Lettre du 27 octobre 1675 (Sévigné)





462. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 27e octobre.

Je n’ai point reçu de vos lettres, ma très-chère et très-belle : c’est une grande tristesse pour moi. Il ne me tombe jamais dans l’esprit que ce soit votre faute : je connois votre soin ; mais je comprends que votre débarquement de Grignan a causé ce désordre. Mme de Chaulnes et la petite personne sont venues voir la princesse de Tarente à 1675Vitré. D’abord cette duchesse m’envoie un compliment fort honnête, disant qu’elle me viendroit voir. J’y fus dîner le lendemain ; elle me reçut avec joie, et m’entretint deux heures avec affectation et empressement, pour me conter toute leur conduite depuis six mois, et tout ce qu’elle a souffert, et les horribles périls où elle s’est trouvée. Elle sait que je trafique en plusieurs endroits, et que je pouvois avoir été instruite par des gens qui m’auroient dit le contraire : je la remerciai fort de sa confiance, et de l’honneur qu’elle me faisoit de me vouloir instruire. En un mot, cette province a grand tort ; mais elle est rudement punie, et au point de ne s’en remettre jamais. Il y a cinq mille hommes à Rennes[1], dont plus de la moitié y passera l’hiver : ce sera assez pour y faire des petits, comme dit le maréchal de Gramont[2]. MM. de Fourbin et de Vins s’ennuient fort de leur emploi ; ce dernier m’a accablée de compliments ; je crois qu’il viendra ici. Ils s’en retourneront dans quinze jours ; mais toute l’infanterie demeurera. On a pris à l’aventure vingt-cinq ou trente hommes que l’on va pendre. On a ôté le parlement : c’est le dernier coup ; car Rennes sans cela ne vaut pas Vitré. Mme de Tarente nous a sauvés des contributions. Je ne veux point dire ce que M. de Chaulnes m’a mandé, quand je serois seule dans le pays, et comme il ménage Sévigné[3], qui est aux portes de Rennes[4]. Tous ces malheurs retardent toutes les affaires, et achèvent de 1675tout ruiner. Je fus coucher à ma Tour ; dès huit heures du matin, ces deux bonnes princesse et duchesse étoient à mon lever. La pauvre petite personne est toute consternée : elle a toujours l’idée de la mort et des périls ; elle ne s’étoit jamais trouvée à telle fête. Monsieur de Saint-Malo[5] étoit à Vitré : c’est l’aumônier de Mme de Chaulnes. Nous parlâmes fort de vous. La petite regrette bien la tranquillité et la paresse de Sully : elle mène une vie bien opposée. Je fus ravie de revenir ici : je fais une allée nouvelle qui m’occupe[6] ; je paye mes ouvriers en blé, et ne trouve rien de solide que de s’amuser, et de se détourner de la triste méditation de nos misères.

On me mande qu’on parle fort de la paix. Je la souhaite fort. Il me semble qu’elle sera bonne à tout le monde. On souhaitoit ainsi la guerre. C’est que nous nous tournons d’un côté sur l’autre.

Monsieur le Cardinal commence à me faire souvenir du vilain Mirepoix : je lui mande qu’il ne s’inquiète point, et qu’encore que je sois obligée de donner le reste de cette année à mes affaires, je lui rendrai bon compte de Mme de Mirepoix ; que quand je l’aurai commencée, je la mènerai si vivement qu’elle n’aura pas le temps de se reconnoître.

Ces soirées dont vous êtes en peine, ma fille, hélas ! je les passe sans ennui ; j’ai quasi toujours à écrire, ou bien je lis, et insensiblement je trouve minuit : l’abbé me quitte à dix, et les heures[7] que je suis seule ne me font point mourir, non plus que les autres. Pour le jour, je suis en affaires avec le bien Bon, ou je suis avec mes chers 1675ouvriers, ou je travaille à mon très-commode ouvrage[8]. Enfin, mon enfant, la vie passe si vite, que je ne sais[9] comme on peut si profondément se désespérer des affaires de ce monde. On a le temps ici de faire des réflexions ; c’est ma faute si mes bois ne m’en inspirent l’envie. Je me porte toujours très-bien ; tous mes gens vous obéissent admirablement ; ils ont des soins de moi ridicules ; ils me viennent trouver le soir, armés de toutes pièces, et c’est contre un écureuil qu’ils veulent tirer l’épée.

J’ai reçu une très-aimable lettre du Coadjuteur : il se plaint extrêmement de vos railleries ; il me prie de le venger, et que[10] si je l’abandonne, Dieu ne l’abandonnera pas. Il m’envoie sa harangue, qui ne perd rien pour être imprimée : elle est belle en perfection. Il m’envoie aussi la lettre que vous lui écrivez sur ce sujet : elle est piquante et salée[11] partout ; vous lui donnez des traits dont il est fort digne, car vous savez que personne n’entend si bien raillerie que lui ; il est tombé en bonne main. Je l’aime trop de m’avoir envoyé cette lettre : elle m’est encore meilleure aujourd’hui, parce que je n’en ai point d’autre. J’avois bien envie de vous mander ce que vous lui dites sur vos évêques[12] : vous avez vu que je le pensois. Il me mande qu’il perdra le tiers de son abbaye.

Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés[13]. 1675Il faut toujours en revenir à cette chanson. Mandez-moi ce que vous savez de ce prélat, afin que je lui fasse réponse quand il sera en Provence

[14].

J’attends de vos nouvelles avec impatience. Je sens le chagrin que vous avez eu de quitter votre château, et votre liberté, et votre tranquillité : le cérémonial est un étrange livre pour vous. Adieu, ma très-chère et trop aimable ; je suis entièrement à vous, et vous embrasse de tout mon cœur avec une tendresse infinie. Si M. de Grignan a le loisir de s’approcher, je l’embrasserai aussi, et lui demanderai des nouvelles de sa santé. Je suis au désespoir de n’être point en lieu de vous pouvoir rendre service à tous deux : c’est là ma véritable tristesse. Votre Provence est d’une sagesse et d’une tranquillité qui fait voir que toutes les règles de la physionomie sont fausses.



    de l’acte III ; la première fois les verbes sont à la seconde personne : goûtez…. ne soyez pas….

    mais quand je serois seule dans le pays, je ne serois pas moins sûre des ménagements qu’il a pour Sévigné, qui, etc. »

  1. LETTRE 462 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — Dans le manuscrit : « Il y a cinq mille hommes de Rennes. »
  2. Voyez la lettre du 27 août précédent, p. 94.
  3. C’est-à-dire la terre de Sévigné.
  4. Tel est le texte de notre manuscrit (seulement le copiste a écrit menge, pour ménage, et Savigné, pour Sévigné). Y aurait-il quelques mots sautés ? Cette lettre manque dans les éditions antérieures à Perrin. Dans sa première (1734) le chevalier a omis cette phrase ; dans sa seconde (1754), il en a ainsi arrangé la fin : « m’a mandé ;
  5. Sébastien de Guémadeuc. Voyez tome II, p. 317, la fin de la note 3.
  6. Les mots « je fais une allée, etc., » ne sont pas dans le manuscrit.
  7. Dans les éditions de Perrin : « les deux heures. »
  8. Notre manuscrit a le féminin : « ma très-commode ouvrage. »
  9. Il y a ici de plus dans les deux éditions de Perrin : « et par conséquent nous approchons sitôt de notre fin, que je ne sais, etc. »
  10. Perrin a ajouté un mot dans sa seconde édition : « m’assurant que si je l’abandonne. »
  11. Il y a une épithète de plus dans l’édition de 1734 : « elle est admirable ; elle est piquante et salée, etc. »
  12. Voyez la lettre du 24 septembre précédent, p. 146.
  13. On lit dans le Thésée de Quinault
    Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés :
    GoûNe soyons pas seuls misérables.
    Ces deux vers sont quatre fois répétés par Médée dans la viie scène
  14. Après ces mots, on lit dans notre manuscrit, où la suite de la lettre manque, deux lignes qui ont été biffées, et que voici : « Je ne saurois croire que Mlle de Méri se résolve bien, loin de tous. »