Lettre du 24 septembre 1675 (Sévigné)






1675
149. —— DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À la Silleraye[1], mardi 24e septembre.

Me voici, ma fille, dans ce lieu où vous avez été un jour avec moi ; mais il n’est pas reconnoissable ; il n’y a pas pierre sur pierre de ce qui étoit en ce temps-là. M. d’Harouys manda de Paris, il y a quatre ans, à un architecte de Nantes, qu’il le prioit de lui bâtir une maison : il lui envoya le dessin, qui est très-beau et très-grand. C’est un grand corps de logis de trente toises de face, deux ailes, deux pavillons ; mais comme il n’y a pas été trois fois pendant tout cet ouvrage, tout cela est mal exécuté : notre abbé est au désespoir ; M. d’Harouys ne fait qu’en rire ; il nous y amena hier au soir. M. de Lavardin est venu dîner avec nous, et m’arrête jusqu’à demain matin. Il est impossible de rien ajouter aux honnêtetés, aux confiances et aux extrêmes considérations de M. de Lavardin pour moi ; je vous assure que M. de Grignan ne pourroit pas m’en témoigner davantage, ni même plus d’amitié. Je n’ose plus vous dire du bien de lui ; mais il a des qualités bien solides, et un désintéressement qui lui donne des tons bien propres à commander[2]. Je vous endormirai quelque jour des affaires de cette province ; elles sont dignes d’attention ; et présentement il faut que vous souffriez qu’elles fassent mes nouvelles. 1675Quand mes lettres arriveront au milieu de celles de Paris, elles auront assez de l’air d’une dame de province qui vous parle et vous confie les intrigues d’Avignon ou de quelque autre ville. Enfin, ma chère enfant, la seule amitié que vous avez pour moi leur donnera du prix[3]. Nous avons appris les nouvelles de la cour, qui ne sont pas en grand nombre cet ordinaire : M. Félix[4] n’est point évêque de Gap, c’est de Digne. Mais que je vous trouve heureuse d’avoir Monsieur de Saint-Paul[5], et lui ! Plût à Dieu que nous en eussions autant dans cette province ! Vous en auriez bien moins d’inquiétude. Je vous souhaite encore un petit M. Laurens[6], qu’on dit qui sera placé à la première voiture[7]. J’avois dessein de faire un compliment à Moulinier[8] ; mais c’est à Monsieur l’Archevêque et à Monsieur le Coadjuteur que je dois adresser la parole : ils sont camarades et confrères, j’en suis ravie.

Nos pauvres bas Bretons, à ce qu’on nous vient d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante par les champs ; et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux, et disent mea culpa : c’est le seul mot de françois qu’ils sachent ; comme nos François qui disoient qu’en Allemagne on ne disoit pas un mot de latin à la messe, que 1675Kyrie eleison. On ne laisse pas de pendre ces pauvres bas Bretons ; ils demandent à boire et du tabac[9], et de Caron pas un mot[10].

M. de Coulanges me mande d’étranges bruits de Bellièvre et de Mirepoix pour couper la gorge aux créanciers : ce seroit une bonne forêt que ce benoît hôtel de Bellièvre[11], si cela étoit vrai. Je crois qu’il vous mande comme à moi.

J’ai passé, des sept jours que j’ai été à Nantes, trois après-dînées chez nos sœurs de Sainte-Marie : elles ont de l’esprit, et vous adorent, et le petit ami[12], dont elles étoient charmées : je le porte toujours avec moi ; car s’il alloit tonner, comme disoit Langlade à M. d’Andilly, voyez un peu, sans cela, ce que je deviendrois.

M. de Lavardin vous fait mille compliments, et M. d’Harouys veut, je crois, vous écrire, tant je le trouve enthousiasmé de vous : je l’aime, comme vous savez, et je me divertis à l’observer. Je voudrois que vous vissiez cet esprit supérieur à toutes les choses qui font l’occupation des autres, cette humeur douce et bienfaisante, cette âme aussi grande que celle de M. de Turenne : elle me paroît un vrai modèle pour faire celle des rois, et j’admire combien nous estimons les vertus morales ; je suis assurée que s’il mouroit, on ne seroit non plus en peine de son salut que de celui de M. de Turenne[13].
1675

Nous partons demain pour les Rochers, où je recevrai et trouverai de vos nouvelles, ma très-aimable et très-chère ; j’ai été deux jours en ce pays plus que je ne voulois : c’est ce qui fait que je n’y ai reçu que deux de vos lettres. Je me porte très-bien ; et vous, mon enfant, dormez-vous ? votre bise est-elle traitable ? Il fait un temps admirable présentement. Je vous embrasse avec une tendresse extrême : je crois que vous n’en doutez pas.



  1. LETTRE 449 (revue en partie sur une ancienne copie). — « Le château de la Silleraye (Seilleraye, Sailleraye) est situé dans le canton de Carquefou, à environ sept kilomètres à l’est de ce bourg (et à quatorze de Nantes). Il est à deux kilomètres de Mauves et du bord septentrional de la Loire, sur le versant d’un coteau, au bas duquel coule un ruisseau » que dans le pays on appelle la Seille. Voyez Walckenaer, tome V, p. 451 et suivante.
  2. « Bien propres au commandement. » (Édition de 1754.)
  3. « Fera valoir mes lettres. » (Édition de 1754.)
  4. Voyez p. 141, la note 15 de la lettre du 20 septembre précédent.
  5. Luc d’Aquin, évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, de 1674 à 1680. Saint-Paul est très-proche de Grignan.
  6. Sans doute dom Jean de Saint-Laurens, feuillant, qui prêcha devant le Roi l’avent de 1675.
  7. Nous avons déjà vu cette locution au tome IV, p. 4.
  8. L’archevêque d’Arles eut un valet de chambre de ce nom, dont le fils, né en 1675, entra à l’Oratoire et devint un prédicateur assez célèbre pour avoir son article dans Moréri. « Il y a une telle quantité d’évêques nouveaux (voyez les Gazettes des 14 et 21 septembre) que je n’ai pas le courage de vous les dire, » écrit Mme de Montmorency à Bussy le 18 septembre : il y avait peut-être parmi eux un parent de Moulinier.
  9. L’édition de 1754 ajoute : « et qu’on les dépêche. »
  10. Mais ce dont ils devraient avoir un peu plus de souci, l’autre vie, Dieu qui les attend, ils l’oublient, ils n’y donnent pas une pensée. Mme de Sévigné fait ici une nouvelle allusion au mot qui termine le Caron de Lucien. Voyez tome II, p. 349, note 7, et la lettre du 7 mars 1685.
  11. Voyez les lettres de juillet et d’août précédents.
  12. C’est-à-dire le portrait de Mme de Grignan en miniature. (Note de Perrin, 1754.)
  13. Voyez ci-dessus, p. 44 et 45.