Lettre du 24 juillet 1676 (Sévigné)


1676

561. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce vendredi 24e juillet.

J’AI vu ce matin le plus beau des abbés[1]. Nous jouissons par avance du plaisir de vous avoir : cette espérance répand une joie et une douceur sur toute ma vie ; elle a 1676dissipé un crêpe noir que votre absence y avoit mis. Je me porte bien quand je pense que vous vous préparez à me venir voir. D’Hacqueville veut que je retourne à Vichy cet automne ; mais, ma fille, je ne saurois : je suis fatiguée de voyager. Mes mains, mes genoux n’ont pas besoin de cette répétition si prompte : je sais une recette qui me guérira sûrement. Il est vrai que j’irai au-devant de vous ; mais il n’est pas besoin que je prenne cette peine pour vous faire venir ; ce voyage sera mieux placé une autre fois. Je me repose un peu en vous attendant ; j’irai me rafraîchir à Livry. Monsieur le premier président m’a mandé par M. d’Ormesson que puisque je savois présentement ce que c’étoit que d’être malade, je comprendrois bien les remèdes et les rafraîchissements qu’il va prendre quinze jours ou trois semaines durant à Bâville[2]. Au reste, la reine de Pologne[3] vient à Bourbon ; je crois qu’elle joindra fort agréablement au plaisir de chercher sa santé celui d’avoir le dessus sur la reine de France[4] ; car pendant qu’elle sera en train, je suis persuadée qu’elle viendra à Paris : vous en aurez la vue, et vous admirerez ce que c’est que la fortune.

Penautier est heureux : jamais il n’y eut un homme si bien protégé ; vous le verrez sortir, mais sans être justifié dans l’esprit de tout le monde. Il y a eu des choses extraordinaires dans ce procès ; mais on ne peut les dire. Le cardinal de Bonzi disoit toujours en riant que tous ceux qui avoient des pensions sur ses bénéfices ne vivroient pas longtemps, et que son étoile les tueroit. Il y a deux ou trois mois que l’abbé Foucquet, ayant rencontré cette Éminence dans le fond de son carrosse avec Penautier, dit tout haut : « Je viens de rencontrer le cardinal de Bonzi avec son étoile[5]. » Cela n’est-il pas bien plaisant ? Tout le monde croit comme vous qu’il n’y aura pas de presse à la table de Penautier. On ne peut écrire tout ce qu’on entend dire là-dessus. Je savois tantôt mille choses très-bonnes à vous endormir ; je ne m’en souviens plus : quand elles reviendront, je les écrirai vitement.

Adieu, ma très-aimable et très-chère : il est tard, je ne suis pas en train de discourir. J’ai passé tout le soir avec d’Hacqueville dans le jardin de Mme de la Fayette ; il y a un jet d’eau, un petit cabinet couvert : c’est le plus joli petit lieu du monde pour respirer à Paris. Je vous embrasse mille fois, ma très-chère, et vous remercie de la joie que vous répandez dans mon cœur, en m’assurant de votre retour avant l’hiver.




  1. LETTRE 561. — L’abbé de Grignan.
  2. Maison de campagne du premier président de Lamoignon, située dans la commune de Saint-Chéron, arrondissement de Rambouillet, entre Dourdan et Arpajon.
  3. Marie-Casimire de la Grange d’Arquien, femme de Jean Sobieski, élu roi de Pologne en mai 1674. (Note de Perrin ; voyez plus haut, tome III, p. 324, note 3.) — On voit dans la correspondance de l’évêque de Marseille avec Mlle de Scudéry que la reine de Pologne avait en effet formé le projet de venir prendre les eaux de Bourbon ; elle y renonça et alla prendre les eaux d’Égra, en Bohême.
  4. Voyez la lettre du ; août suivant. — Ce qui est relatif au plaisir d’avoir le dessus sur la reine de France a été omis par Perrin dans sa seconde édition.
  5. Le cardinal de Bonzi étoit regardé comme un de ceux qui protégeoient Penautier le plus ouvertement. (Note de Perrin.)