Lettre du 13 septembre 1679 (Sévigné)




729 bis. — LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN[1].

À Paris, ce mercredi au soir [13eseptembre 1679].

LE moyen, ma bonne, de vous faire comprendre ce que j’ai souffert, et par quelles sortes de paroles vous pourrois-je représenter les douleurs d’une telle séparation ? Je ne sais pas moi-même comme j’ai pu la soutenir. Vous m’en avez paru si touchée aussi, que je crains que vous n’en ayez été plus mal qu’à votre ordinaire, qui est trop dire, car vous n’avez pas besoin d’aucune augmentation. Cette inquiétude trop bien fondée pour une santé qui m’est si chère, avec l’absence d’une personne comme vous, dont tout me va droit au cœur et dont rien ne m’est indifférent, vous pourront faire comprendre une partie de l’état où je suis. J’ai donc suivi des yeux cette barque, et je pensois à ce qu’elle m’emmenoit, et comme elle s’éloignoit, et combien de jours je passerois sans revoir cette personne et toute cette troupe que j’aime et que j’honore, et par elle et par rapport à vous enfin toute cette séparation m’a été infiniment sensible. Je ne vous conte point mes larmes : c’est un effet de mon tempérament ; mais croyez, ma bonne, qu’elles viennent d’un cœur si parfaitement et si uniquement à vous, que par cette raison il doit vous être cher : je crois qu’il vous l’est aussi, et cette pensée autorise tous mes sentiments. Après donc vous avoir perdue de vue, je suis demeurée avec la philosophie de Corbinelli, qui connoît trop le cœur humain pour n’avoir pas respecté ma douleur ; il l’a laissée[2] faire, et comme un bon ami il n’a point essayé sottement de me faire taire. J’ai été à la messe à Notre-Dame, et puis dans cet hôtel, dont la vue, et les chambres, et le jardin, et tout, et Lépine, et vos pauvres malades, que j’ai été voir, m’ont fait souffrir de certaines sortes de peines que vous ignorez peut-être, parce que vous êtes forte, mais qui sont dures aux foibles comme moi. Nous avons regardé vos mémoires et commencé quelques payements : nous vous rendrons compte de tout. Je n’ai point sorti. Mme de Lavardin et Mme de Moussy ont forcé ma porte. J’essayerai d’aller demain voir Mlle de Méri : pour aujourd’hui il ne m’étoit pas possible. J’ai une envie extrême de savoir de vos nouvelles, et comme vous vous trouvez de la tranquillité et de la longueur de votre marche ; si vous arrivez bien tard ; quelles fatigues, quelles aventures ; mais c’est à Montgobert que je demande ce détail[3], car à vous, ma bonne, je ne veux point contribuer à votre épuisement ; je suis contente d’une feuille. Vous devez juger par cette discrétion si je prends sur moi et si j’aime votre santé. J’embrasse tout ce qui est autour de vous : il me semble que je n’ai rien dit à Mlles de Grignan et à leur père[4] ; mais le moyen ? et n’étoit-ce pas parler que de ne pouvoir rien dire ? En vérité, ma bonne, je ne comprends pas comme je pourrai m’accoutumer à ne vous plus voir et à la solitude de cette maison. Je suis si pleine de vous, que je ne puis rien souffrir ni rien regarder : il faut croire que le temps me remettra dans l’état d’une vie commune ; elle ne seroit pas supportable comme elle est. Je vous embrasse, ma bonne, avec le même cœur et les mêmes larmes de ce matin.

Le pauvre petit et son rhume ? Je ne cesse de penser à vous tous.



  1. Au sujet de cette lettre inédite, imprimée d’après l’original autographe, dont nous avons eu connaissance trop tard pour la faire figurer à sa place, en tête du tome VI, voyez ce qui est dit plus haut, au commencement de Y Avertissement de ce volume. C’est la lettre écrite hier au soir et adressée à Auxerre, dont Mme de Sévigné parle à sa fille au commencement de celle du jeudi 14 septembre. Nous donnons à la suite, comme une intéressante annexe, les deux lettres de la duchesse de Choiseul, qui nous ont été communiquées en même temps.
  2. Il y a laissé, sans accord, dans l’autographe.
  3. Ces deux mots sont écrits dans l’autographe d’une façon un peu douteuse on pourrait hésiter entre ce détail et ces détails.
  4. Les mots « et à leur père, » ont été ajoutés en interligne.