Lettre du 8 mai 1915

Lettres à Lou, Texte établi par Michel Décaudin, Gallimard (p. 351-352).

Lettre du 8 mai 1915

8 mai 1915.

Non, ptit Lou, il y a sur la bague quelque chose de plus gentil encore et c’est « Je t’aime, Lou. » Ta carte d’aujourd’hui est plus courte mais plus pleine de choses exquises que certaines lettres plus longues. Mon chéri, je t’écris chaque jour et quand t’ai pas écrit un jour te le dis le lendemain ― mais t’écris chaque jour. Mon ptit Lou chéri, je ne te boude jamais, jamais, tu le sais bien, mon amour très chéri, ma Lou. J’écris la lettre avant la venue du vaguemestre, s’il rapporte le mandat il sera dans cette lettre, sinon le mettrai demain.

Je suis peut-être stupide quelquefois, mais toi tu es parfois bien méchante ― Tant mieux pour l’histoire du dentiste ― Explique-moi. Mais explique-moi toujours tout, mon chéri, je ne sais pourquoi, tu te méfies parfois de moi, ou te froisses, faut pas, faut pas. Tu sais bien, j’espère, que je t’aime vraiment, pas banalement. ― Tu dis que tu m’aimes, alors, laisse-toi aller gentiment à mon amour. Tu te laisses aller à celui de Toutou, laisse-toi aussi aller au mien. Puisque tu dis qu’il m’aime bien, et que tu sais que je l’aime aussi, alors laisse-toi aller gentiment à ce double amour. Mais non, il faut tout le temps te repêcher, te reprendre, tu fuis, on dirait parfois que t'es mécontente d’être aimée. Puis, c’est tout-à-coup un mot délicieux comme celui d’hier ― A propos, mets la date plutôt que le jour ― et quand tu n’écris pas, avertis dans la lettre suivante. D’autre part, comme les endroits où je passe sont de plus en plus arrosés ― si par hasard ― faut penser à tout ― tu recevais une nouvelle peu amusante à mon propos ― n’en dis rien ― comme ça tu pourras rester tranquillement dans le pigeonnier. Envoie-moi d’autres photos de toi, mon chéri, ça ne fait rien si tu n’es pas seule ― Plus j’aurai d’images de mon Lou, plus je serai content ― Envoie pas la bi-oxyne ― me la procurerai autrement.

Hier, nuit, allant à la batterie, dans un bois, un poilu débouche sur moi, je le vois quand il est sur moi. En temps ordinaires, dans ces cas-là, au coin d’un bois, on s’entend demander « La Bourse ou la Vie. » Pas du tout. C’était un poilu qui voulait me demander de faire toucher par le vaguemestre un mandat qu’il m’a confié. Amusante image de la guerre.

Envoie vite la mesure de la bague ― mais garde aussi la première.

Chérie, aujourd’hui, grande sensualité ― te désire beaucoup, beaucoup, très, très excité ― Ai regardé longtemps la petite photo où t’es dans l’herbe, visage tourné à gauche de profil, un beau bras nu jusqu’au coude et un air de jouir, de jouir ― Tu es ravissante dans ce petit tableau exquis et je voudrais bien t’avoir, nue, ton joli derrière bien en l’air, bien obéissante… Je t’adore, mon petit chéri. ― Il y a maintenant dans notre forêt beaucoup de douleurs et aussi de maux d’yeux. ― Les hommes pensent beaucoup à leurs femmes et j’entends beaucoup parler de faire menotte…

Moi, chérie, j’obtiens par la force des choses une grande perfection de mœurs qui résulte du genre et de la règle de ma vie actuelle. J’apprends à ne compter que sur moi-même, à ne jamais demander conseil à personne, à toujours prévoir les conséquences d’un acte. Cela ne m’empêche point d’ailleurs d’être un imaginatif, un poète, et peut-être même parfois et en certaines choses un névrosé, comme toute ma génération née et élevée dans le siècle de l’extrémité et de l’activité vitale excessive.

T’adore, t’adore, t’adore, t’adore.

Gui.