Lettre du 4 septembre 1675 (Sévigné)



1675
440. —— DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, mercredi 4e septembre.

Madame de Puisieux m’a mandé que je croyois partir aujourd’hui, et qu’elle me donnoit avis que je ne partois que lundi ; je l’ai crue sans raisonner : me voilà donc, ma très-chère, jusques à lundi. La cour revient vendredi. J’irai encore au service de M. de Turenne[1], et je recevrai vos lettres réglément encore un peu de jours : c’est précisément la chose que je regrette le plus quand elle me manque. Je reviens à vendredi dernier : après vous avoir écrit, je retournai prendre le cardinal de Bouillon, Mme d’Elbeuf et Barillon ; notre promenade fut triste, mais charmante, au clair de la lune. Il me donna la lettre que je vous envoie, et me pria fort de l’envoyer le même jour ; je ne l’ai pas fait. Le gros abbé m’a fait encore sa cour avec une de vos lettres ; il vous a mandé tout ce qu’il y a de nouvelles. Le siège d’Haguenau levé[2], c’est bien loin des malheurs que vous prévoyiez ; mais ce Montecuculi n’a quitté cette ville que pour embarrasser Monsieur le Prince, qui se trouvant plus foible que lui, s’est un peu retiré vers Sélestat[3]. M. de Lorraine, en 1675 écrivant à sa fille[4] sur la déroute[5], ne nomme le maréchal de Créquy que « le bon maréchal, le bon Créquy : » il y a un air malin dans cette lettre, qui ressemble bien à l’esprit de Son Altesse, mon père[6]. Il seroit à souhaiter que les équipages des morts, ou crus morts, ne revinssent point. Les gens de M. de Sanzei content cette déroute d’une terrible façon. Il y avoit deux mille hommes au fourrage ; ils n’étoient que cinq mille contre vingt-deux mille ; on ne croyoit point la rivière guéable, elle l’étoit en trois endroits : de sorte que l’armée des ennemis passoit, et prenoit nos troupes en flanc. La Trousse disoit son avis ; mais la tête tourne à moins. Le maréchal combattit comme un désespéré, et puis s’alla jeter dans Trèves, où il fait une défense d’Orondate. Il s’est sauvé beaucoup de troupes ; la terreur et la confusion ont été plus loin que la tuerie.

On n’a point trouvé le corps de M. de Sanzei ; mais ses gens l’ont vu se jeter dans un escadron qui s’appelle Sans quartier ; il cria, en s’y jetant, qu’on n’en fît point aussi ; il combattit longtemps ; ce qui resta de son régiment se rallia, et de lui point de nouvelles. Le peut-on imaginer autre part que sur le champ de bataille, où l’on n’a pu ni l’aller chercher d’abord, ni le reconnoître quand on y est allé au bout de douze jours ? La pauvre Mme de Sanzei arriva samedi à sept heures du matin, comme je montois en calèche pour m’en aller à Livry : 1675je descendis, et ne la quittai pas de tout le jour. Elle pensa trouver à la porte l’équipage de son mari, qui revint une heure après elle : on ne pouvoit voir, sans pleurer, tous ces pauvres gens et tout ce train maigre et triste. Elle s’en retournera dans quelques jours à Autry ; elle est fort affligée, et pleure de bon cœur. On ne vouloit pas qu’elle prît le deuil ; j’ai ri de cette vision : M. de Sanzei reviendra le jour d’Énoch, d’Élie, de saint Jean-Baptiste[7], du feu marquis de Piennes[8] et du marquis d’Estrées[9]. Quelle folie de douter de sa mort ! et au bout du compte, s’il revenoit, on ôteroit le bandeau[10], et on deviendroit grosse : pourvu qu’on ne se marie pas, on est toujours en état de recevoir son mari.

Au reste, Lannoi[11], c’est-à-dire Mme de Montrevel, est enragée. Après avoir été pendue un mois aux oreilles du Roi et de Quanto, et demandé ce régiment Royal avec fureur, comme elle fait toutes choses, on l’a donné au 1675 marquis de Montrevel[12], oncle de son mari, qui leur a déjà ôté la lieutenance générale[13]. On ne sait quelles mesures il a prises, ni de quelle manœuvre il s’est servi ; mais enfin, à l’heure qu’il paroissoit le moins, on lui a donné ce joli régiment : il est vrai qu’il est brave jusqu’à la folie. C’est celui qui faisoit l’amoureux de Mme de Coulanges, qui est beau et bien fait. J’oubliois qu’il plaide contre son neveu, et qu’il est son ennemi mortel ; car toute cette famille est divisée.

Le chevalier de Coislin[14] est revenu après la mort de M. de Turenne, disant qu’il ne pouvoit plus servir après avoir perdu cet homme-là ; qu’il étoit malade ; que pour le voir et pour être avec lui, il avoit fait cette dernière campagne ; mais que ne l’ayant plus, il s’en alloit à Bourbon. Le Roi, informé de tous ces discours, a commencé par donner son régiment, et a dit que, sans la considération de ses frères, il l’auroit fait mettre à la Bastille. Je ne sais pourquoi je vous conte toutes ces bagatelles : celle de la Montrevel m’a paru plaisante. Pour cette fois il n’y a pas de grands événements ; puisque vous en êtes lasse, on ne vous en mandera plus : mais s’il vous en souvient, vous en aviez voulu ; vous fûtes servie fort promptement ; et puis tout d’un coup vous dites que c’est assez : nous nous taisons.

Faucher, de l’hôtel d’Estrées, me vint voir hier ; il s’en retourne à Rome par la Savoie. Nous causâmes fort :


  1. LETTRE 440. — Ce service fut célébré le 9 dans l’église Notre-Dame, le jour même du départ de Mme de Sévigné, qui n’y assista pas. Voyez la lettre du 9 septembre, p. 125.
  2. M. de Matthieu, qui commandoit dans Haguenau, étoit lieutenant-colonel du régiment de la Marine, et officier d’une grande distinction. Il avoit dit plusieurs fois, avant que la place fût assiégée : Tant que Matthieu sera, Haguenau au Roi sera. Il devint colonel du régiment de la Marine le 29 août 1675, c’est-à-dire peu de jours après la levée du siège. (Note de Perrin, 1754.)
  3. Le 28 août, le prince de Condé était venu camper à Benfeld, et le 29 à Kestenholz sous Schlestadt ; puis voyant que les Impériaux ne s’étaient avancés que « pour gagner le passage de Benfeld et avoir ainsi la facilité d’entrer dans la haute Alsace, » il avait ordonné, dès le 30, à toute l’infanterie d’élever des retranchements, qui furent achevés le 3 septembre, depuis la montagne jusqu’à Schlestadt. Voyez la Gazette des 7 et 14 septembre.
  4. Anne de Lorraine, comtesse de Lillebonne. (Note de Perrin.)
  5. La déroute de Conz-Saarbruck.
  6. C’est ainsi, à ce qu’il paraît, que Mme de Lillebonne avait coutume de dire en parlant de son père le duc de Lorraine : voyez la lettre du 29 septembre suivant, p. 151.
  7. Ou plutôt de saint Jean l’évangéliste, de qui Jésus-Christ avait dit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que vous importe ? » ce qui avait fait courir parmi les frères le bruit que ce disciple ne mourrait point (voyez l’Évangile de saint Jean, chap. xxi, versets 22 et 23). De là l’opinion, qui fut longtemps populaire parmi les chrétiens, qu’il avait été miraculeusement préservé de la mort, et devait revenir un jour avec Énoch et Élie. — Pour Énoch, voyez le verset 24 du chapitre v de la Genèse ; et pour Élie, le livre IV des Rois, chap. II, verset 11.
  8. Premier mari de la comtesse de Fiesque. Voyez p. 107, la fin de la lettre du 30 août précédent.
  9. Sans doute Louis, marquis d’Estrées, fils du second lit de François-Annibal I, maréchal d’Estrées ; il fut tué à la levée du siège de Valenciennes, en 1656.
  10. C’étoit l’usage des veuves de ce temps-là de porter un bandeau de crêpe sur le front. (Note de Perrin.) Voyez tome II, p. 218, note 6.
  11. Ce paragraphe et le suivant manquent dans la première édition de Perrin (1734) ils ne se trouvent que dans celle de 1754.
  12. Maréchal de France en 1703. Voyez tome III, p. 111, note 3, et p. 461, note 2.
  13. Perrin a ajouté entre parenthèses : « de Bresse. »
  14. Charles-César du Cambout de Coislin, chevalier de Malte, ayant quitté le service, se retira de la cour et du monde pour se livrer à tous les exercices de la plus haute piété. Voyez le Nécrologe de Port-Royal, p. 80, Amsterdam, édition de 1723. (Note de Perrin.) Il mourut à cinquante-huit ans le 13 février 1699. Voyez ci-dessus, p. 35, la lettre du 9 août précédent, note 16.