Lettre du 8 mars 1676 (Sévigné)




511. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ, ET DE LA PETITE
PERSONNE SOUS LA DICTÉE DE MADAME DE SÉVIGNÉ,
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 8e mars.

Ah ! vous le pouvez bien croire, que si ma main vouloit écrire, ce seroit pour vous assurément ; mais j’ai beau lui proposer, je ne trouve pas qu’elle veuille. Cette longueur me désole. Je n’écris pas une ligne à Paris, si ce n’est l’autre jour à d’Hacqueville, pour le remercier de cette lettre de Davonneau, dont j’étois transportée ; c’étoit à cause de vous[1] ; car pour tout le reste, je n’y pense pas. Je vous garde mon griffonnage ; quoique vous ayez décidé la question, je crois que vous l’aimez mieux que rien : tout le reste m’excusera donc[2] ;

Car je n’ai qu’un filet de voix,
Et ne chante que pour Sylvie[3].

1676Voilà donc mon petit secrétaire, aimable et joli, qui vient au secours de ma main tremblotante. Je vous aime trop, mon enfant, de m’offrir[4] de venir passer l’été avec moi : je crois fermement que vous le feriez comme vous le dites ; et sans les petites incommodités que j’ai, car un rhumatisme est une chose sur quoi je veux faire un livre, je me résoudrois fort agréablement à voir partir le bon abbé dans quinze jours, et à passer l’été dans ce beau désert avec une si divine compagnie ; mais l’affaire de M. de Mirepoix me décide ; car franchement je crois que j’y serai bonne. Je m’en irai donc clopin-clopant, à petites journées, jusqu’à Paris. Je disois pendant mon grand mal que si vous eussiez été libre, vous étiez une vraie femme, sachant l’état où j’étois, à vous trouver un beau matin au chevet de mon lit. Voyez, ma chère, quelle opinion j’ai de votre amitié, et si ma confiance n’est point comme vous la pouvez desirer. Je vous avoue, mon enfant, que je suis ravie de votre bonne santé : elle me donne du courage pour perfectionner la mienne ; sans cela j’aurois tout abandonné : il y a trop d’affaires de se tirer d’un rhumatisme ; mais j’entrevois tant de choses qui peuvent me donner la joie de vous voir et de vous servir dans vos affaires, que je ne balance point à mettre tout mon soin au rétablissement parfait de ma santé. Je prends goût à la vie du petit garçon ; je voudrois bien qu’il ne mourut pas. Vous me faites une peinture de Vardes qui est divine ; vous ne devez point souhaiter Bandol[5] pour la faire, votre pinceau vaut celui de 1676Mignard. J’aurois cru, au récit du décontenancement de Vardes, qu’il étoit rouillé pour quelqu’un ; mais je vois bien, puisqu’il n’y avoit que vous, que l’honneur de cet embarras n’est dû qu’à onze années de province[6]. Je trouve que le cardinal de Bonzi ne doit pas se plaindre, quand on ne dit que cela de ses yeux[7]. Je suis fâchée que le bonhomme Sannes[8] se soit fait enterrer ; c’étoit un plaisir que de le voir jouer au piquet, aussi sec qu’il l’est présentement :

Combatteva tuttavia, ed era morto[9].

J’ai bien envie que vous fassiez réponse à la bonne princesse : il me semble que vous n’avez pas assez senti l’honnêteté de sa lettre. Mandez-moi, ma très-chère, en quel état vous êtes relevée, si vous avez le teint beau : j’aime à savoir des nouvelles de votre personne. Pour moi, je vous dirai que mon visage, depuis quinze jours est quasi tout revenu ; je suis d’une taille qui vous surprendroit ; je prends l’air, et me promène sur les pieds de derrière, comme une autre ; je mange avec appétit (mais j’ai retranché le souper entièrement pour jamais[10]) : de sorte, ma fille, qu’à la réserve de mes mains, et de quelque douleur par-ci, par-là, qui va et vient, et me fait souvenir agréablement du cher rhumatisme, je ne suis plus digne d’aucune de vos inquiétudes. N’en ayez 1676donc plus, je vous en conjure, et croyez qu’en quelque état que je sois et que j’aie été, votre souvenir et votre amitié font toute mon occupation. Je viens de recevoir une lettre du Cardinal : il m’assure qu’il se porte mieux ; c’est une santé qui m’est bien chère. J’ai reçu aussi mille civilités de tous les Grignans. Le chevalier avoit sujet d’espérer, après la bonne conversation qu’il avoit eue avec son maître.

Adieu, ma très-chère enfant : ne craignez point que je retombe ; je suis passée de l’excès de l’insolence, pour la santé, à l’excès de la timidité. Ce pauvre Lauzun ne vous fait-il pas grand’pitié de n’avoir plus à faire son trou[11] ? Ne croyez-vous pas bien qu’il se cassera la tête contre la muraille ? Je suis toujours contente des Essais de morale, et quand vous avez cru que le sentiment de certaines gens[12] me feroit changer, vous m’avez fait tort. La Manière de tenter Dieu nous presse un peu de faire pour notre salut ce que nous faisons souvent par amour-propre[13] . Corbinelli dit que nos amis sont jésuites en cet endroit[14]. Je trouve le Coadjuteur et vous admirables sur ce sujet : si vous faisiez vos dévotions tous les jours, vous 1676seriez des saints ; mais vous ne voulez pas ; et voilà cette volonté dont saint Augustin parle si bien dans ses Confessions[15]. J’admire où l’envie de causer m’a conduite. Ma très-chère, embrassez-moi, car je ne puis vous embrasser[16].



  1. LETTRE 511. — Ce passage, depuis : « mais j’ai beau lui proposer, etc., » manque dans l’édition de 1734.
  2. « Je crois que vous l’aimez mieux que de n’en point voir du tout. Il faudra donc bien que les autres m’excusent. » (Édition de 1754.)
  3. L’ode de Sarasin à Monseigneur le duc d’Enguien se termine par cette strophe :
    À chanter ces fameux exploits
    J’employrois volontiers ma vie ;
    Mais ie n’ay qu’vn filet de voix,
    Et ne chante que pour Syluie.
    (Les Œuvres de Monsieur Sarasin, édit. de 1663, Poésies, p. 18.)
  4. « Ma fille, vous êtes trop aimable de m’offrir. » (Édition de 1754.)
  5. Voyez tome II, p. g8, note 4, et p. 131. Dans l’édition de 1754 : « Vous ne devez souhaiter personne pour la faire. »
  6. M. de Vardes étoit exilé de la cour depuis plusieurs années, dans son gouvernement d’Aigues-Mortes en Languedoc. (Note de Perrin, 1754.)
  7. Ce passage, depuis : « J’aurois cru, etc., » manque dans l’édition de 1734.
  8. Conseiller au parlement d’Aix. (Note de Perrin, 1734.) — Voyez la lettre du 2 février précédent, p. 35a.
  9. Il combattait toujours, et il était mort.
  10. « Mais j’ai retranché le souper pour toujours. » (Édition de 1754.)
  11. « Il y avoit trois ans depuis qu’il travailloit à faire un trou et qu’il avoit fait une corde avec du linge la mieux faite du monde par où il étoit descendu la nuit à un endroit où c’étoit un miracle qu’il ne se fût pas cassé le cou. Il commençoit à faire un peu de jour. Il vit une porte ouverte ; il entra ; c’étoit un bûcher où une servante venoit querir du bois…. Saint-Mars vint ; on le remena en prison. » (Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 379 et suivante ; voyez aussi p. 401 et suivante.)
  12. De son fils. Voyez les lettres du 12 janvier et du 2 février précédents, p. 336 et 353.
  13. Voyez dans le tome III des Essais de Nicole, le traité intitulé Des diverses Manières dont on tente Dieu, et particulièrement le chapitre v de ce traité.
  14. C’est le texte de l’édition de 1754 ; dans celle de 1734 il y a molinistes, au lieu de Jésuites.
  15. Voyez dans les Confessions de saint Augustin, entre autres passages où il est parlé de la volonté, les chapitres ix et x du livre VIII.
  16. Cette dernière phrase n’est que dans l’édition de 1734. Elle y est suivie du premier paragraphe de notre lettre 498. Voyez p. 349, note 1.