Lettre du 1 octobre 1654 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 387-390).
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27. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MÉNAGE.

(Aux Rochers) ce 1er d’octobre.

J’ai reçu la lettre que vous m’avez envoyée de M. le 1654 Coadjuteur[1], et ne doute pas qu’elle ne fasse un très-grand effet. Je l’envoyai dès hier à Nantes, à M. le maréchal de la Meilleraye[2], et je ne vous puis dire à quel point je vous suis obligée de la diligence avec laquelle vous m’avez rendu ce bon office. En cela j’ai bien reconnu votre manière ordinaire, et en vérité je vous en remercie d’aussi bon cœur, que de bon cœur vous avez pris cette peine. Je crois que vous en serez content. Je n’écris point à M. le Coadjuteur pour lui en faire un compliment ; je crois qu’il suffira que vous lui en fassiez un pour moi. Je vous conjure de n’y pas manquer, et de me mander si le vôtre suffira.

Mais voici qui est admirable de vous voir si bien avec toute ma famille. Il y a six mois que cela n’étoit pas du tout si bien[3]. Je trouve que les changements si prompts ressemblent fort à ceux de la cour ; je vous dirai pourtant qu’à mon avis cette bonne intelligence ici durera davantage ; et pour moi, j’en ai une si grande joie, que je ne puis vous la dire au point qu’elle est. Mais, bon Dieu ! 1654 où avez-vous été pêcher ce M. le grand prieur[4], que M. de Sévigné appeloit toujours mon oncle le Pirate ? Il s’étoit mis dans la fantaisie que c’étoit sa bête de ressemblance, et je trouve qu’il avoit assez de raison. Mais dites-moi donc ce que vous pouvez avoir à faire ensemble, aussi bien qu’avec le comte de Bussy. J’ai une curiosité étrange que vous me contiez cette affaire, comme vous me l’avez promis. Mais en voici bien une autre : c’est que notre abbé[5], qui entend dire de tous côtés que l’on vous aime, se va mettre dans la tête de vous aimer aussi, tellement qu’il m’a déjà priée de vous en jeter quelques paroles par-ci par-là. Je lui ai promis de faire mes efforts, et s’il est vrai que vous aimiez ceux que j’aime, et à qui j’ai d’extrêmes obligations, je n’aurai pas beaucoup de peine à obtenir cette grâce de vous. Je vous donne le temps d’y penser, et en attendant je vous assure que vous devez être aussi content de moi, que ce jour que je vous écrivis une lettre de dix mille écus[6].

Marie de Rabutin Chantal.

Un compliment à M. Girault[7] ; je n’ai point reçu son livre. Mandez-moi si c’est tout de bon que M. de Luynes[8] soit mort, car je ne le saurois encore croire.


  1. Lettre 27. — i. Le cardinal de Retz, conduit de Vincennes au château de Nantes le 30 mars précédent, était parvenu à s’en évader le 8 août : Renaud de Sévigné avait favorisé son évasion. Le cardinal s’était empressé de donner de ses nouvelles à Mme de Sévigné ; il lui avait écrit sans doute de chez le duc de Retz son frère, à Machecoul, dans le pays de Retz, et il avait adressé sa lettre à Ménage, autrefois son commensal. — Retz était cardinal depuis 1650, et depuis mars 1654 archevêque de Paris. C’est par habitude que Mme de Sévigné le nomme le Coadjuteur. Il est vrai que pendant sa détention il avait donné au Roi sa démission de l’archevêché.
  2. Charles de la Porte, duc de la Meilleraye, maréchal de France en 1639, lieutenant général au gouvernement de Bretagne, et grand maître de l’artillerie, mort en 1664.
  3. Est-ce une allusion aux démêlés que Ménage avait eus deux ans auparavant avec le cardinal de Retz et qui avaient bien pu laisser entre eux quelque froideur ? Voyez la Muse historique de Loret, livre III, p. 140, 5 octobre 1652.
  4. Hugues de Rabutin : voyez la note 3 de la lettre 10. « C’étoit, dit Bussy dans ses Mémoires (tome II, p. 7), un brave gentilhomme, et qui ne manquoit pas de sens, mais il étoit brusque, et d’une politesse telle qu’une espèce de corsaire la peut avoir. » Hugues de Rabutin, né en 1588, mourut au mois de juin 1656.
  5. L’abbé Christophe de Coulanges, abbé de Livry. Voyez la Notice, p. 23.
  6. Voyez la Notice, p. 27.
  7. L’abbé Girault fut secrétaire de Ménage et devint ensuite chanoine du Mans. Le livre dont parle Mme de Sévigné pourrait être, a-t-on dit, les Miscellanea ou Mélanges de Ménage, que Girault, comme nous l’apprend Ménage lui-même dans sa préface latine, avait recueillis et mis en ordre. La seule objection, mais elle est grave, qu’on puisse faire à cette supposition, c’est que les Miscellanea parurent en 1652, et qu’on aurait attendu bien longtemps pour les envoyer à Mme de Sévigné.
  8. Cette nouvelle était fausse. Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes, fils du Connétable (mort en 1621), traducteur des Méditations de Descartes, ne mourut qu’en 1690. Voyez ce qui est dit dans la Notice, p. 270, de la proposition de mariage qu’il fit en 1685 à Mme de Sévigné.