Lettre du 1er mai 1676 (Sévigné)


530. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.
À Paris, vendredi 1er mai.

Je commence, ma fille, par remercier mille fois M. de Grignan de la jolie robe de chambre qu’il m’a donnée : je n’en ai jamais vu une plus agréable. Je m’en vais la faire ajuster pour me parer cet hiver, et tenir mon coin dans votre chambre. Je pense souvent, aussi bien que vous, à nos soirées de l’année passée ; nous en pourrons refaire encore, mais la meilleure pièce de notre sac y manquera. Ce monsieur qui m’a apporté cette robe de chambre a pensé tomber d’étonnement de la beauté et de la ressemblance de votre portrait. Il est certain qu’il est encore embelli ; sa toile s’est imbibée, il est dans sa perfection : si vous en doutez, ma chère enfant, venez-y voir. Il court ici un bruit, dont tout le monde m’envoie demander des nouvelles. On dit que M. de Grignan a ordre d’aller pousser par les épaules le vice-légat hors d’Avignon : je ne le croirai point que vous ne me le mandiez. Les Grignans auroient l’honneur d’être les premiers excommuniés, si cette guerre commençoit ; car l’abbé de Grignan, de ce côté-ci, a ordre de Sa Majesté de défendre aux prélats d’aller voir Monsieur le Nonce. Ce petit monsieur dit que vous êtes très-belle ; il croit 1676que M. de Grignan demeurera plus longtemps à Aix que vous ne pensez ; pour moi, je ne me presse point de partir, car je sais que le mois de juin est meilleur que celui de mai pour boire des eaux : je partirai le dix ou le onze de ce mois. Mme de Montespan est partie pour Bourbon. Mme de Thianges est allée jusqu’à Nevers avec elle, où M. et Mme de Nevers la doivent recevoir. Mon fils me mande qu’ils vont assiéger Bouchain[1] avec une partie de l’armée, pendant que le Roi[2], avec un plus grand nombre, se tiendra prêt à recevoir et à battre M. le prince d’Orange. Il y a cinq ou six jours que le chevalier d’Humières#3 est hors de la Bastille ; son frère a obtenu cette grâce. On ne parle ici que des discours, et des faits et gestes de la Brinvilliers. A-t-on jamais vu craindre d’oublier dans sa confession d’avoir tué son père ? Les peccadilles qu’elle craint d’oublier sont admirables. Elle aimoit ce Sainte-Croix, elle vouloit l’épouser, et empoisonnoit fort souvent son mari à cette intention. Sainte-Croix, qui ne vouloit point d’une femme aussi méchante que lui, donnoit du contre-poison à ce pauvre mari ; de sorte qu’ayant été ballotté cinq ou six fois de cette sorte,[3] 1676tantôt empoisonné, tantôt désempoisonné, il est demeuré en vie, et s’offre présentement de venir solliciter pour sa chère moitié : on ne finiroit point toutes ces folies. J’allai hier à Vincennes avec les Villars. Son Excellence part demain pour la Savoie[4], et m’a priée de vous baiser la main gauche de sa part. Ces dames[5] vous aiment fort ; nommez-les en m’écrivant, pour les payer de leur tendresse. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je ne vous en dirai pas davantage pour aujourd’hui.



  1. LETTRE 530 (revue en partie sur une ancienne copie). — Bouchain fut en effet investi le 2 mai par Monsieur, frère du Roi, ayant sous ses ordres le maréchal de Créquy.
  2. Balthazar de Crevant, chevalier de Malte, commandeur de Villiers-au-Liége, abbé de Saint-Maixant et de Preuilly, frère du maréchal d’Humières. Il mourut en septembre 1684, à Bâville, chez Lamoignon. Voyez la lettre du 27 septembre 1684.
  3. « Le même jour (2 mai), sur l’avis que reçut Sa Majesté que les ennemis faisoient de grands magasins à Ypres, Elle ordonna au maréchal d’Humières de marcher avec six escadrons et les deux compagnies des mousquetaires, et de s’approcher de l’armée ennemie pour observer les desseins du prince d’Orange. Le 1er jour de mai, Sa Majesté alla reconnoître toutes les avenues de son camp, et observa elle-même les endroits les plus commodes et les plus avantageux pour mettre son armée en bataille. » (Gazette du 9 mai 1676.)
  4. Dans l’édition de 1734 : « part demain pour Savoie. »
  5. Mmes de Villars et de Saint-Géran. (Note de Perrin.)