Lettre du 8 juillet 1676 (Sévigné)


556. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 8e juillet.

Vous avez raison, ma bonne, de dire que le sentiment de tendresse qui vous fait résoudre de venir tout à l’heure ici, si je le veux et si j’ai besoin de vous, me fait mieux voir votre cœur que toutes les paroles bien rangées : je vous l’avoue, ma bonne, et je ne vous puis dire à quel excès le mien en est touché ; mais comme vous lui donnez pour conseil la raison de d’Hacqueville, et que vous avez fait à l’égard de ce cœur dont il est question comme pour les régentes, qui ne peuvent rien faire sans un conseil, vous m’avez donné un maître en me donnant un compagnon (vous savez le proverbe), et persuadée que vous savez parfaitement comme je suis pour vous, et ce que c’est pour moi que de vous voir[1], et que de ne pas manger toute ma vie de la merluche[2], je vous dirai que nous regardons la fatigue de venir par les chaleurs et par la diligence comme une chose terrible, et qui pourroit vous faire malade. Et pourquoi cette précipitation pour une santé qui est beaucoup meilleure qu’elle n’a encore été ? Je marche, je mange, et il n’y a que mes mains qui me 1676donnent une médiocre, incommodité, et je suis en état d’attendre le mois de septembre, qui sera à peu près le temps que M. de Grignan se préparera pour l’assemblée, et où nous trouvons que toutes les raisons de tendresse, de commodité, de bienséance doivent vous engager à me venir voir. Nous vous l’avons mandé, et cette lettre a croisé peut-être à Lyon celle où elle sert de réponse.

Si vous fussiez venue à Vichy, et de là ici, c’étoit une chose toute naturelle, et qui eût été bien aisée à comprendre mais vos desseins ne s’étant pas tournés ainsi, et tout le monde ne vous attendant plus qu’au mois de septembre, cette raison que vous me donnez pour gouvernante vous conseille de laisser revenir[3] de l’eau dans la rivière, et de suivre tous les avis que nous vous avons donnés par avance. Nous vous prions seulement, ma bonne, de ne nous pas manquer en ce temps-là. Ma santé est meilleure que vous ne pensez, mais elle ne l’est pas assez pour n’avoir pas besoin de ce dernier remède, et je ne puis pas en douter, voyant les sentiments que vous me dites si naturellement dans votre lettre. De cette sorte vous donnez de la joie à tout le monde ; vous êtes l’âme de Grignan, et vous ne quitterez votre château et vos pichons que quand vous seriez prête de[4] les quitter pour Lambesc, et en ce temps vous viendrez ici me redonner la vie et la plus sensible joie que je puisse avoir en ce monde. Je crois, ma chère enfant, que vous approuverez la sagesse de notre d’Hacqueville, et que vous comprendrez très-bien les sentiments de mon cœur, et la joie que j’ai de me voir assurée de votre retour, et d’éprouver cette marque de votre amitié. Je suis assurée comme vous 1676que M. de Grignan approuvera toutes nos résolutions, et me saura bon gré même de me priver du plaisir de vous voir tout à l’heure, dans la pensée de ne lui pas ôter le plaisir de vous avoir cet été à Grignan ; et après, ce sera à lui à courre, et il courra, et nous le verrons avec plaisir. Je vous demande seulement, et à lui aussi, de vous laisser jouir d’une santé qui sera le fondement de la véritable joie de votre voyage ; car je compte que sans elle on ne peut avoir aucun plaisir.

Je crains que votre lettre du 20e juin ne soit égarée ou perdue : vous savez, ma très-chère, que tout ce qui vient de vous ne sauroit m’être indifférent, et que ne vous ayant point, il me faut du moins la consolation de vos lettres[5].

Je reçois votre lettre du premier juillet. Vous me paroissez toujours en peine de ma santé : votre amitié vous donne des inquiétudes que je ne mérite plus. Il est vrai que je ne puis fermer les mains mais je les remue, et m’en sers à toutes choses. Je ne saurois couper ni peler des fruits, ni ouvrir des œufs ; mais je mange, j’écris, je me coiffe, je m’habille ; on ne s’aperçoit de rien, et je ne mérite aucune louange de souffrir patiemment cette légère incommodité. Si l’été ne me guérit pas, on me fera mettre les mains dans une gorge de bœuf ; mais comme ce ne sera que cet automne, je vous assure que je vous attendrai pour ce vilain remède : peut-être n’en sera-t-il pas besoin. Je marche fort bien, et mieux que jamais, car je ne suis plus une grosse crevée : j’ai le dos d’une plateur 1676qui me ravit ; je serois au désespoir d’engraisser, et que vous ne me vissiez pas comme je suis. J’ai quelque légère douleur encore aux genoux ; mais en vérité c’est si peu de chose que je ne m’en plains point du tout.

Trouvez-vous, ma bonne, que je ne vous parle point de moi ? En voilà par-dessus les yeux : vous n’avez pas besoin de questionner Corbinelli. Il est souvent avec moi, et la Mousse et tous deux parlent souvent de votre père Descartes. Ils ont entrepris de me rendre capable d’entendre ce qu’ils disent : j’en serai ravie, afin de n’être point comme une sotte bête, quand ils vous tiendront ici. Je leur dis que je veux apprendre cette science comme l’hombre, non pas pour jouer, mais pour voir jouer. Corbinelli est ravi de ces deux volontés, qu’on trouve si bien en soi, sans qu’il soit besoin de les aller chercher si loin[6]. En vérité, nous avons tous bien envie de vous avoir, et ce nous est une espérance bien douce que de voir approcher ce temps. Je vous trouve bien seule, ma très-chère : cette pensée me fait de la peine ; ce n’est pas que vous soyez sur cela comme une autre ; mais je regrette ce temps où je pourrois être avec vous. Pour moi je prétends aller à Livry ; Mme de Coulanges dit qu’elle y viendra ; mais la cour ne lui permettra pas cette retraite.

Le Roi arrive ce soir à Saint-Germain[7], et par hasard 1676Mme de Montespan s’y trouve aussi le même jour ; j’aurois voulu donner un autre air à ce retour, puisque c’est une pure amitié. Mme de la Fayette arriva avant-hier de Chantilly en litière c’est une belle allure ; mais son côté ne peut souffrir le carrosse. M. de la Rochefoucauld nous remet sur pied ce voyage de Liancourt et de Chantilly, dont on parle depuis dix ans : si on veut m’enlever, je les laisserai faire. Madame est transportée du retour de Monsieur. Elle embrasse tous les jours Mme de Monaco, pour faire voir qu’elles sont mieux que jamais : je vois trouble à cette cour. J’ai fait prier Monsieur le premier président[8] par M. d’Ormesson de me donner une audience ; il n’en peut donner qu’après le procès de la Brinvilliers : qui croiroit que notre affaire dût se rencontrer avec celle-là ? Celle de Penautier ne va qu’avec celle de la dame. Et pourquoi empoisonner le pauvre Matharel[9] ? Il avoit une douzaine d’enfants. Il me semble même que sa maladie violente et point subite ne ressembloit pas au 1676poison : on ne parle ici d’autre chose. Il s’est trouvé un muid de vin empoisonné, qui a fait mourir six personnes. Je vois souvent Mme de Vins : elle me paroît toute pleine d’amitié pour vous. Je trouve que M. de la Garde et vous, ne devriez point vous quitter : quelle folie de garder chacun votre château, comme du temps des guerres de Provence ! Je suis fort aise d’être estimée de lui. La marquise d’Uxelles[10] est en furie de son mariage ; elle est trop plaisante, elle ne s’en peut taire. Quand vous ne savez que me mander, contez-moi vos pétoffes d’Aix. M. Marin attend son fils[11] cet hiver. Je comprends le plaisir que vous donne la beauté et l’ajustement du château de Grignan : c’est une nécessité, dès que vous avez pris le parti d’y demeurer autant que vous faites. Le pauvre baron ne viendra pas ici : le Roi l’a défendu. Nous avons approuvé les dernières paroles de Ruyter[12], et admiré la tranquillité où demeure votre mer. Adieu, très-belle, très-aimable, je jouis délicieusement de l’espérance de vous voir et de vous embrasser. Mme d’Oppède est venue me dire adieu avec beaucoup de civilité, et toujours me disant fort modestement qu’en Provence vous ne 1676trouverez peut-être pas beaucoup mieux qu’elle, et qu’elle se trouveroit heureuse d’être dans votre goût, dans votre commerce, et de pouvoir contribuer à votre divertissement. Je voudrois que cela pût être pour l’amour d’elle et de vous, et il me semble que cela doit être.




  1. LETTRE 556. — C’est le texte des impressions de 1726 et de 1734. Dans son édition de 1754, Perrin a une leçon toute différente : « vous savez le proverbe. Hé bien ! ma fille, voici ce que le grand d’Hacqueville me dit hier de vous mander : il n’ignore point ce que c’est pour moi de vous voir, etc. » — Le proverbe est « Qui a compagnon a maître. »
  2. Voyez la lettre du 15 juin précédent, p. 491.
  3. Au lieu de ces mots : « de laisser revenir, » les éditions de 1726 donnent : « de laisser d’ici à l’avenir. » Mme de Sévigné avait sans doute écrit : « de laisser d’ici là venir. »
  4. Dans l’édition de 1734 : prête à.
  5. Cette phrase n’est que dans la seconde édition de Perrin (1754). Il serait bien possible qu’elle eût été faite par lui pour tenir la place de la dernière phrase du premier paragraphe : « Nous vous l’avons mandé, etc., » phrase qu’il a supprimée plus haut dans cette seconde édition.
  6. La Gazette du 11 annonce en ces termes l’arrivée du Roi, sous la rubrique de Saint-Germain : « Le Roi laissant ses conquêtes en sûreté, et n’espérant plus que les ennemis fissent quelque entreprise, partit de son camp de Keverain le 4 de ce mois, et arriva ici mercredi dernier, 8e, à trois heures après midi. La Reine et Monseigneur le Dauphin allèrent à sa rencontre, à trois lieues, et Leurs Majestés retournèrent ici ensemble. Les sujets du Roi, de toutes les conditions, qui ne voient jamais sans frayeur partir Sa Majesté pour commander ses armées en personne, témoignent par leurs acclamations la joie sensible que leur donne son heureux retour, après des fatigues longues et périlleuses. »
  7. Cette double volonté sans doute dont parle Descartes (voyez par exemple le traité des Passions de l’âme, Ire partie, article xlvi), par laquelle « l’âme se sent poussée presque en même temps à desirer et à ne pas desirer une même chose : » d’où « on a pris occasion d’imaginer en elle deux puissances qui se combattent. » C’est là une de ces choses qui, comme il le dit ailleurs, « se connoissent sans preuve, par la seule expérience que nous en avons. » (Voyez les Principes de la philosophie, Ire partie, n° 39.)
  8. Guillaume de Lamoignon, premier président du parlement de Paris, depuis 1658. Il mourut le 10 décembre 1677.
  9. Matharel était trésorier des états de Bourgogne ; mais ce n’était pas seulement pour avoir empoisonné Matharel que Penautier était poursuivi ; il l’était à la requête d’une dame Vosser, veuve du sieur (Hanyvel de) Saint-Laurent, trésorier général du clergé, qui soutenait que Sainte-Croix avait empoisonné son mari, à l’instigation de Penautier, pour que ce dernier succédât à son emploi. Voyez les Causes célèbres de Richer, tome I, p. 417. (Note de l’édition de 1818.) — Voyez tome III, p. 351.
  10. Voyez la Notice, p. 156.
  11. Premier président du parlement d’Aix. (Note de Perrin.)
  12. Dans la Vie de Ruyter par Girard Brandt sont rapportées un grand nombre de paroles ou patriotiques ou religieuses prononcées par le grand amiral, dans les derniers moments de sa vie ; celle-ci entre autres : « Je suis ici au poste où Dieu m’a appelé, et s’il lui plaît de m’en retirer en me retirant du monde, je suis prêt et tout disposé. » Durant le combat même, après qu’il avait été mortellement blessé, on l’avait entendu dire plusieurs fois : « Seigneur, conserve l’armée de mon État ; épargne par ta grâce nos officiers, nos matelots et nos soldats, qui supportent tant de fatigues pour un si petit gain. Inspire-leur la force et le courage, afin que sous ta bénédiction nous puissions remporter la victoire. Seigneur, donne une favorable issue à ton peuple pendant ma foiblesse, comme tu as eu la bonté de l’accorder ci-devant durant ma vigueur…. »