Lettre politique – Les réclamations des États-Unis


LETTRE POLITIQUE.


ii.

RÉCLAMATION DES ÉTATS-UNIS.

Londres, 26 janvier 1835.


J’assistais le 1er  avril 1834 à une séance de votre chambre des députés, débats solennels dont j’ai gardé mémoire. M. de Broglie descendait de la tribune dans un état d’agitation qui se manifestait sur sa figure pâle et convulsive ; M. Guizot lui pressa la main, et les deux ministres échangèrent un regard maladif. M. de Broglie, interpellé par M. Berryer sur l’existence d’un traité avec l’Espagne acquittant huit millions de la créance américaine, avait balbutié une réponse vague. Vainement M. Sébastiani parla de la probité ministérielle, de la triste accusation que ferait peser sur le cabinet le rejet du traité américain ; la chambre paraissait inquiète, mal disposée, et quand le moment du scrutin arriva, M. Dupin, avec une malicieuse gravité, déclara que le projet de loi sur la créance des États-Unis était rejeté à la majorité de huit voix.

J’avoue qu’en sortant de cette séance, je crus à la retraite de tout le ministère ; habitué aux formes constitutionnelles de l’Angleterre, je ne pouvais concevoir comment un cabinet tout entier ne se portait point solidaire d’un échec aussi sérieux. L’unité est la première condition d’un gouvernement : chez nous, cela se passe ainsi, et vous devez sentir quelle facilité il en résulte pour les transactions diplomatiques. Quand un cabinet succède à un autre, il n’est point tenu de remplir les engagemens contractés par la précédente administration ; il peut repousser avec fermeté les reproches qu’on lui adresse, reprendre les négociations sur de nouvelles bases, se préparer surtout une majorité pour le vote de subsides qui est la conséquence du traité. On ne fit, en France, qu’une affaire personnelle de cet échec parlementaire ; M. de Broglie et M. Sébastiani se retirèrent seuls. La difficulté à l’égard des États-Unis resta la même.

Voilà pourquoi en Angleterre la presse tout entière s’est élevée contre la situation respective de la chambre et du ministère en présence du traité américain : on comprend difficilement que les mêmes ministres viennent encore s’exposer à une épreuve, alors que le premier résultat a été un échec. Quand notre gouvernement traite, et qu’il s’engage à des subsides, c’est qu’il est tellement assuré de la majorité du parlement, qu’il peut répondre d’avance de l’obtenir pour la convention qu’il signe. C’est là sa force vis-à-vis de l’étranger ; on ne voit pas alors le scandale d’une signature donnée en vain au but d’un acte diplomatique ; la parole du cabinet est sacrée, et lorsque le cabinet ne peut la tenir, il se retire et proteste ainsi de sa ferme conviction dans la justice et l’équité du traité dont il demande les moyens d’exécution.

Vous marchez bien légèrement en France ; un ministre contredit le lendemain ce qu’il a avancé la veille, appose sans réflexion sa signature au bas d’un acte, s’aventure dans des engagemens qu’il n’a pas le pouvoir de tenir. Interrogez-le sur sa majorité ; il ignore complètement s’il pourra l’avoir sur tel acte plutôt que sur tel autre ; et quand l’échec arrive, lorsque la majorité lui manque, alors il ne voit pas qu’il a compromis le pays, et il décline la responsabilité des résultats. Qu’est-ce qui a amené la situation délicate qui menace les relations politiques de la France avec les États-Unis ? N’est-ce pas l’étourderie des ministres signataires d’une convention qui ne peut être exécutée ? Et pourtant ce doit être quelque chose pour des hommes politiques qu’une parole donnée en face du monde.

Ce qui me frappa surtout, je dois le dire encore, dans les trois séances de la chambre où ces débats se prolongèrent, ce fut l’ignorance profonde des orateurs qui discutèrent à la tribune. Votre éducation parlementaire est étroite et mal faite ; vous voyez toutes les questions par le côté passionné ; jamais la pensée ne s’élève aux grands principes sociaux et aux graves questions gouvernementales. Les membres de notre parlement suent long-temps à Oxford et à Cambridge dans l’étude du droit des gens et de la diplomatie européenne ; aussi nos discussions sont-elles pleines d’idées positives et de principes rationnels. Si nous parlons d’un traité, nous en savons toutes les phases ; si nous rappelons nos vieilles guerres, il n’est pas un enfant de nos universités qui ne les récite de mémoire. Dans votre chambre des députés, on fait beaucoup d’esprit ; on attaque merveilleusement la personne d’un ministre, on taquine tel conseiller de la couronne sur son banc, on épelle une petite leçon d’éloquence à l’usage des tribunes et des journaux, on se crée une popularité de tavernes et de clubs ; mais les principes généraux, les grandes idées nationales, les annales du pays, tout cela est négligé par les élus de vos colléges, et par les ministres un peu plus encore que par les députes.

Pourtant jamais question plus importante du droit des gens que celle qu’allait soulever le traité avec les États-Unis. Il fallait embrasser toute l’histoire des dernières années du grand empire, la lutte si vigoureusement engagée entre deux puissantes nations, puis, au milieu de cette lutte, les droits et les priviléges des neutres, leurs devoirs aussi, les hautes questions de blocus, les tristes nécessités de la guerre, qu’il fallait révéler en face des générations nouvelles. Je ne remarquai dans vos séances que deux discours développés, d’abord celui de M. Bignon, tout préoccupé de sa position sous l’empire, position secondaire, qui ne s’éleva jamais à la pensée de l’empereur. Ce discours était une apologie terre à terre du système de Napoléon à l’égard de l’Angleterre, chose dite, faite et refaite avec toutes les formes de l’exagération par MM. d’Hauterive et de Rayneval en 1812, thème d’un historien qui a assisté aux faits sans les voir et sans pénétrer leur esprit.

Le second discours écrit fut celui de M. de Broglie, orateur d’une école différente, d’une érudition immense, mais sans grande portée. Si M. Bignon appartenait au système impérial de corps et d’âme, M. de Broglie, fils de la coterie de Mme de Staël, de cette opposition sérieuse avec l’école génevoise, puis de tribuns de bonne compagnie avec Benjamin Constant, MM. de Montmorency et de Sabran ; M. de Broglie devait voir la question des États-Unis trop exclusivement dans les intérêts de l’Amérique contre la France impériale. Aussi son discours fut-il une apologie, apologie des neutres en face des deux grands belligérans, Napoléon et l’Angleterre ; on vit, défendant les droits de la paix, l’homme essentiellement pacifique, le descendant du maréchal de Broglie, à qui Napoléon ne pardonna jamais de solliciter une place d’auditeur au conseil d’état, lorsqu’il lui offrait une épée.

Me sera-t-il permis de m’élever un peu au-dessus de cet esprit étroit qui préside à l’examen des plus graves questions dans votre chambre, et de remonter à l’ensemble des difficultés que soulève le traité avec les États-Unis ? Il est tels principes qui tiennent au droit naturel des nations ; Français ou étrangers, nous sommes tous aptes à les examiner dans leurs fondemens, à les saisir à leur origine, à les suivre dans leurs différentes phases ; le code des nations est universel.

Deux principes différens ont toujours été soutenus par l’Angleterre et la France, à l’égard des neutres, quand, belligérantes, elles se trouvèrent en face l’une de l’autre. Le principe posé par la France est celui-ci : « Le pavillon couvre la marchandise, c’est-à-dire quand un neutre arbore son pavillon sur un navire, quelles que soient les marchandises à bord, il n’est permis à aucune des parties belligérantes de visiter les marchandises que recouvre ce pavillon ; le navire neutre est ainsi un territoire protégé par sa propre souveraineté[1]. »

Le principe soutenu par l’Angleterre est au contraire celui-ci : « La neutralité doit être respectée, mais il est permis aux belligérans de visiter les neutres pour connaître les marchandises que couvre le pavillon, et s’il n’y a pas objet de contrebande à bord[2]. »

Il faut laisser aux faiseurs de pamphlets officiels le soin d’admirer la grandeur du principe posé par la France, et de déclamer contre l’égoïsme de l’Angleterre ; j’abandonne à l’école impériale toutes les épithètes d’infâme et d’atroce appliquées à la Grande-Bretagne. La France et l’Angleterre posaient des maximes différentes sans doute ; ce n’était pas grandeur d’âme chez l’une, ni infamie chez l’autre ; elles avaient toutes deux au fond leur intérêt ; ce n’était point un esprit de chevalerie qui armait la France pour soutenir le droit des neutres. Puissance essentiellement continentale, elle avait tout à gagner pour son commerce en maintenant les droits et la liberté du pavillon neutre ; par ce principe, elle favorisait ses transactions commerciales ; seulement un pavillon était substitué au sien ; les négocians ne souffraient pas ; les hostilités ne pouvaient les atteindre, car le droit de visite seul pouvait reconnaître et constater l’identité et l’origine réelle des marchandises et empêcher le commerce de l’ennemi.

L’Angleterre, au contraire, puissance essentiellement maritime, trouvait son intérêt à ne point respecter le pavillon neutre ; ses corsaires s’enrichissaient de mille prises : en déclarant la guerre à la France, elle faisait plus qu’un acte d’hostilité à son gouvernement ; elle éteignait la source de sa prospérité commerciale ; elle ébranlait son crédit ; elle attaquait son trésor ; enfin elle usait de l’un de ses plus grands moyens de guerre, et forçait à la paix une puissance supérieure en ressources. Ainsi, je le répète, ne faisons point de sentimentalité ni de déclamations à l’égard de la France et de la Grande-Bretagne ; pendant la guerre impériale, leurs rôles différens étaient dans la nécessité de leur situation.

Tous les gouvernemens admettent le droit de blocus, c’est-à-dire la défense pour les neutres d’apporter certaines marchandises désignées par les publicistes sous le nom de contrebande dans les ports ou pays assiégés par l’un des belligérans. C’est ici que commencent les devoirs des neutres, car eux aussi ont leurs devoirs tracés également par le droit des nations. Ainsi, il n’est point permis aux neutres d’avoir des matelots à bord des flottes d’une des puissances belligérantes, de transporter leurs marchandises ; ils ne peuvent braver le blocus, faire servir leur pavillon comme auxiliaire à l’une de ces puissances, et tout cela sous peine de confiscation. Si la mer leur est librement ouverte, ils ne peuvent seconder l’un des belligérans au détriment de l’autre ; s’ils transgressent cette loi, ils se font ennemis, leur navire est de bonne prise. Enfin un dernier devoir leur est imposé par les grands publicistes, c’est qu’ils doivent faire des concessions égales aux deux belligérans, et que s’ils souffrent de l’un des avanies, s’ils adhèrent à des conditions humiliantes et à des obligations particulières, l’autre belligérant est autorisé à faire subir les mêmes avanies et les mêmes obligations. Il est important de ne point oublier ce principe du droit des gens dans la question de l’Amérique.

Dans les temps ordinaires, le droit de blocus a des limites bien déterminées : il ne peut y avoir blocus que lorsqu’il est réel, c’est-à-dire, lorsque les forces respectives de l’une des puissances belligérantes assiègent et pressent une ville ou un point de territoire ; mais dans les désordres des grandes guerres, jamais ce principe n’a été régulièrement admis, et quand la révolution française éclata, il n’y eut plus de barrières ni de limites posées à l’égard des neutres. Sous le vieux régime, la guerre avait quelque chose de compassé, elle était soumise à certaines formes, on pouvait, en quelque sorte, en prévoir la fin et le résultat ; mais quand la révolution française eut jeté les peuples dans la balance des gouvernemens, lorsque les alliés voulurent faire subir le joug à la France révolutionnée, et que la France déborda sur l’Europe des rois, il y eut bouleversement des idées reçues, et impossibilité réelle d’établir une règle à l’égard des neutres.

Ainsi une loi du 18 janvier 1798 déclara de bonne prise tout bâtiment neutre chargé en tout ou en partie de marchandises anglaises. C’était là une première dérogation aux maximes proclamées par la France elle-même. En même temps le Directoire déclarait qu’il serait signifié à toutes les puissances neutres ou alliées, que le pavillon de la république française en userait envers les bâtimens neutres, soit par la visite, la confiscation ou appréhension, de la même manière qu’ils souffraient que les Anglais en usassent à leur égard.

Cette dérogation du gouvernement français au principe qu’il avait posé lui-même, avait été amenée par le fameux traité du 19 mai 1794, entre les États-Unis et l’Angleterre, traité qui reconnaissait le droit de visite, de presse, d’extension de blocus, réservé à la Grande-Bretagne. Dans ce traité, le principe que le pavillon couvre la cargaison, est totalement abandonné par les Américains ; on allait même plus loin : la dénomination des objets de contrebande était laissée à la décision du gouvernement anglais ; on y admettait enfin que tout sujet de l’Amérique trouvé sur un bâtiment ennemi pouvait être traité comme un pirate[3]. C’était donc le gouvernement de l’Union même qui acceptait le droit de visite, qui renonçait aux priviléges des neutres, et cela au profit de l’Angleterre. La France dut à son tour prendre des mesures de rigueur, et un arrêté du Directoire déclara pirate, tout sujet de puissance neutre trouvé sur les vaisseaux de nations ennemies.

Cette situation exceptionnelle cessa avec le consulat. Bonaparte arrivait au pouvoir avec des idées de paix et d’ordre ; jeune consul, il était salué par les acclamations du peuple qui appelait un gouvernement fort. Des ouvertures furent faites également aux états de l’Union et à l’Angleterre ; on en revint avec les neutres aux principes établis, mais quand, à Amiens, Joseph Bonaparte et les plénipotentiaires anglais arrivèrent au grand point des priviléges de la neutralité, l’Angleterre maintint son droit, et la France le sien ; il ne fut nullement question de concilier deux principes opposés, et qui tenaient à la situation particulière, aux intérêts intimes des deux puissances qui les proclamaient.

La paix d’Amiens ne fut qu’une trêve ; l’Angleterre et la France étaient engagées dans des voies trop diamétralement opposées ; la puissance maritime de l’une, et la force continentale de l’autre, ne leur permettaient pas d’avoir long-temps l’arme au bras ; il y eut des prétextes plutôt que des motifs de guerre, et l’on se précipita encore dans ce duel de sang qui devait se prolonger pendant douze années, immense lutte où il y eut de part et d’autre de si grands efforts, de si éclatans prodiges.

Dans ce conflit violent, les états de l’Union gardèrent la neutralité. C’était une position magnifique, La France et l’Angleterre avaient besoin mutuellement de leurs produits et elles ne pouvaient les échanger, puisqu’elles couraient l’une sur l’autre, puisque sur l’espace de deux mille lieues leurs flottes se croisaient, leurs corsaires arboraient leur pavillon et désolaient le commerce des deux pays. Les Américains s’offraient comme des intermédiaires, comme des courtiers, pour me servir de l’expression du temps, entre les deux peuples ennemis. Quelle brillante fortune leur était réservée ! Ils achetaient dans les colonies des marchandises à bas prix, et les apportaient en France pour en retirer d’énormes bénéfices ; Anglais et Français se servaient de leur pavillon pour couvrir mille fraudes ; leur fret était à un taux élevé ; ils n’avaient à redouter de concurrence qu’avec les Suédois et les Danois, également neutres. Toutes les grandes fortunes de l’Amérique datent de cette époque ; pendant trois ans, toute fraude fut tolérée : on fermait les yeux, parce que la guerre entre les belligérans n’était point parvenue encore à ce degré d’énergie où tous les moyens sont permis[4].

Cependant les belligérans se ravisèrent. En vertu du traité de 1794, l’Angleterre continua de visiter les Américains neutres ; il y eut des saisies faites à bord, des presses de matelot jusque sur des vaisseaux de l’état appartenant à l’Union[5] ; enfin l’Angleterre, restreignant de plus en plus le droit des neutres, déclara le blocus depuis Brest jusqu’aux rives de l’Elbe, alors envahies par l’armée française. L’acte du conseil du 16 mai 1806 déclarait ce blocus aux neutres, et M. Fox fut chargé de l’annoncer à M. Monroe, ministre des États-Unis. M. Fox disait : « S. M. a cru convenable d’ordonner que des mesures nécessaires seraient prises pour le blocus des côtes, rivières et ports, depuis l’Elbe jusqu’au port de Brest inclusivement ; lesdites côtes, rivières et ports sont et doivent être considérés comme bloqués ; mais S. M. déclare que ce blocus n’empêchera pas les bâtimens neutres chargés de marchandises non appartenant aux ennemis de S. M., et qui ne sont pas de contrebande, d’approcher desdites côtes, d’entrer ou de faire voile desdits ports et rivières (excepté les côtes, rivières et ports, depuis Ostende jusqu’à la Seine, dès long-temps en état de blocus), pourvu que lesdits bâtimens qui approcheront, et qui entreront ainsi (excepté comme ci-dessus), n’aient pris leur cargaison dans un port appartenant aux ennemis de S. M. ou en leur possession, et que lesdits bâtimens qui feront voile desdites rivières et ports (excepté comme ci-dessus) ne soient destinés pour aucun port appartenant aux ennemis de S. M. ou en leur possession, et n’aient pas préalablement enfreint le droit de blocus[6]. » Cet acte du conseil de S. M. Britannique était une extension outre mesure du droit de blocus, tel que le code des nations l’admet ; il était impossible aux forces navales de l’Angleterre, quelque nombreuses, quelque actives qu’elles pussent être, d’enfermer par le blocus une telle étendue de territoire ; mais dans les violences des deux parties belligérantes, on ne connaissait plus de bornes, on cherchait à se faire le plus de mal possible. C’était le but qu’on se proposait, l’Angleterre l’avait atteint.

Ce fut sur le champ de bataille, tout couronné des lauriers de la victoire, que l’empereur reçut la nouvelle de l’immense blocus déclaré par l’Angleterre. Ceux qui ont vécu dans l’intimité de Napoléon, doivent se faire une idée de l’irritation profonde qu’il en conçut. Il venait de fouler aux pieds ses ennemis ; la Prusse était agenouillée, il datait ses décrets de Berlin, et dans cet affaissement de tous, une puissance levait la tête plus haut que lui-même, résistait quand tout implorait sa clémence ou sa générosité. Napoléon était alors entouré d’une cour flatteuse, de ces hommes qui l’enivraient d’encens et l’entraînaient dans d’inconcevables mesures. Le duc de Bassano doit se rappeler s’il s’opposa alors un seul moment au fameux décret de Berlin, décret violent et ridicule tout à la fois, mais que les belligérans pouvaient se permettre, parce que la guerre autorise tout ce qui peut avancer le triomphe d’une cause.

On aperçoit dans les considérans de ce décret tous les principes de l’école impériale ; Napoléon le dicta avec cette promptitude d’expressions que M. Maret seul savait si bien saisir ; quelques lignes furent même écrites de la main de l’empereur en ces caractères hiéroglyphiques, cette sténographie de la pensée qu’il fallait deviner et traduire. Les considérans sont de la fureur contre l’ennemi qu’on ne peut vaincre ; les voici : « Napoléon, empereur, considérant que l’Angleterre n’admet point le droit des gens suivi universellement par tous les peuples policés ; qu’elle déclare bloquées les places devant lesquelles elle n’a pas même un seul bâtiment de guerre ; que cet abus monstrueux du droit de blocus n’a d’autre but que d’empêcher les communications entre les peuples ; que cette conduite de l’Angleterre, digne en tout des premiers âges de la barbarie, a profité à cette puissance au détriment de toutes les autres ; qu’il est de droit naturel de combattre l’ennemi de la même manière qu’il combat lorsqu’il méconnaît toutes les idées de justice et tous les sentimens libéraux, résultat de la civilisation parmi les hommes ; nous avons décrété et décrétons ce qui suit : Les Îles britanniques sont déclarées en état de blocus. Tout commerce et toute correspondance avec les Îles britanniques sont interdits. Tout individu, sujet de l’Angleterre, de quelque état ou condition qu’il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par nos troupes ou par celles de nos alliés, sera fait prisonnier de guerre. Le commerce des marchandises anglaises est défendu, et toute marchandise appartenant à l’Angleterre, ou provenant de ses fabriques et de ses colonies, est déclarée de bonne prise. Tout bâtiment qui contreviendra à ces dispositions sera saisi, et le navire et la cargaison consignés comme s’ils étaient propriété anglaise. Communication du présent décret sera donnée à tous nos alliés, dont les sujets sont victimes, comme les nôtres, de l’injustice et de la barbarie de la législation maritime anglaise[7]. »

Si le blocus qu’avait déclaré l’Angleterre dépassait les limites habituelles d’une pareille mesure, le décret de Napoléon secouait tous les principes ; il y avait tant soit peu de ridicule à déclarer en état de blocus la Grande-Bretagne, quand on avait à peine quelques vaisseaux en mer, quelques navires en campagne. On entrait dans une voie de violences qui ne permettait plus aux idées modérées de se faire entendre. L’Angleterre, un moment effrayée du décret de Berlin, suspendit toute mesure jusqu’au 14 novembre 1807, où le supplément de la Gazette de Londres inséra la proclamation suivante : « Au palais de la reine, le 11 novembre 1807. S. M., ayant pris l’avis de son conseil privé, ordonne, par ces présentes, que tous les ports et toutes les places de France et de ses alliés, ceux de tout autre pays en guerre avec S. M., ceux des pays d’Europe d’où le pavillon anglais est exclus, quoique ces pays ne soient pas en guerre avec S. M., qu’enfin, tous les ports et places des colonies appartenant aux ennemis de S. M. seront désormais soumis aux mêmes restrictions, relativement au commerce et à la navigation, que s’ils étaient actuellement bloqués de la manière la plus rigoureuse par les forces navales de S. M. ; en conséquence, tout commerce dans les articles provenant du sol ou des manufactures des pays sus-mentionnés sera désormais regardé comme illégal, et tout navire quelconque, sortant de ces pays ou devant s’y rendre, sera capturé légitimement, et cette prise, ainsi que sa cargaison, adjugée au capteur. »

Indépendamment de cette mesure, qui répondait mot pour mot au décret de l’empereur, des ordres nouveaux du cabinet anglais déclaraient : 1o  que tout navire qui aurait à bord des certificats d’origine imposés par le gouvernement français, serait confisqué comme de bonne prise ; 2o  qu’aucun produit des manufactures de France ne pourrait s’importer sur navire neutre ; 3o  qu’aucun transfert de navire ne pourrait être fait par l’ennemi à un neutre, et que l’existence de ce transfert autoriserait la capture. Enfin, l’Angleterre soumit les neutres non-seulement à la visite, mais encore à une licence délivrée par son gouvernement au prix de seize guinées. Le texte de ces licences était ainsi conçu : « George iii, etc., à tous les commandans de nos vaisseaux de guerre et corsaires, et à tous autres que les présentes pourraient regarder, salut. Comme il nous a été représenté en faveur de …… qu’ils désirent obtenir notre licence royale pour sauf-conduit du bâtiment américain ……, destiné pour un voyage de …… aux États-Unis d’Amérique, avec une cargaison provenant de manufactures anglaises, ou de toutes marchandises dont l’exportation est permise ; daignant prendre cette demande en considération, nous voulons bien accorder notre licence royale pour cet objet ; et nous défendons aux commandans de nos vaisseaux de guerre et corsaires de retarder ou entraver en rien le voyage que ledit navire compte faire, soit au sujet de la guerre présente, ou d’aucune autre hostilité qu’on puisse alléguer en ce moment. »

Les choses étaient ainsi engagées qu’il n’était plus possible de reculer, et qui aurait osé conseiller à l’empereur quelque modération à cette grande époque où, vainqueur de la coalition, il parcourait son royaume d’Italie, lorsque les plaintes du commerce neutre arrivaient de toutes parts ? Dans les palais de marbre de Milan, entouré de ce cortége de rois qui accompagnaient ses pompes triomphales à Iéna et Friedland, tout puissant du traité de Tilsitt qui le rapprochait de la Russie, alors qu’il rêvait avec Alexandre le partage du monde, est-il bien étonnant que l’empereur ne gardât plus de mesures, et qu’il lançât son grand décret de Milan ? Ce décret se composait de trois articles très significatifs : « 1o  Tout bâtiment, de quelque nation qu’il soit, qui aura souffert la visite d’un vaisseau anglais, ou se sera soumis à un voyage en Angleterre, ou aura payé une imposition quelconque au gouvernement anglais, est, pour cela seul, déclaré dénationalisé, a perdu la garantie de son pavillon, et est devenu propriété anglaise ; 2o  soit que lesdits bâtimens, ainsi dénationalisés par les mesures arbitraires du gouvernement anglais, entrent dans nos ports ou dans ceux de nos alliés, soit qu’ils tombent au pouvoir de nos vaisseaux de guerre ou de nos corsaires, ils sont déclarés de bonne et valable prise ; 3o  les Îles Britanniques sont déclarées en état de blocus sur mer comme sur terre. Tout bâtiment, de quelque nation qu’il soit, quel que soit son chargement, expédié des ports de l’Angleterre, ou des colonies anglaises, ou de pays occupés par les troupes anglaises, ou allant dans lesdits pays et colonies, est de bonne prise, comme contrevenant au présent décret ; il sera capturé par nos vaisseaux de guerre ou par nos corsaires, et adjugé au capteur[8]. »

Je commence par déclarer ici que tout ce droit de violence était exceptionnel, qu’il n’y avait pas dans l’histoire d’exemples d’un code aussi impitoyable appliqué par un belligérant aux neutres. Ainsi le voulait la guerre déclarée entre les deux puissances. Mais les Américains n’ignoraient pas ces mesures ; elles étaient publiques, on les proclamait à la face du ciel. Quand ils s’engageaient sur les vastes mers, quand ils s’aventuraient à travers les restrictions de toute espèce, animés qu’ils étaient par les chances d’un bénéfice énorme, ils s’exposaient à tous les hasards de l’état de guerre. Tous ces actes et ces décrets avaient un délai pour leur exécution ; ils étaient connus aux États-Unis quand les expéditions avaient lieu ; si les armateurs les bravaient dans la vue de gains inouis jusqu’alors, c’était là une de ces nombreuses chances du commerce en temps de guerre, largement compensées, comme dans la course, par le lucre qu’on se propose. Cela est si vrai, que les pertes éprouvées par les Américains ne s’élèvent pas au vingtième des bénéfices qu’ils ont faits à ces époques désastreuses. De quoi se plaignent-ils ? L’Angleterre leur disait : Je n’admets des neutres qu’à la condition qu’ils auront tels certificats ; la France à son tour disait : Si les États-Unis dénationalisent leur pavillon en se soumettant aux clauses d’argent et de certificats imposés par l’Angleterre, je ne reconnais plus leur neutralité, et je les déclare de bonne prise. Tout était là public, connu d’avance. Napoléon disait aux Américains : « Vous avez des marchandises de contrebande à bord, le tribunal des prises le déclare ; je vous séquestre et je vous confisque. Vous avez subi la visite de l’Angleterre, je vous confisque encore ; vous avez pris un certificat d’origine en Angleterre, je vous confisque encore ; c’est mon droit. » En mer, un corsaire français rencontrait-il un Américain : eh bien ! s’il trouvait à bord de ce neutre une des marchandises proscrites par les décrets de Berlin et de Milan, il avait le droit de s’en saisir, de le brûler, de le couler, s’il résistait ; c’était une conséquence de l’état de guerre. Il est évident qu’à cette époque l’une et l’autre puissance belligérante voulait forcer les Américains à se déclarer.

Dans cette situation, que font les États-Unis ? Ils portent des plaintes violentes contre l’Angleterre ; la France les avait mieux traités ; puis ils déclarent leur embargo, c’est-à-dire la prohibition de toute espèce de commerce[9]. Malgré cette prohibition, les bénéfices étaient si considérables, que les Américains sortaient encore ; les armateurs ne se décourageaient pas ; ils aimaient mieux courir les mille chances de mer que de rester inactifs devant ces grands marchés où les marchandises coloniales gagnaient jusqu’à cinq cent pour cent.

Il parut à cette époque, à Londres, un pamphlet très remarquable, sous ce titre : Warm in disguise, sur la neutralité fictive des Américains. Mieux vaut, y disait le juge Roger, leur déclarer la guerre que de supporter une paix ruineuse. L’Amérique fit répondre par un autre pamphlet où on avouait la plupart des droits de l’Angleterre pour la visite des neutres, sauf à y poser des limites dans l’intérêt des colonies[10].

Il ne faut jamais oublier, je le répète, que ce que voulait l’une et l’autre puissance belligérante, c’était de forcer les Américains à prendre un parti. Jusqu’en 1811, l’Angleterre, qui espérait entraîner avec elle les États-Unis dans la grande guerre contre Napoléon, fit certaines réparations aux Américains ; et c’est à cette époque que se rapporte la négociation de M. Erskine, puis de M. Rose, et la négociation de M. Canning avec M. Pircquenay, un moment désavouée par le cabinet anglais. On arrêta « que l’acte prohibitif de toute relation commerciale entre les États-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne, la France et leurs dépendances, était révoqué quant à la Grande-Bretagne, attendu que l’honorable David Montagne Erskine, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de sa majesté britannique, avait, au nom de son gouvernement, déclaré que les ordres du conseil de janvier et novembre 1807 devaient être considérés comme nuls et non avenus quant à ce qui concernait les États-Unis. » Depuis, les intérêts de l’Amérique se modifièrent, le gouvernement anglais n’ayant pas exactement rempli ces conditions avec les États-Unis, ceux-ci se rapprochèrent de la France pendant la présidence de M. Addisson, et alors tout naturellement, le ministre américain à Paris dut parler des indemnités que son gouvernement pouvait exiger pour les calamités de la grande guerre.

Dans les négociations diplomatiques, il faut bien distinguer ce qu’on appelle droit absolu, admis également à l’égard de l’ennemi et des neutres, d’avec les concessions qu’un gouvernement peut faire à un neutre pour l’entraîner dans son alliance. Napoléon avait intérêt d’avoir pour lui les états de l’Union ; c’était un auxiliaire formidable contre l’Angleterre ; il a pu reconnaître comme un droit ce qui n’était au fond qu’une concession faite à l’alliance ; il a pu dire : Puisque vous déclarez la guerre à l’Angleterre, ce que je vous refusais antérieurement, je vous le donne ; vos navires séquestrés, je vous les rends ; et pour ceux que le conseil des prises a saisis et confisqués irrévocablement, je vous donnerai une indemnité. Dans la marche des négociations, ces concessions sont d’usage. Quand un neutre veut vous seconder comme allié, on se montre facile, parce qu’il va devenir votre auxiliaire ; c’est une sorte de subside qu’on lui paie, une manière de reconnaître les forces qu’il vous prête. En négociant sur ce pied avec M. Barlow, pendant les périlleuses campagnes d’Allemagne, Napoléon faisait plutôt acte de politique qu’acte de justice. Ce n’était pas la première fois qu’il avait, en considération de l’amitié d’un neutre, agrandi des provinces, ou fourni des subsides.

Les bases de cette négociation avec M. Barlow furent curieuses et révélèrent encore l’esprit tout commercial des Américains et les immenses profits qu’ils avaient faits durant leur neutralité mercantile ; ils ne demandaient point d’argent, aucune indemnité au trésor ; ils se bornèrent à réclamer une certaine quantité de licences d’importation en France. Tous ceux qui ont quelque souvenir de cette grandiose et étrange époque de l’empire, ont encore présent à leur pensée le singulier monopole que le chef du gouvernement s’était réservé par les licences. Tandis que toute relation commerciale était prohibée avec l’Angleterre, Napoléon s’était attribué le droit de délivrer des licences pour aller chercher des marchandises indispensables à la consommation, car tout système de violence entraîne avec lui ses propres exceptions. Le génie de l’empereur avait créé toutes les merveilles des manufactures, mais les indispensables besoins n’étaient pas satisfaits ; il fallait donc recourir à ce commerce exceptionnel : on établit une espèce de principe semblable à celui que proclame aujourd’hui le pacha d’Égypte ; le commerce se fit par le souverain. Puis l’empereur accordait souvent des licences à quelques maisons privilégiées. Mariait-il la fille d’un de ses généraux, compagnon de ses victoires, il donnait une licence pour dot ; avait-il à récompenser un service, à créer une dotation, c’était souvent une licence encore qui payait la dette du prince. Quelques maisons, dans chaque ville commerciale, étaient également privilégiées moyennant certains dons qu’elles faisaient soit aux bureaux, soit au ministre lui-même ; car c’était une riche proie que ces licences. Le procédé était singulier : par une condition expresse, le navire qui allait charger des marchandises anglaises devait exporter de France des objets manufacturés, et en exécution de cette clause, les armateurs achetaient à Paris toutes les vieilleries qu’ils évaluaient à des prix exorbitans : les livres de l’école impériale, les poèmes épiques, les romans de l’époque ; puis, dans le voyage, on en faisait un auto-da-fé, ou on les jetait dans l’Océan. Ces sacrifices étaient comptés parmi les frais de l’opération.

Les gains que procuraient les licences ne s’élevaient pas à moins de trois ou quatre cent mille francs, et il est très concevable que l’esprit mercantile des Américains s’en fût contenté, moins comme indemnité pour les réclamations faites que comme cadeau pour l’alliance qu’ils avaient contractée avec Napoléon dans leur guerre commune contre l’Angleterre. Ainsi la pièce no 1 qui a été déposée dans les bureaux de votre chambre des députés, et qui est un rapport de M. de Bassano sur l’indemnité de l’Amérique, doit être considérée moins comme la pensée intime que comme la pensée officielle de l’empereur à l’égard de l’Union américaine. Napoléon ne reconnaissait pas un droit ; il donnait une indemnité à des alliés.

Mais à ce moment éclataient les grands désastres de 1813 et de 1814 ; le gouvernement des Bourbons était rétabli, et l’Amérique du Nord se trouvait à leur égard dans une situation particulière. S’il s’était agi d’un droit absolu, certes la reconnaissance du passé, les souvenirs de l’histoire, rien n’aurait pu être invoqué par la France pour la libérer de sa dette envers les États-Unis. Mais c’était ici une indemnité en partie bienveillante ; la dynastie qui arrivait en France pouvait invoquer à l’égard des États-Unis des souvenirs que l’Union américaine ne pouvait oublier : les fils de ces Anglais révoltés qui votaient des remercîmens à Lafayette, qui lui érigèrent des statues, et qui plus tard lui donnèrent un million, devaient aussi garder mémoire de ce prince qui avait le premier soutenu leurs droits, et fait reconnaître leur pavillon. Les Américains devaient leur existence politique à Louis xvi ; si la France, dans une guerre d’exception, avait porté quelque préjudice à leur commerce, préjudice largement compensé par les bénéfices qu’ils avaient fait d’ailleurs, la France aussi avait, à une autre époque, donné ses hommes, son argent, au profit des Américains. Puis cette affaire de la Louisiane, où des stipulations d’argent et de priviléges commerciaux n’avaient pas été exactement remplies par les États-Unis, tout cela devait rendre au moins très délicates les réclamations qu’aurait pu faire l’Amérique septentrionale, alors tout occupée de sa guerre avec l’Angleterre, et du traité qui la termina.

J’ai lu dans je ne sais quel discours de tribune, dans le rapport de M. Jay, je crois, que les Américains ne réclamèrent pas leur dette lors de la seconde invasion de la France, par le motif qu’ils ne voulurent pas se joindre à la coalition contre la France. Je pardonnerais ces sentimentales assertions à des journaux qui ont besoin de faire valoir les droits des États-Unis ; mais qu’un homme grave vienne débiter de pareilles choses à la tribune, cela ne se conçoit pas. Le gouvernement américain a toujours passé pour un gouvernement sincère, loyal ; mais, comme tout gouvernement marchand, il est intéressé : je ne sache pas qu’il se soit jamais laissé aller à ces mouvemens de générosité envers les nations qui sont ses débitrices. Je crois peu à ces désintéressemens d’état à état. Si les Américains ne pressèrent pas la liquidation de leurs créances à cette époque, c’est qu’ils ne croyaient pas leurs créances bien nettes ; le président en parlait dans ses discours en termes vagues, sous forme de doute et de prière, plutôt qu’avec ce ton impératif que Jackson a pris dans le dernier message. Ce qu’il faut remarquer aussi, c’est qu’à une époque où loin d’accabler la France, comme dans le traité de novembre 1815, tous les peuples concouraient à l’alléger par un atermoiement (je parle du congrès d’Aix-la-Chapelle), l’Amérique ne réclama pas davantage ; chose curieuse ! quand tout le monde liquide avec la France, l’Amérique se serait abstenue de liquider ! Elle a donc un droit spécial, une créance à part, dont la légitimité grandit en vieillissant.

Vous savez que les réclamations, toujours timidement présentées par le plénipotentiaire américain, furent repoussées par tous les ministres de la restauration. Jamais sur aucun budget de finances il n’y eut réserve faite ; dans dix budgets, il y eut forclusion pour les créanciers de l’arriéré, et jamais aucune protestation ne s’éleva pour revendiquer les droits de l’Amérique. Lorsqu’on s’adressa à M. Pasquier, ministre en 1820, à la suite de la liquidation Bacry d’Alger, M. Pasquier répondit que rien n’était dû ; quand on s’adressa à M. de Villèle, à M. de Polignac, la même réponse fut faite. Quoique, aux affaires étrangères, des commis, des chefs de division même, fussent déjà intéressés dans la liquidation américaine, la réponse fut toujours : « Nous ne devons rien ; et dans tous les cas, il y a large compensation dans l’affaire de la Louisiane. »

Une circonstance assez curieuse, c’est que le ministre qui porta le plus d’attention à la timide demande des États-Unis, fut le vicomte Mathieu de Montmorency, cette âme pieuse, toute d’élancement et de tendre dévotion. Ce fut M. de Lafayette qui prit en main cette négociation, et comme de vieilles relations de gentilshommes les unissaient l’un à l’autre, M. de Montmorency eut un moment de sympathie pour une cause qu’il avait lui-même saluée à l’Assemblée constituante. M. de Montmorency tomba devant l’esprit tout positif de M. de Villèle, et ce ministre, qui se connaissait si bien en comptes, en liquidations, ne voulut jamais entendre parler que comme d’une simple causerie de la réclamation des États-Unis. Vous savez que dans son ministère des affaires étrangères, M. de Damas n’était qu’un prête-nom ; il reçut plusieurs fois l’ordre de faire compter sur la liste civile diverses indemnités à des capitaines américains malheureux, mais jamais il ne voulut admettre le principe d’une indemnité légale à la suite d’une réclamation officielle.

La révolution de juillet éclate. Ici, surviennent d’autres intérêts, d’autres complications, qu’il est très essentiel de bien définir pour se rendre compte de l’empressement apporté depuis à la conclusion du traité américain. L’événement tout populaire qui plaçait un si grand pouvoir sur la tête de M. de Lafayette, devait réveiller toutes ses sympathies pour l’Amérique ; M. de Lafayette avait passé là toute sa jeunesse de gloire, et c’est chose dont on garde souvenir. Dans sa pensée, le système américain se présentait comme le meilleur type de gouvernement, et son rêve eût été de l’appliquer à la France. La reconnaissance le liait aussi à cette terre du Nouveau-Monde ; il venait d’y recueillir un bouquet de gloire et d’or. Le ministre américain, tout en saluant avec enthousiasme le réveil populaire de la France, ne perdit point de vue les intérêts de son gouvernement : il agit vigoureusement par Lafayette ; il remua la presse avec une activité merveilleuse ; des récompenses furent promises ; l’opinion, qui marche tout d’une pièce, eût alors salué la créance américaine, comme elle avait salué la liberté du pays.

Quand le roi Louis-Philippe fut élevé au trône, il trouva cette négociation engagée. Plein de prévoyances et de souvenirs, le roi se déclara pour la créance américaine ; l’Amérique avait vu ses courses laborieuses, ses jours d’exil et d’infortunes ; des jours d’infortunes et d’exil ne pourraient-ils pas le conduire de nouveau en Amérique ? Pourquoi des sueurs économes ne seraient-elles pas déposées là, dans une banque de prévoyance ? Et quand le lion populaire grondait encore, lorsque le Palais-Royal était assiégé par l’émeute, lorsqu’on effaçait les armoiries, et que des cris menaçans effrayaient la royauté de quelques semaines, n’était-il pas dans l’intérêt du père de famille de songer à l’avenir d’une nombreuse race, et de capter la bienveillance d’un jeune peuple par la signature d’un traité, sorte de cadeau de joyeux avènement ?

La position du plénipotentiaire américain devint de plus en plus facile ; il ne s’agissait plus que de fixer la quotité de la somme réclamée. Je vous assure qu’on n’en savait pas la première base, qu’il n’y avait pas plus de raison de fixer 25 millions que 100 mille ; c’était un pur forfait, une générosité dont les limites ne pouvaient être légalement indiquées. Un grand nombre de ces créances sont inconnues ; les personnes qui ont pris quelque part à cette négociation, et particulièrement M. Hyde de Neuville, affirment qu’un tiers de ces titres est tombé, par déshérence des propriétaires, dans les mains du gouvernement des États-Unis ; la banque de l’Union possède un autre tiers, et la dernière partie revient à des particuliers américains ou à des citoyens français, sorte d’acheteurs de mauvaises créances. Un certain nombre de ces créanciers avait donné plein pouvoir à M. Berryer pour agir auprès de M. de Villèle, et M. Berryer, quoique ami du ministre, avait toujours été repoussé.

Vous savez aussi qu’une des tristes plaies qui accompagna la révolution de juillet, fut cette avidité qui poussa quelques hommes à se ruer sur le trésor. Quand la grande histoire viendra pour recueillir tous les détails de cette époque exceptionnelle, elle rappellera avec indignation qu’à côté de ce peuple si désintéressé, se trouvait une compagnie de loups cerviers de la révolution, affamés de pots-de-vin et d’argent. Que de transactions honteuses furent alors conclues ! Généraux, députés, accoururent au grand festin des premiers jours du gouvernement nouveau. Quel meilleur temps pour une stipulation de traités à millions ! Je n’accuse personne ; mais pour le général Sébastiani, un autre motif le déterminait : tout plein de vanité et de faste, il était impatient d’apposer sa signature sur le premier traité de la révolution de juillet. Je ne puis dire quel transport animait la cour à cette époque, toutes les fois que nous autres étrangers daignions vous reconnaître et traiter avec vous. Louis-Philippe et sa famille n’étaient préoccupés que de savoir quel accueil on ferait à leurs ambassades, quelle réception on ferait à leurs envoyés. Que de lettres autographes furent écrites ! et rien ne peut se comparer à la joie qu’on éprouva au château lorsque, le premier, un petit prince médiatisé voulut bien annoncer un deuil de famille à la nouvelle cour de France, et l’inviter à la vieille coutume de pleurer la parenté de race royale.

Le traité qui fut signé en 1831, pour le règlement des créances américaines, fut fait sous l’influence du roi et de M. de Lafayette, dans ce petit intérieur du château, presque en dehors des ministres à département. J’ai dit les causes royales et personnelles qui activèrent cette convention ; elle fut gardée quelque temps en portefeuille, puis ratifiée, et l’on attendit une bonne occasion pour présenter ce traité à la sanction des chambres.

Le roi avait assez de motifs de croire que ce projet de loi serait adopté : d’une part, l’opinion républicaine, représentée par M. de Lafayette, devait soutenir le projet et l’appuyer de son autorité populaire ; de l’autre, les poltrons commerciaux devaient craindre une rupture, et en développant devant eux les conséquences désastreuses qu’elle pouvait entraîner pour quelques ports et pour la ville de Lyon, on devait gagner leurs suffrages. Ce calcul était parfaitement fait ; mais on n’avait pas compté sur les petites trahisons du tiers-parti et sur les petites haines qu’inspirait, dans quelques fractions de la chambre, la personne de M. de Lafayette ; le tiers-parti, fort alors de quelque popularité qui lui restait encore, donna un coup d’épaule, et le projet fut rejeté. Nous en fûmes étonnés à Londres, et plus étonnés encore lorsqu’on vit le ministère rester à son poste ; la retraite de MM. de Broglie et Sébastiani ne nous parut pas suffisante, car la difficulté restait la même à l’égard des États-Unis.

Croyez-le bien, jamais le haut personnage qui fait en France une affaire intime de cette question des États-Unis, n’avait renoncé à reproduire le projet de loi. Sans doute le général Jackson est allé au-delà des instructions officieuses arrivées de Paris, mais j’ai presque la certitude qu’il lui a été écrit, non point de faire cet acte hostile qui a produit un si mauvais effet chez vous, mais de lancer quelques phrases significatives annonçant la ferme volonté de réclamer la créance de l’Union. Le général Jackson, militaire sans aucune de ces convenances de formes qui doivent présider à la politique, a jeté son discours, dure expression d’un système de guerre. Par-là, le général a voulu se concilier la banque, qui est personnellement intéressée dans la réclamation. Cette banque est non-seulement créancière, mais elle est aussi dépositaire de certains fonds dont le cabinet français sait bien l’origine, et qui pourraient servir à une compensation. Je ne crois pas que les choses aillent jusque-là, mais il est constant qu’il y a eu menace de séquestre pour des sommes considérables qui sont actuellement à la banque des États-Unis, et que cette menace a jeté l’alarme, et pourrait expliquer la persévérance active qu’on apporte à faire adopter le projet de loi.

Nous sommes ici dans une grande anxiété à ce sujet : nous ne croyons pas à la guerre ; mais nous voudrions savoir jusqu’à quel point se continuera cette querelle entre le gouvernement américain et le vôtre. Pour nous qui sommes plus avancés en économie politique, il y a un argument qui nous fait sourire et qu’on reproduit en France jusqu’à satiété, à savoir, que si vous n’accordez pas les vingt-cinq millions aux États-Unis, ils ne viendront plus chez vous prendre leurs soieries et leurs denrées. Jusqu’à présent les économistes avaient pensé que les rapports de peuple à peuple s’établissaient par les besoins réciproques, et que ce ne sont pas les gracieusetés mutuelles, mais le bon marché qui les attire. Vous donneriez millions sur millions aux États-Unis, que si la Suisse fournissait ses soieries à meilleur compte, ils iraient en Suisse les chercher ; et d’un autre côté, vous leur refuseriez toute espèce de justes indemnités, que s’ils trouvaient vos vins à meilleur compte à Bordeaux et à Cette que sur d’autres marchés, ils viendraient les y acheter. L’intérêt est le mobile du commerce ; s’il y a une grande consommation de soie en Amérique, on ne cessera pas de s’en vêtir, parce que le général Jackson menacera la France ; et si la consommation existe, on cherchera le meilleur marché pour s’y pourvoir. Aujourd’hui, un système prohibitif est impossible, l’augmentation des tarifs est une mesure qui ne peut pas durer long-temps ; on ne peut revenir aux licences impériales, aux vieilleries du despotisme commercial ; les représailles ne tiennent pas devant l’intérêt bien entendu des peuples. L’Amérique a ses cotons, elle a besoin d’un débouché ; si vous lui offrez un avantage, elle vous les donnera ; à son tour, si elle a besoin de vos soies et de vos vins, elle viendra les prendre. Au lieu donc de lui payer une contribution commerciale, employez vos ressources intellectuelles et matérielles à fabriquer à meilleur compte, à donner à bas prix, et vous asseoierez votre prospérité commerciale sur des bases solides. Payez donc, si vous devez, mais ne payez que si vous devez réellement.

Ce qu’il faudra que votre chambre examine, c’est de savoir si l’état de guerre n’a pas autorisé les décrets de Berlin et de Milan comme les actes du conseil privé d’Angleterre ; si les neutres, en réclamant leurs droits, ont toujours rempli leurs devoirs ; si le pavillon américain n’a pas couvert mille fraudes ; si, à côté des pertes que la neutralité leur a fait éprouver, cette neutralité ne leur a pas procuré des bénéfices immenses ; si le risque n’a pas été couvert par l’espérance des avantages ; enfin si les Américains, connaissant la législation exceptionnelle de l’Angleterre et de la France, ne se sont pas exposés volontairement aux lois violentes qu’elles proclamaient, en continuant leur commerce avec ces deux nations.

De plus, la chambre, pouvoir politique, aura à approfondir cette mystérieuse affaire, presque abandonnée au temps de la restauration, et surgissant tout à coup, après la révolution de juillet, à l’abri du nom de Lafayette et d’un autre nom plus éminent encore : triste affaire, entachée d’agiotage, de pots-de-vin et de déplorables transactions.


M. P.
  1. Ce principe a été proclamé dans les traités suivans : traité du 21 juin 1783, entre la Russie et la Porte, art. 43 ; du 10 septembre 1785, entre la Prusse et les États-Unis ; du 10 novembre 1785, entre la France et la Hollande ; du 11 janvier 1787, entre la France et la Russie ; l’art. 31 porte que « les bâtimens neutres escortés par des vaisseaux de guerre ne peuvent être soumis à la visite ; que la déclaration du commandant de l’escorte doit suffire ; » — du 17 janvier 1787, entre la Russie et Naples ; du 20 décembre 1787, entre la Russie et le Portugal ; du 17 mars 1789, entre la France et la ville de Hambourg ; du 6 mai 1789, déclaration de la Russie concernant le commerce neutre dans la Baltique ; du 30 juillet 1789, traité de commerce entre le Danemark et Gênes.

    (Recueil des Traités, par Martens, tom. ii, iii et v.)

  2. Manifeste de la cour de Londres, du 20 décembre 1780.
  3. art. 17, 18, 21, recueil de Martens, tom. vi, p. 369 et suiv.
  4. Voici dans quelles limites l’Angleterre permettait aux Américains de faire le commerce avec la France, et l’on peut juger combien ces prescriptions favorisaient la contrebande des marchandises anglaises :

    « Les navires américains ne peuvent, en aucun cas, faire voile directement des ports des États-Unis pour un port quelconque de l’ennemi en Europe. Les navires américains peuvent aller des ports des États-Unis aux ports des colonies appartenant à l’ennemi, et retourner directement de ces derniers ports à ceux des États-Unis. L’ordre du conseil ne leur ôte pas la faculté d’aller directement des ports de ce royaume aux îles des Indes occidentales possédées par l’ennemi ; et l’on ne prétend pas les empêcher de se rendre de ce royaume dans les ports de l’ennemi avec des productions coloniales, quand le parlement aura fixé les droits qui devront être payés pour une semblable exportation. Les navires américains peuvent continuer de commercer de ce royaume aux ports de l’ennemi, des ports de l’ennemi à ceux de ce royaume, et des ports des alliés de S. M. aux ports de l’ennemi, mais non des ports de l’ennemi à ceux des alliés de S. M. directement, ni des ports d’Amérique à ceux desdits alliés, avec des productions coloniales. » (Taverne de Londres, 21 novembre 1807. Communication faite par lord Bathurst au comité des négocians américains.)

  5. Les journaux américains des années 1803 et 1804 sont remplis de plaintes contre l’Angleterre.
  6. Gazette de Londres, 15 mai 1808.
  7. Moniteur du 4 décembre.
  8. Moniteur du 30 décembre.
  9. Décembre 1807, Argus du 27 février 1809.
  10. New-Yorck, 1807.