Lettre du 4 juin 1676 (Sévigné)


545. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Vichy, jeudi 4e juin.

J’ai achevé aujourd’hui ma douche et ma suerie ; je crois qu’en huit jours il est sorti de mon corps plus de vingt pintes d’eau. Je suis persuadée que rien ne me peut faire plus de bien ; je me crois à couvert des rhumatismes pour le reste de ma vie. La douche et la sueur sont assurément des états pénibles ; mais il y a une certaine demi 1676heure où l’on se trouve à sec et fraîchement, et où l’on boit de l’eau de poulet fraîche ; je ne mets point ce temps au rang des plaisirs médiocres : c’est un endroit délicieux. Mon médecin m’empêchoit de mourir d’ennui : il me divertissoit à me parler de vous, il en est digne. Il s’en est allé aujourd’hui ; il reviendra, car il aime la bonne compagnie ; et depuis Mme de Noailles, il ne s’étoit pas trouvé à telle fête. Je m’en vais prendre demain une légère médecine, et puis boire huit jours, et puis c’est fait. Mes genoux sont comme guéris ; mes mains ne veulent pas encore se fermer ; mais pour cette lessive que l’on vouloit faire de moi une bonne fois, elle sera dans la perfection. Nous avons ici une Mme de la Barois[1] qui bredouille d’une apoplexie : elle fait pitié ; mais quand on la voit laide, point jeune, habillée de bel air, avec de petits bonnets à double carillon, et qu’on songe de plus qu’après vingt-deux ans de veuvage, elle s’est amourachée de M. de la Barois qui en aimoit une autre, à la vue du public, à qui elle a donné tout son bien, et qui n’a jamais couché qu’un quart d’heure avec elle, pour fixer les donations, et qui l’a chassée de chez lui outrageusement (voici une grande période) ; mais quand on songe à tout cela, on a extrêmement envie de lui cracher au nez.

On dit que Mme de Péquigny[2] vient aussi : c’est la Sibylle Cumée. Elle cherche à se guérir de soixante et seize ans, dont elle est fort incommodée : ceci devient 1676les Petites-Maisons. Je mis hier moi-même une rose dans la fontaine bouillante : elle y fut longtemps saucée et ressaucée ; je l’en tirai comme dessus sa tige : j’en mis une autre dans une poêlonnée d’eau chaude, elle y fut en bouillie en un moment. Cette expérience, dont j’avois ouï parler, me fit plaisir. Il est certain que les eaux ici sont miraculeuses.

Je veux vous envoyer par un petit prêtre qui s’en va à Aix un petit livre que tout le monde a lu, et qui m’a divertie ; c’est l’Histoire des Vizirs[3] ; vous y verrez les guerres de Hongrie et de Candie, et vous y verrez en la personne du grand vizir[4] que vous avez tant entendu louer, et qui règne encore présentement, un homme si parfait, que je ne vois aucun chrétien qui le surpasse. Dieu bénisse chrétienté[5] ! Vous y verrez aussi des détails de la valeur du roi de Pologne[6], qu’on ne sait point, et qui sont dignes d’admiration. J’attends de vos lettres avec impatience, et je cause en attendant. Ne craignez jamais que j’en puisse être incommodée : il n’y a aucun danger d’écrire le soir.

Voilà votre lettre du 31e de mai, ma très-chère et très-parfaitement aimable. Il y a des endroits qui me font rire aux larmes : celui où vous ne pouvez pas trouver un mot pour Mme de la Fayette est admirable. Je trouve que vous avez tant de raison, que je ne comprends pas par quelle 1676fantaisie je vous demandois cette inutilité. Je crois que c’étoit dans le transport de la reconnoissance de ce bon vin qui sent le fùt : vous étiez toujours sur vos pieds, pour lui dire supposé, et un autre mot encore que je ne retrouve plus. Pour notre pichon, je suis transportée de joie que sa taille puisse être un jour à la Grignan. Vous me le représentez fort joli, fort aimable ; cette timidité vous faisoit peur mal à propos. Vous vous divertissez de son éducation, et c’est un bonheur pour toute sa vie : vous prenez le chemin d’en faire un fort honnête homme. Vous voyez comme vous avez bien fait de lui donner des chausses ils sont filles, tant qu’ils ont une robe.

Vous ne comprenez point mes mains, ma chère fille : j’en fais présentement une partie de ce que je veux ; mais je ne les puis fermer qu’autant qu’il faut pour tenir une plume ; le dedans ne fait aucun semblant de vouloir se désenfler. Que dites-vous des restes agréables d’un rhumatisme ? Monsieur le Cardinal[7] me mandoit l’autre jour que les médecins avoient nommé son mal de tête un rhumatisme de membranes : quel diantre de nom ! À ce mot de rhumatisme, je pensai pleurer.

Je vous trouve fort bien pour cet été dans votre château. M. de la Garde doit être compté pour beaucoup ; je pense que vous en faites bien votre profit. J’ai fait sagement de vous empêcher la fatigue du voyage[8], et à moi la douleur de vous voir, pour vous dire adieu presque en même temps. Pour moi, je vivrois tristement si je n’espérois une autre année d’aller à Grignan ; c’est une de mes envies de me retrouver dans ce château avec tous les Grignans du monde : il n’y en a jamais trop. J’ai un 1676souvenir tendre du séjour que j’y ai fait, et ce souvenir promet un second voyage, dès que je le pourrai. J’ai ri, en vérité, ma chère fille, mais c’est malgré moi, de la nouvelle du combat naval[9] que notre bon d’Hacqueville vous a mandée : il faut avouer que cela est plaisant, et le soin qu’il prenoit aussi de m’apprendre des nouvelles de Rennes[10] ; mais vous cherchez qui en rira avec vous, car vous savez bien le vœu que j’ai fait, depuis qu’il m’envoya une certaine lettre de Davonneau, qui me redonna la vie[11].

Que dites-vous du maréchal de Lorges que voilà capitaine des gardes ? ces deux frères deviennent jumeaux[12] et Mlle de Frémont[13] est, en vérité, bien mariée, et M. de Lorges aussi. Je m’en réjouis pour le chevalier[14] : je crois que plus son ami s’avancera, et plus il sera en état de le servir.

Mme de Coulanges me mande qu’on lui a mandé que Mme de Brissac est guérie, et qu’elle ne rend point les eaux de Vichy[15]  : voilà bien notre petite amie. Vous la trouverez bien au-dessus des servitudes où vous l’avez vue autrefois : elle n’aime plus qu’autant qu’on l’aime, 1676et cette mesure est bonne, surtout avec les dames de la cour. Vous avez fait transir le bon abbé de lui parler de ne pas reprendre à Paris votre petit appartement : hélas ! ma fille, je ne l’aime et ne le conserve que dans cette vue ; au nom de Dieu, ne me parlez point d’être hors de chez moi. J’adore le bon abbé de tout ce qu’il me mande là-dessus, et de l’envie qu’il a de me voir recevoir une si chère et si aimable compagnie ; si sa lettre n’étoit pleine de mille petites affaires de Bourgogne et de Bretagne, je vous l’enverrais. Quoi ! Rippert renonce la réponse de Gourville. Sachez qu’il m’a écrit bien honnêtement pour prier Gourville, comme intendant des affaires du prince de Conti, de lui donner le chaperon de Bagnols pour l’année 1678. Voilà ce que Gourville m’a répondu, et puis il se trouve que ce n’est plus lui. Je ne m’en soucie en vérité guère, puisqu’il le prend par là, je ne dis pas de Rippert, au moins de son chaperon.

Le monsieur des courriers de Lyon s’appelle Séjournant, à ce que m’a dit la Bagnols, il s’appelle encore Rougeoux, et fait fort bien tenir nos lettres.

Ma chère enfant, je vous embrasse mille fois avec une tendresse qui doit vous plaire, puisque vous m’aimez. Faites bien des amitiés à M. de la Garde et à M. de Grignan, et mes compliments de noces au premier. Baisez les pichons pour moi ; j’aime la gaillardise de Pauline : et le petit petit[16] veut-il vivre absolument, contre l’avis d’Hippocrate et de Galien ? il me semble que ce doit être un homme tout extraordinaire. L’inhumanité que vous donnez à vos enfants est la plus commode chose du monde : voilà, Dieu merci, la petite qui ne songe plus ni 1676à père, ni à mère[17] ; ah ! ma belle, elle n’a pas pris cette heureuse qualité chez vous ; vous m’aimez trop, et je vous trouve trop occupée de moi et de ma santé : vous n’en avez que trop souffert.



  1. LETTRE 545 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — On lit de la Barois dans le manuscrit ; de la Baroir, dans les deux éditions de Perrin.
  2. Claire-Charlotte d’Ailly, mère de Charles d’Albert, duc de Chaulnes. (Note de Perrin.) — D’après Moréri (qui l’appelle CharlotteEugénie) elle était née le 26 avril 1606, et mourut le 17 septembre 1681. — Voyez tome II, p. 242, note 14 ; voyez aussi la lettre du 11 juin suivant, p. 485 et 486 ; et celle du 25 août 1680.
  3. Voyez plus haut, p. 449, note 10.
  4. Achmet Coprogli pacha, qui mourut, comme nous l’avons dit, en 1676, au commencement de décembre.
  5. Il y a chrétienté sans article, non pas seulement dans le manuscrit, mais encore dans les deux éditions de Perrin, les premières où cette lettre ait été imprimée.
  6. Jean Sobieski.
  7. De Retz.
  8. « Je crois avoir sagement fait de vous épargner la fatigue du voyage de Vichy. » (Édition de 1754.)
  9. Du combat rendu le 22 avril dans les eaux de la Sicile, entre l’armée navale de France, commandée par du Quesne, et les flottes réunies d’Espagne et de Hollande, commandées par Ruyter. Mme de Grignan était bien plus à portée que d’Hacqueville d’en avoir de promptes et sûres nouvelles. — La Gazette donne la relation de ce combat dans un numéro extraordinaire du 16 juin.
  10. Dans sa seconde édition (1754), Perrin ajoute pour la clarté : « quand j’étois aux Rochers. »
  11. Le maréchal de Duras et le maréchal de Lorges étoient tous deux capitaines des gardes du corps en même temps. (Note de Perrin.)
  12. Geneviève de Frémont, maréchale de Lorges. (Note du même.) — Voyez p. 395, la note 2 de la lettre du 8 avril précédent.
  13. Le chevalier de Grignan.
  14. Voyez la fin de la lettre suivante, p. 484.
  15. Voyez la lettre du 1er mars précédent, p. 369, note 1.
  16. L’enfant dont Mme de Grignan étoit accouchée dans le huitième mois. (Note de Perrin.) — Voyez la lettre du 23 février précédent, p. 365.
  17. Voyez le commencement de la lettre du 6 mai précédent, p. 432.