Lettre du 9 août 1675 (Sévigné)


426. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, vendredi 9e août.

Comme je ne vous écrivis qu’un petit billet mercredi[1], j’oubliai plusieurs choses à vous dire. M. Boucherat me manda lundi au soir que le Coadjuteur avoit fait merveilles à une conférence à Saint-Germain, pour les affaires du clergé[2]. Monsieur de Condom et Monsieur d’Agen me dirent la même chose à Versailles. Je me suis persuadé qu’il fera aussi bien à sa harangue au Roi : ainsi il faudra toujours le louer.

Voilà donc, ma chère bonne, nos pauvres amis qui ont repassé le Rhin fort heureusement, fort à loisir, et après avoir battu les ennemis : c’est une gloire bien complète pour M. de Lorges. Nous avions tous bien envie que le Roi lui envoyât le bâton après une si belle action, et si utile, dont il a seul tout l’honneur. Il a eu un coup de canon dans le ventre de son cheval, et qui lui passa entre les jambes : il étoit à cheval sur un coup de canon ; la Providence avoit bien donné sa commission à celui-là, aussi bien qu’aux autres. Nous n’avons perdu que Vaubrun, et peut-être Montlaur[3], frère du prince d’Harcourt, votre cousin germain : on n’en parle guère plus que d’un chien. La perte des ennemis a été grande ; de leur aveu, ils ont quatre mille hommes de tués ; nous n’en avons perdu que sept ou huit cents. Le duc de Sault, le chevalier de Grignan et leur cavalerie se sont distingués ; et les Anglois surtout ont fait des choses romanesques : enfin voilà un grand bonheur. On dit que Montecuculi, après avoir envoyé témoigner à M. de Lorges la douleur qu’il avoit de la perte d’un si grand capitaine[4], lui manda qu’il lui laisseroit repasser le Rhin, et qu’il ne vouloit point exposer sa réputation à la rage d’une armée furieuse, et à la valeur des jeunes François, à qui rien ne peut résister dans leur première impétuosité. En effet, le combat n’a point été général, et les troupes qui nous ont attaqués ont été défaites. Plusieurs courtisans, que je n’ose nommer par prudence[5], se sont signalés pour parler au Roi de M. de Lorges, et des raisons sans conséquence qui devoient le faire maréchal de France tout à l’heure ; mais elles ont été inutiles. Il a seulement le commandement d’Alsace, et vingt-cinq mille francs de pension qu’avoit Vaubrun. Ah ce n’étoit pas cela qu’il vouloit. M. le comte d’Auvergne[6] a la charge de colonel général de la cavalerie, et le gouvernement de Limousin. M. de Bouillon se promène aux Tuileries, ravi de pouvoir être ce qui lui plaira sans que personne y trouve à, redire. Vous croyez bien que Mme de Bouillon est de son avis. Le cardinal de Bouillon est très-affligé.

Notre bon cardinal[7] a encore écrit au pape, disant qu’il ne peut s’empêcher d’espérer que, quand Sa Sainteté aura vu les raisons qui sont dans sa lettre, elle se rendra à ses très-humbles prières ; mais nous croyons que le pape infaillible, qui ne fait rien d’inutile, ne lira seulement pas ses lettres, ayant fait sa réponse par avance, comme notre petit ami[8] que vous connoissez. Monsieur le Cardinal se lève à six heures ; il dit son bréviaire en hébreu : vous savez pourquoi ; il va à la grand’messe. Il dîne sobrement : il lit le Nouveau Testament, ou il écrit jusqu’à vêpres ; il se promène, il soupe à sept, se couche à dix ; il dit de bonnes choses ; en un mot, il paroît content.

Parlons un peu de M. de Turenne : il y a longtemps que nous n’en avons parlé. N’admirez-vous point que nous trouvons heureux d’avoir repassé le Rhin, et que ce qui auroit été un dégoût s’il étoit au monde, nous paroît une prospérité parce que nous ne l’avons plus ? Voyez ce que fait la perte d’un seul homme. Écoutez, je vous prie, ma bonne, une chose qui me paroît belle : il me semble que je lis l’histoire romaine. Saint-Hilaire[9], lieutenant général de l’artillerie fit donc arrêter M. de Turenne, qui avoit toujours galopé, pour lui faire voir une batterie ; c’étoit comme s’il eût dit : « Monsieur, arrêtez-vous un peu, car c’est ici que vous devez être tué. » Le coup de canon vint donc, et emporta le bras de Saint-Hilaire, qui montroit cette batterie, et tua M. de Turenne. Le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à crier et à pleurer. « Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il ; voyez (en lui montrant M. de Turenne roide mort), voilà ce qu’il faut pleurer éternellement[10], voilà ce qui est irréparable. » Et sans faire aucune attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce sentiment.

Le gentilhomme de M. de Turenne, qui étoit retourné et qui est revenu, dit qu’il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan : il a été jusqu’à cinq fois à la charge, et sa cavalerie a si bien repoussé les ennemis, que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida du combat. Le Boufflers a fort bien fait aussi, et le duc de Sault[11] et surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros en cette occasion ; mais le gentilhomme avoit tellement le chevalier de Grignan dans la tête qu’il ne pouvoit s’en taire : n’admirez-vous point qu’il n’ait pas été blessé, à se mêler comme il a fait, et essuyer tant de fois le feu des ennemis ? Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne ; il croit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait celui de lui ôter M. de Turenne et le plaisir d’être aimé et estimé d’un tel homme[12]. Il avoit rhabillé à ses dépens tout un régiment anglois[13], et l’on n’a trouvé dans son coffre que neuf cents francs[14]. Son corps est porté à Turenne[15] ; plusieurs de ses gens et même de ses amis l’ont suivi. Le duc de Bouillon est revenu ; le chevalier de Coislin[16], parce qu’il est malade ; mais le chevalier de Vendôme, à la veille du combat voilà sur quoi on crie, et toute la beauté de Mme de Ludres ne l’excuse point[17].

Voici une nouvelle : vous savez que le chevalier de Lorraine et le chevalier de Châtillon[18] ne sont pas amis :

Enfin, pour éviter les discours superflus,

vous savez le reste des vers, Varangeville[19] est secrétaire des commandements de Monsieur, et fort attaché au chevalier de Châtillon. Le chevalier de Lorraine prétend qu’il a sujet de se plaindre de Varangeville ; il le prit avant-hier matin dans une rue, étant suivi de vingt de ses gens, et lui dit : « Si vous continuez de m’offenser, je vous ferai donner vingt coups de bâton, et, si vous me dites un mot, voilà des messieurs (en montrant ses gens) qui vous traiteront comme vous le méritez. » Varangeville répond : « Je n’ai rien à vous dire, Monsieur, avec une si nombreuse compagnie ; » et se va plaindre à Monsieur : il en est écouté et l’autre blâmé. Ce prince[20] avoit prétendu que quand il auroit parlé il feroit chasser Varangeville, et peut-être le chevalier de Châtillon, qui est la clef de la cabale ; et voyant que cela ne tournoit pas comme il l’avoit imaginé[21], il alla après Monsieur à Versailles, et en présence du Roi lui demanda congé de quitter son service, en disant pourtant toutes les obligations qu’il avoit à Monsieur, et qu’il ne serviroit jamais personne après lui ; et prit le Roi pour témoin de sa fidélité pour Monsieur ; mais que voyant qu’il préféroit un petit secrétaire à lui, il ne pouvoit plus être témoin de sa disgrâce, et qu’il s’en alloit où sa destinée le conduiroit. Le Roi, qui rioit en lui-même des orages de cette petite cour, n’interposa point son autorité, et après quelques paroles qu’il ne vouloit point dire en maître, il quitta le prince et le favori. Le dernier revint à Paris, où il reçut par Mme de Monaco une lettre très-tendre de Monsieur ; mais au lieu de ne pousser pas plus loin sa colère, et de prendre ce prétexte pour revenir, il est allé à Chilly[22], où il dit qu’il attendra quelques jours pour voir ce que Monsieur fera pour sa satisfaction, et qu’ensuite, s’il n’est content, il s’en ira à Vichy prendre des eaux, et puis où il plaira à sa mauvaise fortune. Voilà où en est présentement l’affaire ; on ne doute point que les présents ne fassent trouver, comme c’est l’ordinaire, que les absents ont tort. Cependant Mme de Monaco est fort intriguée ; et le marquis d’Effiat et Volonne[23] ont été si habiles qu’ils ont donné la démission de leurs charges à Monsieur, faisant voir avec beaucoup d’habileté qu’ils étoient les valets du chevalier de Lorraine, et que ne l’ayant plus, ils ont perdu leur maître., Je vous manderai la suite de cette belle histoire[24]. Adieu, ma très-chère.

Nous attendons cette ratification avec beaucoup d’impatience ; nous n’osons quitter Paris d’un moment, car nous savons que M. de Mirepoix et sa belle dame sont fort tentés de faire une infamie[25] ; nous sommes très-attentifs à l’arrivée de ce paquet. Je vous suis si parfaitement acquise, que je ne trouve mes pas bien employés que quand ils ont quelque rapport à vous. J’embrasse M. de Grignan, et vous ma bonne ; Montélimar[26], ma très-chère.




  1. LETTRE 426 (revue sur une ancienne copie). — Voyez p. 13-30, la longue lettre écrite le mercredi 7 août.
  2. À une conférence tenue le lundi 5 août entre les commissaires de la religion (comme on les appelait) et les commissaires du conseil ; un de ceux-ci était Colbert.
  3. César de Lorraine, comte de Montlaur, frère puîné du prince d’Harcourt. « Il est mort, dit la Gazette du 24 août, au cinquième jour de la blessure qu’il reçut d’un coup de canon qui lui cassa l’épaule gauche, le 27 du passé. » Voyez plus bas, p. 80, la lettre du 22 août. — Sur sa mère, son frère, et sa sœur la duchesse de Cadaval (morte l’année précédente), voyez tomes II, p. 88, note 12 ; I, p. 492, note 6 ; et II, p. 37, note 4. — Sur Vaubrun, voyez ci-dessus, p. 17, la note II de la lettre 425.
  4. « Un chirurgien français qui avait tout vu, lança son cheval à travers la plaine et vint apprendre au chef des troupes impériales l’effet de ce coup de canon qui lui donnait la victoire sans combat. On raconte que Montecuculi se recueillit un peu et qu’il dit gravement : « Il est mort aujourd’hui un homme qui faisait honneur à « l’homme. » (M. Rousset, Histoire de Louvois, tome II, p. 161.) Voici ce que dit la Gazette (p. 666) de la belle conduite des Anglais, dont il est parlé un peu plus haut : « Les Anglois et les Irlandois firent pourtant des choses extraordinaires, et chacun d’eux essaya, par une belle émulation, de se distinguer dans les bois et dans la plaine. »
  5. Entre autres, le prince de Marsillac. Voyez la lettre du 12 août suivant, p. 45 et 46.
  6. Frédéric-Maurice de la Tour, neveu de Turenne, et père de ce pririce d’Auvergne qui déserta en 1702 et passa au service des Hollandais. Il était frère puîné du duc de Bouillon (grand chambellan de France), et aîné du cardinal. Il avait épousé en 1662 HenrietteFrançoise de Zollern, fille héritière du prince de Hohen-Zollern et de la marquise de Berg-op-Zoom. Il se remaria en 1699 avec une noble Hollandaise, Élisabeth de Wassenaer, et mourut à soixante-six ans le 23 novembre 1707. Sur ce gros homme « qui ne ressembloit pas mal à un sanglier, et toujours amoureux, » voyez Saint-Simon, tomes VI, p. 130 ; V, p. 319 ; II, p. 260. — Sur la charge de colonel général de la cavalerie, voyez Saint-Simon, tome V, p. 315, et l’Histoire de Louvois de M. Rousset, tome I, p. 176. « Le Roi, dit la Gazette, sous la date du 9 août, donna la charge de colonel général de la cavalerie de France au comte d’Auvergne, frère du duc de Bouillon, qui a servi, la dernière campagne et celle-ci, de maréchal de camp, avec beaucoup de valeur et de distinction dans toutes les occasions. »
  7. Le cardinal de Retz : voyez tome III, p. 459, 465, et 526, note 13.
  8. Voyez tome III, p. 511 et la note 12.
  9. C’était un officier de fortune, fils d’un savetier de Nérac. Maltraité par son père, il s’engagea dans un régiment d’artillerie, et il parvint par son mérite au grade de lieutenant général. (Voyez la Notice historique sur la ville de Nérac, par Christophe Villeneuve-Bargemont, préfet de Lot-et-Garonne, ancien sous-préfet de Nérac. Agen, 1807, in-8, p. 7.) Le fils parvint au même grade que son père. — La Fare rapporte à peu près de même les paroles de Saint-Hilaire (tome LXV, p. 219, 220).
  10. Le manuscrit porte : et cruellement ; les deux leçons sont dans l’écriture faciles à confondre.
  11. . Le 30 juillet, à huit heures du matin, les ennemis attaquèrent notre arrière-garde, « où le chevalier de Boufflers, dit la Gazette (p. 617), les soutint d’abord, et les poussa ensuite avec nos dragons et cent cinquante mousquetaires d’Hamilton, qu’il posta dans les lieux où la cavalerie ne pouvoit agir. » Le duc de Sault est nommé, dans la relation de la Gazette, parmi les maréchaux de camp qui « coururent à la tête de tout pour mieux connoître les desseins des ennemis. » L’infanterie combattit très-vigoureusement sous ses ordres et sous ceux du chevalier du Plessis.
  12. Voyez la lettre du 12 août suivant, p. 45.
  13. C’était le régiment de Monmouth, dont les capitaines, après avoir reçu l’argent du Roi, n’étaient pas revenus en France. M. de Turenne s’engagea personnellement pour la somme de quinze mille livres ; il avait payé six mille livres à compte. (Lettres militaires, tome III, p. 226.)
  14. Dans les éditions de 1725 et de la Haye (1726) : neuf mille livres.
  15. C’était ce qu’on croyait alors, mais le Roi ordonna qu’il fût porté à Saint-Denis : voyez la lettre du 19 août suivant. — Turenne, comme on sait, est en Limousin, près de Brive-la-Gaillarde. Sur la vicomté, et « les droits régaliens, si voisins de la souveraineté, » que le maréchal avait obtenus pour elle, voyez Saint-Simon, tome V, p. 317.
  16. Charles-César, chevalier de Malte non profès, « frère du duc et du cardinal de ce nom (tome II, p. 481, note 8), et frère de mère comme eux de la maréchale de Rochefort. » Voyez ce que Saint-Simon conte (tome II, p. 254-256) de ce cynique que regrettèrent les honnêtes gens de la. cour, de ses sorties et de ses manières si différentes de la politesse outrée de son frère le duc. « C’étoit un très-honnête homme de tous points, et brave, pauvre, mais à qui son frère le cardinal n’avoit jamais laissé manquer de rien, et un homme fort extraordinaire, fort atrabilaire et fort incommode. Il ne sortoit presque jamais de Versailles, sans jamais voir le Roi, et avec tant d’affectation, que je l’ai vu…. se trouver par hasard sur le passage du Roi, gagner au pied d’un autre côté. Il avoit quitté le service, maltraité par M. de Louvois, ainsi que son frère, à cause de M. de Turenne, à qui il s’étoit attaché et qui l’aimoit (voyez la lettre du 4 septembre). Il ne l’avoit de sa vie pardonné au ministre ni au maître, qui souffroit cette folie par considération pour ses frères, » Il mourut le 19 février 1699.
  17. Voyez la lettre du 11 décembre 1673, tome III, p. 309
  18. Voyez la lettre du 5 janvier 1674, tome III, p. 350. Le vers qui suit est tiré du Cid, acte Ier, scène III ; mais dans Corneille il y a épargner au lieu d’éviter. Celui qui vient après, et que sans doute Mme de Sévigné veut surtout rappeler, est :
    Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
  19. Très-probablement Rocques de Varangeville, qui fut depuis ambassadeur à Venise, et dont la fille a été mariée au maréchal de Villars.
  20. Le chevalier de Lorraine.
  21. Dans le manuscrit : « comme il se l’avoit imaginé. »
  22. Village du département de Seine-et-Oise, à quatre lieues au sud de Paris.
  23. Voyez tome III, p. 289, note 5, et p. 295 et suivante, note 3.
  24. Voyez les lettres des 26 et 28 août suivants, p. 90 et 103.
  25. Voyez la lettre du 12 juillet 1675, tome III, p. 513 et suivante, et plus bas, p. 66 et 77, celles des 19 et 21 août.
  26. Allusion au billet qui suit, de Coulanges.