs son caractère de malignité rapide. Il y a eu moins de ces morts presque subites qu’on a signalées dans d’autres localités. Un des exemples les plus frappans de ces destructions soudaines a été malheureusement fourni par le baron Eger, vice-président des finances : attaqué subitement, des crampes intérieures lui ont ôté la parole, et il a expiré sans qu’aucun secours ait pu le soulager.

Quelques personnes ont pensé que le mal avait eu plus d’action sur les individus de races slaves. Je connais plusieurs familles polonaises, personne parmi elles n’a succombé. À Vienne, pendant l’invasion, fort peu en ont été légèrement malades. Je pense que ce n’est que dans des circonstances de localité, de climat, de genre de vie, de nourriture, de défaut de précautions, qu’on peut trouver les raisons des ravages plus ou moins considérables qu’a exercés le fléau.

L’efficacité des remèdes a partout varié comme les caractères de la maladie, et dans les mêmes lieux l’emploi des mêmes moyens sur différens individus a produit également la guérison ou la mort. Ainsi je connais l’exemple positif d’une jeune fille de dix-huit ans au troisième degré du choléra, guérie rapidement par l’emploi intérieur et extérieur de la glace. Je connais d’autres exemples non moins authentiques de personnes que l’effet de la glace a tuées instantanément.

Vous savez combien de prosélytes a faits à Vienne le système homéopathique d’Hauneman. On assure que cette méthode a amené plusieurs guérisons ; ses antagonistes en citent au contraire de funestes résultats. Quoi qu’il en soit, j’ai vu M. le docteur Queen, médecin anglais, homme d’esprit, s’exprimant en français avec une facilité remarquable. Il revenait de Tisnowitz, où il s’était rendu au moment de l’invasion, pour étudier la maladie dans sa première intensité, et dans ses diverses périodes. Sa réputation avait relevé le courage des habitans. On avait célébré son arrivée par un dîner où son hôte, M. le baron Scheele, avait réuni plusieurs personnes. Pendant le repas, il sent tout-à-coup un saisissement extraordinaire, et tombe comme frappé de la foudre. L’effroi disperse les convives. On le porte sans connaissance dans la chambre qui lui était destinée ; là après quelque temps il reprend ses sens, il éprouve tous les symptômes les plus graves, les vomissemens, les douleurs à l’estomac et dans les hanches, le froid glacial. Son visage est taché de bleu. Il se fait apporter la boîte renfermant les remèdes qu’il avait destinés à ses malades. Il en fait l’essai sur lui-même ; six gouttes d’esprit de camphre font cesser la violence de l’attaque. Le lendemain, le désir de secourir ceux qui avaient espéré en son assistance le détermine à faire un effort, il se lève, il oublie son mal pour ne plus songer qu’à ses malades. Il m’a dit avoir employé dans le premier degré du choléra, le camphre ; dans le second, le veratrum nigrum ; dans le troisième, les poudres de cuivre. Ces remèdes prescrits par l’homéopathie lui ont parfaitement réussi. Sur trente-sept malades, il en a guéri trente-quatre.

Les symptômes les plus ordinaires du choléra ne se sont pas toujours représentés. En Transylvanie, dans certaines localités, il se manifestait par des sueurs coliquatives sans aucune évacuation. Alors il était mortel. Un fait singulier m’a été rapporté par l’ambassadeur d’une grande puissance. Atteint dans le mois de novembre, à la suite d’un refroidissement, pendant vingt-quatre heures il fut dans un grand danger. Le docteur Malfatti, qui le soignait, ordonna des frictions sur le ventre. La sensibilité était détruite. Le malade ne s’aperçut même pas des secours qu’on lui administrait. L’attaque étant passée, le lendemain à la même heure, il éprouva la même sensation que si l’on eût alors fait sur lui les frictions de la veille.

On a recherché si l’atmosphère offrait quelques circonstances particulières à l’époque de l’invasion. Plusieurs personnes, recommandables par leurs hautes lumières, se sont occupées de ces recherches. Le savant professeur de physique Baumgarteur en a fait l’objet d’expériences journalières. Il m’a dit que les phénomènes électriques s’étaient offerts avec les circonstances habituelles. Quant à la décomposition de l’air par des procédés constamment uniformes, elle lui avait donné une variation en moins de trois dixièmes d’oxigène, pendant l’époque où le choléra exerçait ses ravages ; et depuis qu’il les avait cessés, il y avait alors environ quinze jours quand j’eus l’honneur de le voir, l’expérience donnait régulièrement des proportions constantes. Toutefois, l’appréciation exacte de la quantité d’oxigène de l’air étant très délicate à constater, le savant professeur se contentait d’indiquer le résultat de ses travaux sans en rien conclure. Pendant l’été de 1831, on a été généralement frappé des phénomènes qu’a présentés l’atmosphère. En descendant dans un horizon pur en apparence, le soleil a paru souvent dépouillé de ses rayons, semblable à un disque d’argent. Très long-temps, après le coucher de cet astre, le ciel, à une grande hauteur, était d’un rouge ardent. Souvent, jusque vers dix heures du soir, nous avons vu se prolonger la lumière zodiacale. Mais ces phénomènes n’étaient pas particuliers aux lieux envahis par le choléra, puisqu’on les observait en même temps dans la France méridionale.

Parmi les maladies qui ont affligé l’humanité, il n’en est pas qui aient poursuivi leurs progrès avec autant de persistance, et sur une si immense surface ; mais, dans un lieu déterminé, il en est peu qui n’aient moissonné un plus grand nombre de victimes. À Vienne, sur une population de trois cent mille âmes, il n’est mort, en six mois, qu’environ deux mille cholériques, et si l’on calcule que ce mal a attaqué des individus d’une santé ébranlée et chancelante ; que pendant l’invasion, presque toutes les maladies graves ont pris le caractère du choléra ; que, par suite, plusieurs décès constatés auraient eu lieu indépendamment de l’existence du fléau, on ne s’étonnera pas de l’assertion de quelques médecins, qui pensent que, dans un temps donné, la mortalité moyenne ne sera pas sensiblement dépassée par suite de l’invasion. D’après les indications de quelques personnes instruites, sur les trois cent mille habitans de Vienne, il en meurt par an onze mille. À la fin de 1831, le chiffre annuel avait été dépassé de quinze cents, mais on croyait que cette différence s’effacerait dans l’ensemble de deux à trois années.

En Hongrie, il a péri deux cent cinquante mille habitans, d’après des relevés qu’on croit, toutefois, au-dessous de la vérité. Sur cette population considérable, la mortalité se serait élevée à un sur quarante, et ici il ne faut pas oublier que des préventions inconcevables ont poussé le peuple à tous les excès d’imprudence et de fureur qui pouvaient provoquer des résultats funestes ; que d’ailleurs, l’existence de marais stagnans, le peu de courant de beaucoup de rivières, occasionent dans ce pays des fièvres et différentes maladies graves, qui règnent épidémiquement, et font, tous les ans, des ravages à l’époque même où s’est montré le choléra.

Un trait honorable pour Vienne, c’est le changement subit que la présence du fléau a opéré dans la disposition des esprits. La consternation avait fait place à tout le dévoûment de l’affection. Pas un malade qui ait été abandonné de ses domestiques, de ses maîtres, de ses parens, de ses amis ; et ceux qui n’avaient ni amis, ni parens, trouvaient dans la charité de leurs voisins, des secours à leurs souffrances, des consolations dans leurs derniers momens. L’empereur, se mêlant aux habitans de Vienne, visitant les malades dans les hôpitaux, les encourageait par ses paroles et son exemple. Je conserverai toujours le souvenir de ce spectacle touchant, ainsi que la reconnaissance des soins généreux qui ont adouci mes maux.

Vous m’avez demandé mon opinion sur les mesures préservatives à prendre pour la France. Ainsi que vous, je crois à la contagion. Mais, jusqu’à présent, on ignore comment elle agit, quels sont les corps qui lui servent de conducteurs, et quels moyens peuvent détruire des miasmes dont on ignore également la nature et le siège. Les précautions qu’on a prises jusqu’ici ont été insuffisantes, elles devaient être incomplètes, puisqu’elles sont dirigées contre des circonstances encore inappréciables. Toutefois, moralement elles sont nécessaires, parce que les peuples qui redoutent les approches d’un fléau, ont besoin d’être rassurés par la pensée que l’administration ne néglige aucun des moyens indiqués par la prudence la plus minutieuse. Ces moyens, toutefois, doivent être combinés de manière à interrompre le moins possible les communications, parce qu’alors on créerait un désordre plus à craindre que le mal qu’on voudrait éviter. Les quarantaines doivent être courtes, puisqu’on ignore entièrement le terme où finit le danger.

Les mesures réellement utiles sont celles qui indiquent les moyens préservatifs, les premiers soins à donner aux malades, lesquels préviennent souvent la gravité du mal. Ce sont l’organisation de secours aux classes malheureuses, les distributions de vêtemens chauds, d’une nourriture saine, d’un travail qui éloigne des idées de désespoir et de désordre. En Moravie, on a eu l’heureuse idée de déposer chez le magistrat de chaque village l’instruction pour les soins des malades, et d’y tenir toujours prêts et chauds, les remèdes dont ils pouvaient avoir besoin, de telle sorte qu’il n’y a jamais d’intervalle entre la maladie et le secours. De semblables moyens pourraient être mis à la disposition des maires et des curés, et produiraient l’heureux effet de rassurer les imaginations, et de prévenir souvent les conséquences funestes du mal en y portant remède en temps opportun.

Je désire bien vivement que ces renseignemens, rédigés un peu en désordre, soient de quelque utilité à nos concitoyens.

Agréez, etc.


montbel.
  1. Cette lettre est adressée à M. le docteur Guyon, qui a fait partie de la commission médicale envoyée en Pologne.