Lettre du 3 juillet 1676 (Sévigné)


1676

554. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 3e juillet.

Vous me dites que c’est à moi à régler[1] votre marche ; je vous l’ai réglée, et je crois qu’il y a de la raison dans ce que j’ai fait[2]. M. de Grignan même ne doit pas s’y opposer, puisque la séparation sera courte, et que c’est bien épargner de la peine, et me donner un temps d’avance, qui sera, ce me semble, purement pour moi. J’ai fait part de ma pensée à d’Hacqueville, qui l’a fort approuvée, et qui vous en écrira. Songez-y, ma fille, et faites de l’amitié que vous avez pour moi le chef de votre conseil.

On dit que la princesse d’Italie[3] n’est plus si bien auprès de sa maîtresse[4]. Vous savez comme celle-ci est sur la galanterie : elle s’est imaginé, voyez quelle injustice ! que cette favorite n’avoit pas la même aversion qu’elle pour cette bonté de cœur. Cela fait des dérangements étranges : je m’instruirai mieux sur ce chapitre ; je ne sais qu’en l’air ce que je vous dis[5].

Il me semble que j’ai passé trop légèrement sur Villebrune[6] ; il est très-estimé dans notre province ; il prêche bien, il est savant ; il étoit aimé du prince de Tarente, et avoit servi à sa conversion et à celle de son fils[7]. Le 1676prince lui avoit donné à Laval un bénéfice de quatre mille livres de rente ; quelqu’un parla[8] d’un dévolu, à cause de ce que vous savez ; l’abbé du Plessis[9] le prévint à Rome, et l’obtint, et contre le sentiment de toute sa famille il le fit signifier[10], croyant, disoit-il, faire un partage de frère avec Villebrune. Cependant il n’en a point profité, car M. de la Trémouille a prétendu que le bénéfice dépendant de lui, il falloit avoir son consentement : de sorte qu’il n’est rien arrivé, sinon que Villebrune n’a plus rien, que l’abbé du Plessis n’a pas eu un bon procédé, et que M. de la Trémouille n’a pas osé redonner le bénéfice à Villebrune, qui a toujours été en basse Bretagne depuis ce temps, fort estimé et vivant bien. Si le hasard vous l’avoit mis dans votre chapitre[11], je vous trouverois assez heureuse de pouvoir parler avec lui de toutes choses, et d’avoir un très-bon médecin ; car c’est cette science qui l’a fait aller à Montpellier pour apprendre des secrets qu’il ne croit réservés qu’au soleil de Languedoc. Voilà ce que la vérité m’a obligée de vous dire. Je veux en écrire à Vardes[12], car ce pauvre homme me fait pitié. Voyez un peu comme je me suis embarquée dans cette longue narration.

L’affaire de la Brinvilliers va toujours son train. Elle 1676empoisonnoit de certaines tourtes de pigeonneaux, dont plusieurs mouroient qu’elle n’avoit point dessein de tuer[13]. Le chevalier du guet avoit été de ces jolis repas, et s’en meurt depuis deux ou trois ans. Elle demandoit l’autre jour s’il étoit mort ; on lui dit que non ; elle dit en se tournant : « Il a la vie bien dure. » M. de la Rochefoucauld jure que cela est vrai.

Il vient de sortir d’ici une bonne compagnie, car vous savez que je garde mon logis huit jours après mon retour de Vichy, comme si j’étois bien malade. Cette compagnie étoit la maréchale d’Estrées, le chanoine[14], Bussy, Rouville[15], Corbinelli et moi. Tout a prospéré ; vous n’avez jamais rien vu de si vif. Comme nous étions le plus en train, nous avons vu apparoître Monsieur le Premier[16] avec son grand deuil : nous sommes tous tombés morts. Pour moi, c’étoit de honte que j’étois morte ; car vous saurez que je n’ai rien dit à ce Caton sur la mort de sa femme[17] et j’avois dessein de l’aller voir avec la marquise d’Uxelles ; et au lieu d’attendre ce devoir, il vient savoir comme je me porte de mon voyage. Je vous conjure de ne rien faire qui puisse empêcher le vôtre. La maréchale de Castelnau et sa fille[18] ont des soins extrêmes de moi. Je ne sais rien de Philisbourg depuis ce que je vous en ai 1676mandé. Mon fils n’est point encore passé ; il ne va point en Allemagne, c’est dans l’armée du maréchal de Créquy[19] : cette seconde campagne me déplaît[20]. Mme de Noailles me disoit hier que, sans avoir pu se tromper, elle étoit accouchée d’un fils à huit mois, qui a très-bien vécu ; il a seize ans[21]. Je suis toute à vous, ma très-chère, et cette amitié fait ma vie.



  1. LETTRE 554 (revue en partie sur une ancienne copie). — « Que c’est à moi de régler. » (Édition de 1754.)
  2. « Dans ce que j’ai proposé. » (Ibidem.)
  3. Mme de Monaco.
  4. Madame.
  5. Ce paragraphe manque dans l’édition de 1734.
  6. Ce Villebrune étoit sorti des Capucins. Voyez la lettre du 15 décembre 1675 (plus haut, p. 281). (Note de Perrin.) Voyez encore la lettre précédente, p. 509.
  7. Le prince de Tarente abjura le calvinisme en 1670, deux ans avant sa mort ; son fils avait alors quinze ans. Le père du prince de Tarente avait également abjuré en 1628 entre les mains de Richelieu. Quant à la princesse de Tarente et à sa fille, elles restèrent protestantes.
  8. « Quelque prétendant parla, etc. » (Édition de 1754.)
  9. Serait-ce un parent de Mlle du Plessis d’Argentré ?
  10. « Le prévint à Rome, et obtint le bénéfice : ce fut contre le sentiment de toute sa famille qu’il fit cette démarche, » (Édition de 1754.)
  11. Il y a un chapitre à Grignan, fondé par les ancêtres de M. de Grignan. (Note de Perrin.)
  12. « Je veux écrire à Vardes pour le lui recommander. » (Édition de 1754.)
  13. Tel est le texte du manuscrit et de l’impression de 1734. Dans sa seconde édition (1754), Perrin, dans l’intérêt de la clarté, a remplacé les mots : « qu’elle n’avoit point dessein de tuer, » par le développement que voici : « Ce n’étoit pas qu’elle eût des raisons pour s’en défaire ; c’étoient de simples expériences pour s’assurer de l’effet de ses poisons. »
  14. Mme de Longueval.
  15. Voyez tome II, p. 415, note 4.
  16. Beringhen
  17. Anne du Blé, tante du (futur) maréchal d’Uxelles, morte le 8 juin 1676. (Note de Perrin.) — La marquise d’Uxelles, mère de ce maréchal, était veuve du frère de la morte.
  18. Voyez tome III, p. 76, note 13.
  19. La Gazette du 4 juillet énumère les troupes que le marquis de Renel doit, par ordre du Roi, mener au maréchal de Créquy.
  20. « Cela me paroît une seconde campagne qui me déplaît. » (Édition de 1754.)
  21. Ce fils était Jean-François, marquis de Noailles et de Montclar, qui mourut en 1696, à l’âge de trente-six ans.