Lettre du 20 juillet 1656 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 412-414).
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40. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN
À MADAME DE SÉVIGNÉ.

La nuit du 15e au 16e juillet, les ennemis ayant attaqué les lignes du maréchal de la Ferté, battirent son armée, et le prirent prisonnier sans que nous le pussions secourir, parce que les écluses de Bouchain ayant été levées, notre digue sur l’Escaut fut inondée, et nous n’y pûmes passer. Nous nous retirâmes donc au Quesnoy, d’où j’écrivis cette lettre le 20e juillet à la marquise.

Au camp du Quesnoy, le 20e juillet 1656.

Je vous aurois plus tôt tirée de peine, Madame, si j’avois eu plus tôt le loisir et la commodité de vous apprendre de mes nouvelles ; mais depuis notre retraite de Valenciennes jusques à présent, j’ai presque toujours été à cheval ou sur la paillasse, et je n’ai point su qu’il partît de courrier de l’armée qu’aujourd’hui.

Vous saurez donc, Madame, que le 16e de ce mois, à deux heures du matin les lignes du maréchal de la Ferté 1656 furent attaquées par l’armée des ennemis, et forcées sans résistance, hormis du côté des gardes francoises et de la marine, qui en firent beaucoup ; mais ils furent pris par derrière. Nous ne pûmes secourir cette armée, parce que, du côté que les ennemis firent le plus grand effort, il n’y avoit qu’une digue fort étroite et longue de huit cents pas, sur l’Escaut et les prairies, que ceux de Bouchain avoient inondée, par laquelle digne nous pouvions nous communiquer ; et cette inondation fit aussi que fort peu de gens se purent sauver. Le maréchal de la Ferté[1] fut pris ; le comte d’Estrées[2], le comte de Grand-Pré et Gadagne[3], lieutenants généraux, pris ; Moret, Riberpré, le marquis de Renel[4], Vervins, Thianges, la Trousse, Pradel, Poillac, la Luserne, et plus de quatre cents officiers, cavalerie ou infanterie, pris ; le marquis d’Estrées[5], volontaire, tué ; la Roque Saint-Chamarant, mestre de camp de cavalerie, pris ; Belsunce[6], mestre de camp d’infanterie, tué ; et bien d’autres que nous ne savons pas encore.

Le marquis d’Uxelles[7] se sauva par la digue, Bellefonds[8] à nage. Le débris de cette armée, qui pouvoit être de deux mille hommes, cavalerie ou infanterie, se retira à Condé. Notre armée marcha au Quesnoy sans ordre de bataille ; nous y trouvâmes deux mille hommes qui venoient de France pour nous joindre.

Le lendemain 17e, ayant fait revue, nous trouvâmes huit mille hommes de pied, et huit mille chevaux dans l’armée de Turenne ; cinq cents chevaux, et trois cents hommes de pied dans celle de la Ferté.

Le mardi 18e, les ennemis se vinrent poster à notre vue de l’autre côté du Quesnoy, un petit ruisseau entre-deux. Leur dessein étoit, à ce que nous croyons, d’assiéger le Quesnoy si nous en eussions déjà été éloignés, ou de nous attaquer si nous eussions fait devant eux une méchante démarche ; mais malheureusement pour eux, ils nous ont trouvés bien postés, fiers, et témoignant ne respirer que la vengeance de la défaite de nos camarades.

Ce matin ils ont décampé de devant nous, et nous ont laissés douter deux heures durant s’ils ne vouloient point nous donner bataille ; mais enfin ils ont repris le chemin de Valenciennes, et nous croyons qu’ils vont faire le siége de Condé, que nous aurons bien de la peine de secourir. Voilà notre aventure, Madame, que vous ne pouvez apprendre d’ailleurs plus véritablement.

Le 17e, j’envoyai mon trompette savoir ce qu’étoit devenu la Trousse. Il revint le lendemain sans avoir pu parler à lui, mais ayant appris qu’il se portoit fort bien.

J’oubliois de vous dire que toute l’armée de la Ferté a perdu son bagage, hormis Bellefonds, qui a sauvé sa vaisselle d’argent.


  1. Lettre 40. — i. Henri de Senneterre, duc de la Ferté, maréchal depuis 1651, mort en 1681.
  2. Jean, comte d’Estrées, lieutenant général depuis 1655, devint maréchal de France en 1681. Il était frère puîné du duc d’Estrées, mort ambassadeur à Rome, et frère aîné du cardinal.
  3. Louis d’Hostun de Gadagne, comte de Verdun, frère aîné de Roger, marquis de la Baume et père du maréchal de Tallart. Voyez la note 9 de la lettre 54.
  4. Clériadus, d’abord chevalier de Malte, marquis de Renel depuis la mort de Bernard son frère aîné (1645). Suivant Moréri, il aurait été tué sous Valenciennes en 1656, commandant la cavalerie du maréchal de la Ferté.
  5. Louis, marquis d’Estrées, frere cadet et consanguin du comte d’Estrées nommé plus haut : voyez la note 2.
  6. Elie de Belsunce, tué à la tête du régiment de son nom.
  7. Louis Châlon du Blé, marquis d’Uxelles, père du maréchal de ce nom. Voyez la note 4 de la lettre 43.
  8. Bernardin Gigault, marquis de Bellefonds, l’ami de Bossuet, premier maître d’hôtel du Roi en 1663, maréchal de France en 1668. Il était neveu de Judith de Bellefonds (la mère Agnès de Jésus-Maria), prieure des carmélites, et de la marquise de Villars.