Lettre du 12 janvier 1676 (Sévigné)





491. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE CHARLES
DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Aux Rochers, dimanche 12e janvier.
de madame de sévigné.

Vous pouvez remplir vos lettres de tout ce qu’il vous plaira, et croire que je les lis toujours avec un grand plaisir et une grande approbation : on ne peut pas mieux écrire, et l’amitié que j’ai pour vous ne contribue en rien à ce jugement.

Je ne dis plus mon chapelet : à mesure que je suis avancée dans l’envie d’être dévote, j’ai retranché cette dévotion, ou pour mieux dire cette distraction.

Vous me ravissez d’aimer les Essais de morale : n’avois-je pas bien dit que c’étoit votre fait ? Dès que j’eus commencé à les lire, je ne songeai plus qu’à vous les envoyer ; car vous savez que je suis communicative, et que je n’aime point à jouir d’un plaisir toute seule. Cette règle seroit bonne à introduire parmi les amants, au lieu d’être 1676jaloux comme ils sont quelquefois (au moins on le disoit de mon temps), qu’il leur prît une fantaisie de ne vouloir point être seuls à jouir de l’amitié de leur maîtresse, et que leur plus grand soin fût d’en faire part à leur meilleur ami ; cette mode n’est point encore introduite : quelquefois les dames ne s’éloignent pas de cette bonté de naturel ; mais voyez où je m’égare. Revenons aux Essais : vous ne les aviez pas, et vous êtes fort aise d’avoir ce livre. Quand on l’auroit fait pour vous, il ne seroit pas plus digne de vous plaire. Quel langage ! quelle force dans l’arrangement des mots ! on croit n’avoir lu de françois que ce livre, et cette ressemblance de la charité à l’amour-propre, et de la modestie héroïque de Monsieur le Prince et de M. de Turenne, comparés avec l’humilité du christianisme[1]. Mais je coupe court sur ce livre, car je le louerois depuis un bout jusqu’à l’autre et ce ne seroit plus une lettre, mais une dissertation. En un mot, je suis fort aise qu’il vous plaise ; j’en estime mon goût. Pour Josèphe, vous n’aimez pas sa vie ; c’est assez que vous ayez approuvé ses actions et son histoire : n’avez-vous point trouvé qu’il jouoit d’un grand bonheur dans cette cave, où 1676ils tiroient à qui se poignarderoit le dernier[2] ? Il s’en faut bien que vous ne soyez si heureuse au jeu : perdre toujours et tous les jours, le mari et la femme, tout ce qu’on peut perdre, c’est un caprice de la fortune qui m’offense et qui m’impatiente.

Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut à l’église cette chanson gaillarde qu’elle se confessoit avoir chantée ailleurs : rien au monde n’est plus nouveau ni plus plaisant ; je trouve qu’elle ne pouvoit faire autrement : le confesseur la vouloit entendre, puisqu’il ne se contentoit pas de l’aveu qu’elle lui en avoit fait. Je vois le bonhomme pâmé de rire le premier de cette aventure. Nous vous mandons souvent des folies ; mais nous ne pouvons payer celle-là. Je vous parle toujours de notre Bretagne : c’est pour vous donner la confiance de me parler de Provence ; c’est un pays auquel je m’intéresse plus qu’à nul autre : le voyage que j’y ai fait m’empêche de pouvoir m’ennuyer de tout ce que vous me dites, parce que je connois tout et comprends tout le mieux du monde. Je n’ai pas oublié la beauté de vos hivers ; nous en avons un admirable : je me promène tous les jours, et je fais quasi un nouveau parc autour de ces grandes places du bout du mail ; j’y fais planter quatre rangs d’allées, ce sera une très-belle chose : tout cet endroit est uni et défriché.

Je partirai, malgré tous ces charmes, dans le mois de février ; les affaires de l’abbé le pressent encore plus que 1676les vôtres ; c’est ce qui m’a empêchée de penser à offrir notre maison à Mlle de Méri : elle s’en plaint à bien du monde ; je ne comprends point le sujet qu’elle en a. Le bien Bon est transporté de vos lettres ; je lui montre souvent les choses qui lui conviennent : il vous remercie de tout ce que vous dites des Essais de morale ; il en a été ravi. Nous avons toujours la petite personne, qui fait toujours ici un très-bon effet : c’est un petit esprit vif et tout battant neuf, que nous prenons plaisir d’éclairer. Elle est dans une parfaite ignorance ; nous nous faisons un jeu de la défricher généralement sur tout : quatre mots de ce grand univers, des empires, des pays, des rois, des religions, des guerres, des astres, de la carte ; ce chaos est plaisant à débrouiller grossièrement dans une petite tête, qui n’a jamais vu ni ville, ni rivière, et qui ne croyoit pas que toute la terre allât plus loin que ce parc : elle nous réjouit. Je lui ai dit aujourd’hui la prise de Wismar[3] ; elle sait fort bien que nous en sommes fâchés, parce que le roi de Suède est notre allié. Enfin vous voyez l’extravagance de nos amusements. Mais il me semble qu’il y a vingt ou vingt-cinq ans que vous n’étiez point si innocente que de ne pas savoir quel jour c’étoit que le lendemain de la veille de la Pentecôte ; il est vrai que je peux ne pas m’en souvenir, car vous avez des antiquités dans la tête, vous et votre frère, dont, Dieu merci, je n’ai aucune connoissance. La princesse est ravie que sa fille ait pris Wismar : c’est une vraie Danoise. Elle me mande aussi que Monsieur et Madame lui envoient l’exemption entière des gens de guerre, de sorte que nous voilà tous sauvés. Oh ! la bonne princesse ! 1676Mme de la Fayette est fort reconnoissante de votre lettre ; elle vous trouve très-honnête et très-obligeante ; mais ne vous paroît-il pas plaisant que son beau-frère[4] n’est point du tout mort, et qu’on ne sait point les vérités de Toulon à Aix ?

Sur les questions que vous faites au frater, je décide hardiment que celui qui est en colère, et qui le dit, est préférable au traditor qui cache son venin sous de belles et douces apparences. Il y a une stance dans l’Arioste qui peint la fraude : ce seroit bien mon affaire, mais je n’ai pas le temps de la chercher[5].

Le bon d’Hacqueville me parle encore du voyage de la Saint-Géran ; et pour me faire voir que ce voyage sera court : « C’est, dit-il, qu’elle ne pourra recevoir qu’une de mes lettres à la Palisse. » Voilà comme il traite une connoissance de huit jours : il n’en est pas moins bon pour les autres ; mais cela est admirable.

J’oubliois de vous dire que j’avois pensé, comme vous, aux diverses manières de peindre le cœur humain, les 1676uns en blanc, et les autres en noir à noircir. Le mien est pour vous de la couleur que vous savez.

de charles de sévigné.

Je ne suis point en bonne humeur : je viens d’avoir une conversation sérieuse avec le bien Bon sur les malheurs du temps, et vous savez comme ce chapitre met le poignard dans le cœur. Je n’ai pas laissé de sourire de l’histoire de l’innocence de la fille de Lambesc : jugez ce que j’aurois fait si j’avois été dans mon naturel. Elle avoit autant d’envie d’avoir l’absolution que le bon père la chanson, et apparemment ils se contentèrent tous deux.

Pour les Essais de morale, je vous demande très-humblement pardon, si je vous dis que le traité de la Connoissance de soi-même me paroît difficile à comprendre, sophistiqué[6], galimatias en quelques endroits, et surtout ennuyeux presque partout. J’honore de mon approbation les Manières dont on peut tenter Dieu ; mais vous qui aimez les bons styles, et qui vous y connoissez si bien, du moins si on peut juger par le vôtre, pouvez-vous mettre en comparaison celui du Port-Royal d’aujourd’hui avec celui de M. Pascal ? C’est celui-là précisément qui dégoûte de tous les autres ; et M. Nicole met une quantité de belles paroles dans le sien, qui fatigue et qui fait mal au cœur à la fin ; c’est comme qui mangeroit trop de blanc-manger : voilà ma décision. Pour vous adoucir l’esprit, je vous dirai que Montaigne est raccommodé avec moi sur beaucoup de chapitres : j’en trouve d’admirables et d’inimitables, et d’autres puérils et même extravagants ; je ne me dédis point sur ceux-là. Je vous 1676prie, quand vous aurez fini Josèphe, de vouloir bien essayer un ancien traité des Morales[7] de Plutarque, dont le titre est : Comme on peut discerner l’ami d’avec le flatteur. Je l’ai relu cette année, et j’en ai été plus touché que la première fois.

Mandez-moi si la question que vous faites des gens qui évaporent leur bile en discours impétueux, ou de ceux qui la gardent sous de beaux semblants, regarde Mme de la Fayette : nous n’en savons rien, parce que nous ne savons peut-être pas tout ce que vous savez. Elle nous fait une critique de l’oraison funèbre de Monsieur de Tulle contre laquelle je me révolte, parce que je trouve cette oraison très-belle. Elle en fait de même des Essais de morale : je me révolte un peu moins sur cet article. Elle dit beaucoup de mal des vers du nouvel opéra[8], et j’y consens volontiers sans les voir. Adieu, ma belle petite sœur.



  1. LETTRE 491 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — « Ceux qui ont ouï parler de la guerre aux deux premiers capitaines de ce siècle, ont toujours été ravis de l’honnêteté et de la modestie de leurs discours…. Qu’on lise le récit qui courut à Paris après la bataille de Senef, on y trouvera cette grande action diminuée de moitié. Il semble que Monsieur le Prince en ait été simple spectateur. Il étoit partout et il ne paroît presque nulle part ; et jamais rien ne fut plus obscurci que ce qu’il a contribué au succès de ce combat. Je m’imagine que si saint Louis envoyoit autrefois des relations de ce qu’il fit en Égypte, elles étoient faites comme celle-là : tant la sainteté et l’honnêteté ont de rapport dans leurs actions extérieures, et tendent également à empêcher qu’il n’y paroisse rien de vain, etc. » Voyez tome III des Essais, second traité, de la Charité et de l’Amour-propre, chap. v.
  2. Dans la traduction d’Arnauld d’Andilly se trouve, avec d’autres opuscules, la Vie de Josèphe écrite par lui-même. — Après la prise de Jotapat, Josèphe se réfugie dans une caverne, où il rencontre quarante des siens, qui prennent la résolution de se tuer plutôt que de se rendre au vainqueur. Il leur persuade de jeter le sort pour être tués par leurs compagnons, et non pas par eux-mêmes. Étant demeuré seul en vie avec un autre, il se rend aux Romains. Voyez l’Histoire de la guerre des Juifs contre les Romains, livre III, chap. xxiv-xxvi.
  3. Nous avons dit plus haut (p. 292, note 5) que la ville de Wismar appartenait au roi de Suède et qu’elle se rendit au roi de Danemark le 22 décembre 1675, après un mois et demi de siège.
  4. Serait-ce Jacques, chevalier de Malte, le dernier des frères de son mari ?
  5. Avea piacevol viso, abito onesto,
    Un umil volger d’occhi, un andar grave,
    Un parlar si benigno e si modesto,
    Che parea Gabriel che dicesse AVE.
    Era brutta e deforme in tutto il resto ;
    Ma nascondea queste fattezze prave
    Con lungo abito e largo ; e sotto quello
    Attossicato avea sempre il coltello.
    (Orlando furioso, canto XIV, st. lxxxvii.)

    « Elle avait un visage agréable, un habit décent, des roulements d’yeux tout pleins d’humilité, une démarche grave, un parler si doux et si modeste, qu’on l’aurait prise pour Gabriel disant Ave. Elle était hideuse et repoussante dans tout le reste, mais elle cachait ses difformités dans les plis d’une longue et large robe, sous laquelle elle portait toujours un couteau empoisonné. »
    
  6. Il y a sophistiqué dans l’édition de 1754, la première où cette lettre ait été imprimée ; le manuscrit donne sophistique.
  7. Des Œuvres morales : c’est sous ce titre qu’elles ont été translatées par Amyot.
  8. L’opéra d’Atys, dont les paroles sont de Quinault et la musique de Lulli, avait été représenté à Saint-Germain devant le Roi le 10 janvier 1676. La première édition est un in-4o de soixante-dix pages (Paris, C. Ballard, 1676).