Lettre du 25 décembre 1675 (Sévigné)





482. —— DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, le jour de Noël.

Voici le jour où je vous écrirai, ma fille, tout ce qu’il plaira à ma plume : elle veut commencer par la joie que 1675j’eus de revenir ici de Vitré dimanche en paix et en repos, après deux jours de discours, de révérences, de patience à écouter des choses qui sont préparées pour Paris. J’eus pourtant le plaisir d’en contester quelques-unes, comme le bal de Monsieur de Saint-Malo aux états. Mme de Tarente rioit fort de me voir échauffée, et pleine de toutes mes raisons pour l’improuver ; mais enfin j’aime mieux être dans ces bois, faite comme les quatre chats (hélas vous en souvient-il ? ), que d’être à Vitré avec l’air d’une madame. La bonne princesse alla à son prêche[1] ; je les entendois tous qui chantoient des oreilles[2], car je n’ai jamais entendu des tons comme ceux-là : je sentis un plaisir sensible d’aller à la messe ; il y avoit longtemps que je n’avois senti de la joie d’être catholique. Je dînai avec le ministre[3] ; mon fils disputa comme un démon. J’allai à vêpres pour le contrecarrer ; enfin je compris la sainte opiniâtreté du martyre. Mon fils est allé à Rennes voir le gouverneur, et nous avons fait cette nuit nos dévotions dans notre belle chapelle. J’ai encore cette petite fille qui est fort jolie[4] ; sa maison est au bout de ce parc ; sa mère est fille de la bonne femme Marcille, vous ne vous en souvenez pas ; sa mère est à Rennes ; je l’ai retenue : elle joue 1675au trictrac, au reversis : elle est assez belle, et toute naïve, c’est Jeannette ; elle m’incommode à peu près comme Fidèle. La Plessis a la fièvre quartaine : quand elle vient, et qu’elle trouve cette petite, c’est une très-plaisante chose que de voir sa rage et sa jalousie, et la presse qu’il y a à tenir ma canne ou mon manchon. Mais en voilà bien assez, voici un grand article de rien du tout. Ma chère enfant, parlons un peu de notre d’Hacqueville. Il est couru à Saint-Germain dès qu’il a su que Péruis[5] étoit arrivé. Il avoit envoyé mes lettres ; il n’y a point en vérité un autre ami de cette trempe ; mais le petit avocat qui porte toutes les défenses de vos amis n’est point arrivé. Cela l’inquiète fort, car que répondre contre des faits ? Mais à l’heure que je parle peut-être que tout est arrivé.

Les Fourbins ont une affaire de bien plus grande importance que celle-là, qui est celle du petit Janson[6], qui a 1675tué en duel le neveu de M. de la Feuillade, Chassingrimont[7]. Cette affaire est au parlement, et le Roi a dit, que si on avoit fait justice de la mort de Châteauvilain[8], qu’on croit avoir été tué en duel, il n’y en auroit pas eu beaucoup d’autres. Voilà donc un garçon comme les autres hors de France, dans les pays étrangers, et ils sont tous fort intrigués.

Que dites-vous de la pauvre Mme de Puisieux ? ce rhume devient une fluxion sur la poitrine ; c’est ainsi qu’elles se sont introduites familièrement dans les maisons. Cette bonne Puisieux nous auroit rendu mille services contre le Mirepoix, et la voilà morte[9]. Lancy, notre parent[10], est mort aussi en trois jours : c’étoit une âme faite exprès ; j’en suis affligée : priez d’Hacqueville de faire vos compliments chez les Rarai : voilà tout ce qu’il vous en coûtera. M. le cardinal de Retz me confie qu’il est à Saint-Mihel pour passer les fêtes, mais que je n’en dise rien, de peur du scandale. Il m’a été impossible de ne lui pas dire l’endroit de Rome de votre dernière lettre ; c’est une harmonie que l’arrangement de tous les mots qui le composent : je suis assurée qu’il le trouvera fort bon, et qu’il reconnoîtra bien le style et les discours de sa chère nièce. Mme de Coulanges a eu une grande conversation avec son gros cousin[11] dont elle espère beaucoup pour M. de Coulanges. La grande femme[12] ne vous écrit-elle point ? 1675Mme de Vins vient de m’écrire encore une lettre fort jolie, et, comme vous dites, bien plus flatteuse qu’elle ; elle me dit que, pour ne point souhaiter mon amitié, il n’y a point d’autre invention que de ne m’avoir jamais vue, et toute la lettre sur ce ton-là : n’est-ce pas un fagot de plumes au lieu d’un fagot d’épines ? M. d’Hacqueville croit qu’elle fera fort bien pour nous, quoiqu’elle ait été un peu fâchée que ce qu’on avoit souhaité se soit tourné d’une autre façon. Connoissez-vous le Boulay[13] ? Oui ; il a rencontré par hasard Mme de Courcelles ; la voir et l’adorer n’est qu’une même chose : la fantaisie leur a pris d’aller à Genève ;ils y sont ; d’où il a écrit une lettre à Manicamp[14] la plus plaisante du monde. Mme Mazarin court les champs de son côté ; on la croit en Angleterre : il n’y a, comme vous savez, ni foi, ni loi, ni prêtre ; mais je crois qu’elle ne voudroit pas, comme dit la chanson[15], qu’on en eût chassé le Roi.

Pour Jabac, nous en sommes désolés : quelle sotte découverte, et que les vieux péchés sont désagréables[16] ! Le bon abbé priera Rousseau de tâcher de faire patienter 1675jusqu’à notre retour. N’est-ce point abuser du loisir d’une dame de votre qualité, que de vous conter de tels fagots ? car il y a fagots et fagots : ceux qui répondent aux vôtres sont à leur place ; mais ceux qui n’ont ni rime ni raison, ma bonne, n’est-ce point une véritable folie ? Je vais donc vous souhaiter les bonnes fêtes[17], et vous assurer, ma très-chère, que je vous aime d’une parfaite et véritable tendresse, et que, selon toutes les apparences, elle me conduira in articulo mortis. Vous ai-je dit que Mme de Fontevrault étoit allée chez Mme de Coulanges voir votre portrait ? Il en vaut bien la peine.



  1. LETTRE 482 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — Après la destruction du temple protestant de Vitré, qui eut lieu en 1671, en vertu d’un arrêt du conseil, l’église Notre-Dame fut partagée entre les catholiques et les réformés ; les premiers se réunissaient dans le chœur et les protestants dans la nef. On voit encore une immense cloison qui partage en. deux l’édifice, et une chaire en pierre sculptée, extérieure et destinée aux prédications des ministres, de laquelle ils s’adressaient à leurs sectateurs réunis dans le cimetière.
  2. Il est dit dans une note de Perrin que chanter des oreilles est une expression de Panurge. Nous ne l’avons pas trouvée dans Rabelais.
  3. Pierre Besly. M. du Bois le nomme dans ses Recherches nouvelles, Paris, Techener, 1838, in-8o, p. 79.
  4. Charles de Sévigné en parle à sa sœur à la un de la lettre du 15 décembre précédent. Voyez ci-dessus, p. 283.
  5. Voyez tome III, p. 320, note 6 de la lettre du 18 décembre 1673.
  6. François-Toussaint de Forbin, fils aîné de Laurent, marquis de Janson (voyez tome II, p. 72, note 17), et neveu de l’évêque de Marseille. Il était né en 1655. — Il prit la fuite après ce duel, et se mit au service de l’Empereur. Il se trouva à la levée du siège de Vienne et à la prise de Bude. La guerre ayant été déclarée entre la France et l’Empire, il revint dans sa patrie, et se déguisa sous le faux nom de comte de Rosemberg. Le Roi, touché de cette marque de fidélité, ferma les yeux sur sa rentrée en France, et lui donna un grade dans un régiment étranger. Étant resté au nombre des morts à la bataille de la Marsaille, livrée le 4 octobre 1693, il fut porté par ses soldats chez les jésuites de Pignerol qui prirent soin de ses blessures, et commencèrent, par leurs exhortations, à lui inspirer la résolution qu’il prit dans la suite de se consacrer à Dieu. Il se rendit à la Trappe et y fit profession sous le nom de frère Arsène, le 7 décembre 1703. En l’année 1704, il fut du nombre des religieux que l’abbé de la Trappe envoya en Toscane sur la demande du grand-duc, pour rétablir l’ancienne observance de Cîteaux dans l’abbaye de Buon-Solazzo. Le cardinal de Janson alla l’y voir, et fut touché jusqu’aux larmes des discours de son neveu. Le frère Arsène mourut dans cette abbaye le 21 juin 1710. (Note de l’édition de 1818.)
  7. Jean-Charles d’Aubusson de Chassingrimont, chevalier de Malte, tué en 1675. Il était cousin germain du maréchal de la Feuillade.
  8. Louis-Marie-Charles de l’Hospital, comte de Châteauvilain, fils de François-Marie de l’Hospital, duc de Vitry. Élevé comme enfant d’honneur de Louis Dauphin, il figura au combat de Senef, et fut tué dans la nuit du 20 novembre 1674, âgé de vingt et un ans.
  9. Elle se rétablit. Voyez la lettre du 29 décembre suivant.
  10. Voyez tome III, p. 258, note 2.
  11. Louvois.
  12. Cette grande femme était Mme d’Heudicourt. (Note de 1818.)
  13. François Brulart du Boulay, capitaine au régiment d’Orléans. Son père, chambellan de Gaston et capitaine du Luxembourg, était cousin issu de germain du chancelier Sillery ; « il était de plus frère cadet du célèbre gastronome Broussin, inventeur de la sauce Robert. » (M. P. Paris, tome Il de Tallemant des Réaux, p. 295.) Sur la liaison de du Boulay avec Mme de Courcelles, voyez tome II, p. 513, note 5, et le chapitre vi du tome IV de Walckenaer.
  14. Voyez tome III, p. 32, note 5.
  15. Chanson de Blot. (Note de Pcrrin.) —Sur Blot, voyez tome II, p. 199, note 11.
  16. Il s’agissoit d’une ancienne dette pour marchandises livrées à Mme de Grignan. (Note de Perrin, 1754.)— « L’inventaire des archives de la maison de Grignan démontre que le chevalier Perrin, s’il a été bien informé, entend, dans sa note, parler de la première femme du comte de Grignan. Il s’agissait d’une réclamation du sieur Jabach pour une somme de quatre mille livres qui lui était due comme complément d’une obligation faite à son profit par M. le comte de Grignan et feu son épouse. Cette affaire ne fut terminée que le 31 mars 1677, au moyen d’une constitution de deux cent cinquante livres de rentes, par M. le comte et Mme la comtesse de Grignan, au profit de Mlle de Grignan, fille de Mme de Grignan-Rambouillet. Après cette constitution, le sieur Jabach donna quittance voyez le Catalogue des archives de la maison de Grignan, p. 33. (Walckenaer, tome V, p. 461.)
  17. L’usage de souhaiter les bonnes fêtes à Noël et à Pâques s’observe encore dans certaines provinces, et surtout en Provence. (Note de Perrin.)