Lettre de d’Alembert à M. J.-J. Rousseau sur l’article Genève

Lettre de d’Alembert à M. J.-J. Rousseau sur l’article Genève
Texte établi par Victor-Donatien de MussetP. Dupont (Discours. Tome 2p. 199-246).


LETTRE
À
M. ROUSSEAU
citoyen de genève.

Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage.
La Font., liv. xii, fab. xx.


La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, monsieur, sur l’article Genève de l’Encyclopédie, a eu tout le succès que vous deviez en attendre. En intéressant les philosophes par les vérités répandues dans votre ouvrage, et les gens de goût par l’éloquence et la chaleur de votre style, vous avez encore su plaire à la multitude par le mépris même que vous témoignez pour elle, et que vous eussiez peut-être marqué davantage en affectant moins de le montrer.

Je ne me propose pas de répondre précisément à votre lettre, mais de m’entretenir avec vous sur ce qui en fait le sujet, et de vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaises : il serait trop dangereux de lutter contre une plume telle que la vôtre, et je ne cherche point à écrire des choses brillantes, mais des choses vraies.

Une autre raison m’engage à ne pas demeurer dans le silence ; c’est la reconnaissance que je vous dois des égards avec lesquels vous m’avez combattu. Sur ce point seul je me flatte de ne vous point céder. Vous avez donné aux gens de lettres un exemple digne de vous, et qu’ils imiteront peut-être enfin quand ils connaîtront mieux leurs vrais intérêts. Si la satire et l’injure n’étaient pas aujourd’hui le ton favori de la critique, elle serait plus honorable à ceux qui l’exercent, et plus utile à ceux qui en sont l’objet. On ne craindrait point de s’avilir en y répondant ; on ne songerait qu’à s’éclairer avec une candeur et une estime réciproques ; la vérité serait connue, et personne ne serait offensé ; car c’est moins la vérité qui blesse, que la manière de la dire.

Vous avez eu dans votre lettre trois objets principaux ; d’attaquer les spectacles pris en eux-mêmes ; de montrer que quand la morale pourrait les tolérer, la constitution de Genève ne lui permettrait pas d’en avoir ; de justifier enfin les pasteurs de votre Église sur les sentiments que je leur ai attribués en matière de religion. Je suivrai ces trois objets avec vous, et je m’arrêterai d’abord sur le premier, comme sur celui qui intéresse le plus grand nombre des lecteurs. Malgré l’étendue de la matière, je tâcherai d’être le plus court qu’il me sera possible ; il n’appartient qu’à vous d’être long et d’être lu, et je ne dois pas me flatter d’être aussi heureux en écarts.

Le caractère de votre philosophie, monsieur, est d’être ferme et inexorable dans sa marche. Vos principes posés, les conséquences sont ce qu’elles peuvent, tant pis pour nous si elles sont fâcheuses ; mais à quelque point qu’elles le soient, elles ne vous le paraissent jamais assez pour vous forcer à revenir sur les principes. Bien loin de craindre les objections qu’on peut faire contre vos paradoxes, vous prévenez ces objections en y répondant par des paradoxes nouveaux. Il me semble voir en vous (la comparaison ne vous offensera pas sans doute) ce chef intrépide des réformateurs, qui pour se défendre d’une hérésie en avançait une plus grave, qui commença par attaquer les indulgences, et finit par abolir la messe. Vous avez prétendu que la culture des sciences et des arts est nuisible aux mœurs ; on pouvait vous objecter que dans une société policée cette culture est du moins nécessaire jusqu’à un certain point, et vous prier d’en fixer les bornes ; vous vous êtes tiré d’embarras en coupant le nœud, et vous n’avez cru pouvoir nous rendre heureux et parfaits qu’en nous réduisant à l’état de bêtes. Pour prouver ce que tant d’opéra français avaient si bien prouvé avant vous, que nous n’avons point de musique, vous avez déclaré que nous ne pouvions en avoir, et que si nous en avions une, ce serait tant pis pour nous. Enfin, dans la vue d’inspirer plus efficacement à vos compatriotes l’horreur de la comédie, vous la représentez comme une des plus pernicieuses inventions des hommes, et pour me servir de vos propres termes, comme un divertissement plus barbare que les combats des gladiateurs.

Vous procédez avec ordre, et ne portez pas d’abord les grands coups. À ne regarder les spectacles que comme un amusement, cette raison seule vous paraît suffire pour les condamner. La vie est si courte, dites-vous, et le temps si précieux. Qui en doute, monsieur ? Mais en même temps la vie est si malheureuse, et le plaisir si rare. Pourquoi envier aux hommes, destinés presque uniquement par la nature à pleurer et à mourir, quelques délassements passagers, qui les aident à supporter l’amertume ou l’insipidité de leur existence ? Si les spectacles, considérés sous ce point de vue, ont un défaut à mes yeux, c’est d’être pour nous une distraction trop légère et un amusement trop faible, précisément par cette raison qu’ils se présentent trop à nous sous la seule idée d’amusement, et d’amusement nécessaire à notre oisiveté. L’illusion se trouvant rarement dans les représentations théâtrales, nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laisse presque entièrement à nous. D’ailleurs, le plaisir superficiel et momentané qu’elles peuvent produire est encore affaibli par la nature de ce plaisir même, qui, tout imparfait qu’il est, a l’inconvénient d’être trop recherché, et, si on peut parler de la sorte, appelé de trop loin. Il a fallu, ce me semble, pour imaginer un pareil genre de divertissement, que les hommes en eussent auparavant essayé et usé de bien des espèces ; quelqu’un qui s’ennuyait cruellement (c’était vraisemblablement un prince) doit avoir eu la première idée de cet amusement raffiné, qui consiste à représenter sur des planches les infortunes et les travers de nos semblables, pour nous consoler ou nous guérir des nôtres ; et à nous rendre spectateurs de la vie, d’acteurs que nous y sommes, pour nous en adoucir le poids et les malheurs. Cette réflexion triste vient quelquefois troubler le plaisir que je goûte au théâtre ; à travers les impressions agréables de la scène, j’aperçois de temps en temps, malgré moi et avec une sorte de chagrin, l’empreinte fâcheuse de son origine ; surtout dans ces moments de repos, où l’action suspendue et refroidie laissant l’imagination tranquille ne montre plus que la représentation au lieu de la chose, et l’acteur au lieu du personnage. Telle est, monsieur, la triste destinée de l’homme jusque dans les plaisirs même ; moins il peut s’en passer, moins il les goûte ; et plus il y met de soins et d’étude, moins leur impression est sensible. Pour nous en convaincre par un exemple encore plus frappant que celui du théâtre, jetons les yeux sur ces maisons décorées par la vanité et par l’opulence, que le vulgaire croit un séjour de délices, et où les raffinements d’un luxe recherché brillent de toutes parts ; elles ne rappellent que trop souvent au riche blasé qui les a fait construire, l’image importune de l’ennui qui lui a rendu ces raffinements nécessaires.

Quoi qu’il en soit, monsieur, nous avons trop besoin de plaisirs pour nous rendre difficiles sur le nombre ou sur le choix. Sans doute tous nos divertissements forcés et factices, inventés et mis en usage par l’oisiveté, sont bien au-dessous des plaisirs si purs et si simples que devraient nous offrir les devoirs de citoyen, d’ami, d’époux, de fils, et de père : mais rendez-nous donc, si vous le pouvez, ces devoirs moins pénibles et moins tristes ; ou souffrez qu’après les avoir remplis de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux aussi des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux, et par conséquent les citoyens moins rares, les amis plus sensibles et plus constants, les pères plus justes, les enfants plus tendres, les femmes plus fidèles et plus vraies ; nous ne chercherons point alors d’autres plaisirs que ceux qu’on goûte au sein de l’amitié, de la patrie, de la nature et de l’amour. Mais il y a longtemps, vous le savez, que le siècle d’Astrée n’existe plus que dans les fables, si même il a jamais existé ailleurs. Solon disait qu’il avait donné aux Athéniens, non les meilleures lois en elles-mêmes, mais les meilleures qu’ils pussent observer. Il en est ainsi des devoirs qu’une saine philosophie prescrit aux hommes, et des plaisirs qu’elle leur permet. Elle doit nous supposer et nous prendre tels que nous sommes, pleins de passions et de faiblesses, mécontents de nous-mêmes et des autres, réunissant à un penchant naturel pour l’oisiveté, l’inquiétude et l’activité dans les désirs. Que reste-t-il à faire à la philosophie, que de pallier à nos yeux, par les distractions qu’elle nous offre, l’agitation qui nous tourmente, ou la langueur qui nous consume ? Peu de personnes ont, comme vous, monsieur, la force de chercher leur bonheur dans la triste et uniforme tranquillité de la solitude. Mais cette ressource ne vous manque-t-elle jamais à vous-même ? N’éprouvez-vous jamais au sein du repos, et quelquefois du travail, ces moments de dégoût et d’ennui qui rendent nécessaires les délassements ou les distractions ? La société serait d’ailleurs trop malheureuse si tous ceux qui peuvent se suffire ainsi que vous, s’en bannissaient par un exil volontaire. Le sage en fuyant les hommes, c’est-à-dire en évitant de s’y livrer (car c’est la seule manière dont il doit les fuir), leur est au moins redevable de ses instructions et de son exemple ; c’est au milieu de ses semblables que l’Être suprême lui a marqué son séjour, et il n’est pas plus permis aux philosophes qu’aux rois d’être hors de chez eux.

Je reviens aux plaisirs du théâtre. Vous avez laissé avec raison aux déclamateurs de la chaire cet argument si rebattu contre les spectacles, qu’ils sont contraires à l’esprit du christianisme, qui nous oblige de nous mortifier sans cesse. On s’interdirait sur ce principe les délassements que la religion condamne le moins. Les solitaires austères de Port-Royal, grands prédicateurs de la mortification chrétienne, et par cette raison grands adversaires de la comédie, ne se refusaient pas dans leur solitude, comme l’a remarqué Racine, le plaisir de faire des sabots, et celui de tourner les jésuites en ridicule.

Il semble donc que les spectacles, à ne les considérer encore que du côté de l’amusement, peuvent être accordés aux hommes, du moins comme un jouet qu’on donne à des enfants qui souffrent. Mais ce n’est pas seulement un jouet qu’on a prétendu leur donner, ce sont des leçons utiles déguisées sous l’apparence du plaisir. Non-seulement on a voulu distraire de leurs peines ces enfants adultes ; on a voulu que ce théâtre, où ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer, devînt pour eux, presque sans qu’ils s’en aperçussent, une école de mœurs et de vertu. Voilà, monsieur, de quoi vous croyez le théâtre incapable ; vous lui attribuez même un effet absolument contraire, et vous prétendez le prouver.

Je conviens d’abord avec vous, que les écrivains dramatiques ont pour but principal de plaire, et que celui d’être utiles est tout au plus le second : mais qu’importe, s’ils sont en effet utiles, que ce soit leur premier ou leur second objet ? Soyons de bonne foi, monsieur, avec nous-mêmes, et convenons que les auteurs de théâtre n’ont rien en cela qui les distingue des autres. L’estime publique est le but principal de tout écrivain ; et la première vérité qu’il veut apprendre à ses lecteurs, c’est qu’il est digne de cette estime. En vain affecterait-il de la dédaigner dans ses ouvrages ; l’indifférence se tait, et ne fait point tant de bruit ; les injures même dites à une nation ne sont quelquefois qu’un moyen plus piquant de se rappeler à son souvenir. Et le fameux cynique de la Grèce eût bientôt quitté ce tonneau d’où il bravait les préjugés et les rois, si les Athéniens eussent passé leur chemin sans le regarder et sans l’entendre. La vraie philosophie ne consiste point à fouler aux pieds la gloire, et encore moins à le dire ; mais à n’en pas faire dépendre son bonheur, même en tâchant de la mériter. On n’écrit donc, monsieur, que pour être lu, et on ne veut être lu que pour être estimé ; j’ajoute, pour être estimé de la multitude, de cette multitude même dont on fait d’ailleurs (et avec raison) si peu de cas. Une voix secrète et importune nous crie que ce qui est beau, grand et vrai plaît à tout le monde, et que ce qui n’obtient pas le suffrage général manque apparemment de quelqu’une de ces qualités. Ainsi, quand on cherche les éloges du vulgaire, c’est moins comme une récompense flatteuse en elle-même, que comme le gage le plus sûr de la bonté d’un ouvrage. L’amour-propre qui n’annonce que des prétentions modérées, en déclarant qu’il se borne à l’approbation du petit nombre, est un amour-propre timide qui se console d’avance, ou un amour-propre mécontent qui se console après coup. Mais, quel que soit le but d’un écrivain, soit d’être loué, soit d’être utile, ce but n’importe guère au public ; ce n’est point là ce qui règle son jugement, c’est uniquement le degré de plaisir ou de lumière qu’on lui a donné. Il honore ceux qui l’instruisent, il encourage ceux qui l’amusent, il applaudit ceux qui l’instruisent en l’amusant. Or les bonnes pièces de théâtre me paraissent réunir ces deux derniers avantages. C’est la morale mise en action, ce sont les préceptes réduits en exemples ; la tragédie nous offre les malheurs produits par les vices des hommes, la comédie les ridicules attachés à leurs défauts ; l’une et l’autre mettent sous les yeux ce que la morale ne montre que d’une manière abstraite et dans une espèce de lointain. Elles développent et fortifient par les mouvements qu’elles excitent en nous, les sentiments dont la nature a mis le germe dans nos âmes.

On va, selon vous, s’isoler au spectacle, on y va oublier ses proches, ses concitoyens et ses amis. Le spectacle est au contraire celui de tous nos plaisirs qui nous rappelle le plus aux autres hommes, par l’image qu’il nous présente de la vie humaine, et par les impressions qu’il nous donne et qu’il nous laisse. Un poète dans son enthousiasme, un géomètre dans ses méditations profondes, sont bien plus isolés qu’on ne l’est au théâtre. Mais quand les plaisirs de la scène nous feraient perdre pour un moment le souvenir de nos semblables, n’est-ce pas l’effet naturel de toute occupation qui nous attache, de tout amusement qui nous entraîne ? Combien de moments dans la vie où l’homme le plus vertueux oublie ses compatriotes et ses amis sans les aimer moins ; et vous-même, monsieur, n’auriez-vous renoncé à vivre avec les vôtres que pour y penser toujours ?

Vous avez bien de la peine, ajoutez-vous, à concevoir cette règle de la poétique des anciens, que le théâtre purge les passions en les excitant. La règle, ce me semble, est vraie, mais elle a le défaut d’être mal énoncée ; et c’est sans doute par cette raison qu’elle a produit tant de disputes, qu’on se serait épargnées si on avait voulu s’entendre. Les passions dont le théâtre tend à nous garantir ne sont pas celles qu’il excite ; mais il nous en garantit en excitant en nous les passions contraires : j’entends ici par passion, avec la plupart des écrivains de morale, toute affection vive et profonde qui nous attache fortement à son objet. En ce sens, la tragédie se sert des passions utiles et louables, pour réprimer les passions blâmables et nuisibles ; elle emploie, par exemple, les larmes et la compassion dans Zaïre, pour nous précautionner contre l’amour violent et jaloux ; l’amour de la patrie dans Brutus, pour nous guérir de l’ambition ; la terreur et la crainte de la vengeance céleste dans Sémiramis, pour nous faire haïr et éviter le crime. Mais si avec quelques philosophes on n’attache l’idée de passion qu’aux affections criminelles, il faudra pour lors se borner à dire que le théâtre les corrige en nous rappelant aux affections naturelles ou vertueuses que le Créateur nous a données pour combattre ces mêmes passions.

« Voilà, objectez-vous, un remède bien faible et cherché bien loin : l'homme est naturellement bon ; l'amour de la vertu, quoi qu'en disent les philosophes, est inné dans nous ; il n'y a personne, excepté les scélérats de profession, qui, avant d'entendre une tragédie, ne soit déjà persuadé des vérités dont elle va nous instruire ; et à l’égard des hommes plongés dans le crime, ces vérités sont bien inutiles à leur faire entendre, et leur cœur n’a point d'oreilles.» L’homme est naturellement bon, je le veux ; cette question demanderait un trop long examen ; mais vous conviendrez du moins que la société, l’intérêt, l’exemple, peuvent faire de l’homme un être méchant. J’avoue que quand il voudra consulter sa raison, il trouvera qu’il ne peut être heureux que par la vertu ; et c’est en ce seul sens que vous pouvez regarder l’amour de la vertu comme inné dans nous ; car vous ne croyez pas apparemment que le fœtus et les enfants à la mamelle aient aucune notion du juste et de l’injuste. Mais la raison ayant à combattre en nous des passions qui étouffent sa voix, emprunte le secours du théâtre pour imprimer plus profondément dans notre âme les vérités que nous avons besoin d’apprendre. Si ces vérités glissent sur les scélérats décidés, elles trouvent dans le cœur des autres une entrée plus facile ; elles s’y fortifient quand elles y étaient déjà gravées ; incapables peut-être de ramener les hommes perdus, elles sont au moins propres à empêcher les autres de se perdre. Car la morale est comme la médecine ; beaucoup plus sûre dans ce qu’elle fait pour prévenir les maux, que dans ce qu’elle tente pour les guérir.

L’effet de la morale du théâtre est donc moins d’opérer un changement subit dans les cœurs corrompus, que de prémunir contre le vice les âmes faibles par l’exercice des sentiments honnêtes, et d’affermir dans ces mêmes sentiments les âmes vertueuses. Vous appelez passagers et stériles les mouvements que le théâtre excite, parce que la vivacité de ces mouvements semble ne durer que le temps de la pièce ; mais leur effet, pour être lent et comme insensible, n’en est pas moins réel aux yeux du philosophe. Ces mouvements sont des secousses par lesquelles le sentiment de la vertu a besoin d’être réveillé dans nous ; c’est un feu qu’il faut de temps en temps ranimer et nourrir pour l’empêcher de s’éteindre.

Voilà, monsieur, les fruits naturels de la morale mise en action sur le théâtre ; voilà les seuls qu’on en puisse attendre. Si elle n’en a pas de plus marqués, croyez-vous que la morale réduite aux préceptes en produise beaucoup davantage ? Il est bien rare que les meilleurs livres de morale rendent vertueux ceux qui n’y sont pas disposés d’avance ; est-ce une raison pour proscrire ces livres ? Demandez à nos prédicateurs les plus fameux combien ils font de conversions par an, il vous répondront qu’on en fait une ou deux par siècle, encore faut-il que le siècle soit bon ; sur cette réponse leur défendrez-vous de prêcher, et à nous de les entendre ?

« Belle comparaison ! direz-vous ; je veux que nos prédicateurs et nos moralistes n’aient pas des succès brillants ; au moins ne font-ils pas grand mal, si ce n’est peut-être celui d’ennuyer quelquefois ; mais c’est précisément parce que les auteurs de théâtre nous ennuient moins, qu’ils nous nuisent davantage. Quelle morale que celle qui présente si souvent aux yeux des spectateurs des monstres impunis et des crimes heureux ? Un Atrée qui s’applaudit des horreurs qu’il a exercées contre son frère ; un Néron qui empoisonne Britannicus pour régner en paix ; une Médée qui égorge ses enfants, et qui part en insultant au désespoir de leur père ; un Mahomet qui séduit et qui entraîne tout un peuple, victime et instrument de ses fureurs ! Quel affreux spectacle à montrer aux hommes, que des scélérats triomphants ! » Pourquoi non, monsieur, si on leur rend ces scélérats odieux dans leur triomphe même ? Peut-on mieux nous instruire à la vertu, qu’en nous montrant d’un côté les succès du crime, et en nous faisant envier de l’autre le sort de la vertu malheureuse ? Ce n’est pas dans la prospérité ni dans l’élévation qu’on a besoin d’apprendre à l’aimer, c’est dans l’abjection et dans l’infortune. Or sur cet effet du théâtre, j’en appelle avec confiance à votre propre témoignage : interrogez les spectateurs l’un après l’autre au sortir de ces tragédies que vous croyez une école de vice et de crime ; demandez-leur lequel ils aimeraient mieux être, de Britannicus ou de Néron, d’Atrée ou de Thieste, de Zopire ou de Mahomet ; hésiteront-ils sur la réponse ? Et comment hésiteraient-ils ? Pour nous borner à un seul exemple, quelle leçon plus propre à rendre le fanatisme exécrable, et à faire regarder comme des monstres ceux qui l’inspirent, que cet horrible tableau du quatrième acte de Mahomet, où l’on voit Séide, égaré par un zèle affreux, enfoncer le poignard dans le sein de son père ? Vous voudriez, monsieur, bannir cette tragédie de notre théâtre ? Plût à Dieu qu’elle y fût plus ancienne de deux cents ans ! L’esprit philosophique qui l’a dictée serait de même date parmi nous, et peut-être eût épargné à la nation française, d’ailleurs si paisible et si douce, les horreurs et les atrocités religieuses auxquelles elle s’est livrée. Si cette tragédie laisse quelque chose à regretter aux sages, c’est de n’y voir que les forfaits causés par le zèle d’une fausse religion, et non les malheurs encore plus déplorables où le zèle aveugle pour une religion vraie peut quelquefois entraîner les hommes.

Ce que je dis ici de Mahomet, je crois pouvoir le dire de même des autres tragédies qui vous paraissent si dangereuses. Il n’en est, ce me semble, aucune qui ne laisse dans notre âme après la représentation, quelque grande et utile leçon de morale plus ou moins développée. Je vois dans Œdipe un prince fort à plaindre sans doute, mais toujours coupable, puisqu’il a voulu, contre l’avis même des Dieux, braver sa destinée ; dans Phèdre, une femme que la violence de sa passion peut rendre malheureuse, mais non pas excusable, puisqu’elle travaille à perdre un prince vertueux dont elle n’a pu se faire aimer ; dans Catilina, le mal que l’abus des grands talents peut faire au genre humain ; dans Médée et dans Atrée, les effets abominables de l’amour criminel et irrité, de la vengeance et de la haine. D’ailleurs quand ces pièces ne nous enseigneraient directement aucune vérité morale, seraient-elles pour cela blâmables ou pernicieuses ? Il suffirait, pour les justifier de ce reproche, de faire attention aux sentiments louables, ou tout au moins naturels, qu’elles excitent en nous ; Œdipe et Phèdre l’attendrissement sur nos semblables, Atrée et Médée le frémissement et l’horreur. Quand nous irions à ces tragédies, moins pour être instruits que pour être remués, quel serait en cela notre crime et le leur ? Elles seraient pour les honnêtes gens, s’il est permis d’employer cette comparaison, ce que les supplices sont pour le peuple, un spectacle où ils assisteraient par le seul besoin que tous les hommes ont d’être émus. C’est en effet ce besoin, et non pas, comme on le croit communément, un sentiment d’inhumanité qui fait courir le peuple aux exécutions des criminels. Il voit au contraire ces exécutions avec un mouvement de trouble et de pitié, qui va quelquefois jusqu’à l’horreur et aux larmes. Il faut à ces âmes rudes, concentrées et grossières, des secousses fortes pour les ébranler. La tragédie suffit aux âmes plus délicates et plus sensibles ; quelquefois même, comme dans Médée et dans Atrée, l’impression est trop violente pour elles. Mais bien loin d’être alors dangereuse, elle est au contraire importune ; et un sentiment de cette espèce peut-il être une source de vices et de forfaits ? Si dans les pièces où l’on expose le crime à nos yeux, les scélérats ne sont pas toujours punis, le spectateur est affligé qu’ils ne le soient pas : quand il ne peut en accuser le poète, toujours obligé de se conformer à l’histoire, c’est alors, si je puis parler ainsi, l’histoire elle-même qu’il accuse ; et il se dit en sortant,

Faisons notre devoir, et laissons faire aux dieux.

Aussi dans un spectacle qui laisserait plus de liberté au poète, dans notre opéra, par exemple, qui n’est d’ailleurs ni le spectacle de la vérité ni celui des mœurs, je doute qu’on pardonnât à l’auteur de laisser jamais le crime impuni. Je me souviens d’avoir vu autrefois en manuscrit un opéra d’Atrée, où ce monstre périssait écrasé de la foudre, en criant avec une satisfaction barbare,

Tonnez, dieux impuissants, frappez, je suis vengé.


Cette situation, vraiment théâtrale, secondée par une musique effrayante, eût produit, ce me semble, un des plus heureux dénouements qu’on puisse imaginer au théâtre lyrique.

Si dans quelques tragédies on a voulu nous intéresser pour des scélérats, ces tragédies ont manqué leur objet ; c’est la faute du poète et non du genre. Vous trouverez des historiens même qui ne sont pas exempts de ce reproche ; en accuserez-vous l’histoire ? Rappelez-vous, monsieur, un de nos chefs-d’œuvre en ce genre, la Conjuration de Venise de l’abbé de Saint-Réal, et l’espèce d’intérêt qu’il nous inspire, sans l’avoir peut-être voulu, pour ces hommes qui ont juré la ruine de leur patrie ; on s’afflige presque après cette lecture de voir tant de courage et d’habileté devenus inutiles ; on se reproche ce sentiment, mais il nous saisit malgré nous, et ce n’est que par réflexion qu’on prend part au salut de Venise. Je vous avouerai à cette occasion, contre l’opinion assez généralement établie, que le sujet de Venise sauvée me paraît bien plus propre au théâtre que celui de Manlius Capitolinus, quoique ces deux pièces ne diffèrent guère que par les noms et l’état des personnages : des malheureux qui conspirent pour se rendre libres sont moins odieux que des sénateurs qui cabalent pour se rendre maîtres.

Mais ce qui paraît, monsieur, vous avoir choqué le plus dans nos pièces, c’est le rôle qu’on y fait jouer à l’amour. Cette passion, le grand mobile des actions des hommes, est en effet le ressort presque unique du théâtre français ; et rien ne vous paraît plus contraire à la saine morale que de réveiller par des peintures et des situations séduisantes un sentiment si dangereux. Permettez-moi de vous faire une question avant que de vous répondre. Voudriez-vous bannir l’amour de la société ? Ce serait, je crois, pour elle un grand bien et un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette passion dans les hommes ; il ne paraît pas d’ailleurs que votre dessein soit de la leur interdire, du moins si on en juge par les descriptions intéressantes que vous en faites, et auxquelles toute l’austérité de votre philosophie n’a pu se refuser. Or, si on ne peut, et si on ne doit peut-être pas étouffer l’amour dans le cœur des hommes, que reste-t-il à faire, sinon de le diriger vers une fin honnête, et de nous montrer dans des exemples illustres ses fureurs et ses faiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir ? Vous convenez que c’est l’objet de nos tragédies ; mais vous prétendez que l’objet est manqué par les efforts même que l’on fait pour le remplir ; que l’impression du sentiment reste, et que la morale est bientôt oubliée. Je prendrai, monsieur, pour vous répondre, l’exemple même que vous apportez de la tragédie de Bérénice, où Racine a trouvé l’art de nous intéresser pendant cinq actes avec ces seuls mots, je vous aime, vous êtes empereur et je pars ; et où ce grand poète a su réparer par les charmes de son style le défaut d’action et la monotonie de son sujet. Tout spectateur sensible, je l’avoue, sort de cette tragédie le cœur affligé, partageant en quelque manière le sacrifice qui coûte si cher à Titus, et le désespoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce spectateur regarde au fond de son âme, et approfondit le sentiment triste qui l’occupe, qu’y aperçoit-il, monsieur ? un retour affligeant sur le malheur de la condition humaine, qui nous oblige presque toujours de faire céder nos passions à nos devoirs. Cela est si vrai qu’au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice, le bonheur du monde attaché au sacrifice de Titus nous rend inexorables sur la nécessité de ce sacrifice même dont nous le plaignons ; l’intérêt que nous prenons à sa douleur, en admirant sa vertu, se changerait en indignation s’il succombait à sa faiblesse. En vain Racine même, tout habile qu’il était dans l’éloquence du cœur, eût essayé de nous représenter ce prince, entre Bérénice d’un côté et Rome de l’autre, sensible aux prières d’un peuple qui embrasse ses genoux pour le retenir, mais cédant aux larmes de sa maîtresse ; les adieux les plus touchants de ce prince à ses sujets ne le rendraient que plus méprisable à nos yeux ; nous n’y verrions qu’un monarque vil, qui, pour satisfaire une passion obscure, renonce à faire du bien aux hommes, et qui va dans les bras d’une femme oublier leurs pleurs. Si quelque chose au contraire adoucit à nos yeux la peine de Titus, c’est le spectacle de tout un peuple devenu heureux par le courage du prince : rien n’est plus propre à consoler de l’infortune, que le bien qu’on fait à ceux qui souffrent, et l’homme vertueux suspend le cours de ses larmes en essuyant celles des autres. Cette tragédie, monsieur, a d’ailleurs un autre avantage, c’est de nous rendre plus grands à nos propres yeux en nous montrant de quels efforts la vertu nous rend capables. Elle ne réveille en nous la plus puissante et la plus douce de toutes les passions, que pour nous apprendre à la vaincre, en la faisant céder, quand le devoir l’exige, à des intérêts plus pressants et plus chers. Ainsi elle nous flatte et nous élève tout à la fois par l’expérience douce qu’elle nous fait faire de la tendresse de notre âme, et par le courage qu’elle nous inspire pour réprimer ce sentiment dans ses effets, en conservant le sentiment même.

Si donc les peintures qu’on fait de l’amour sur nos théâtres étaient dangereuses, ce ne pourrait être tout au plus que chez une nation déjà corrompue à qui les remèdes même serviraient de poison : aussi suis-je persuadé, malgré l’opinion contraire où vous êtes, que les représentations théâtrales sont plus utiles à un peuple qui a conservé ses mœurs, qu’à celui qui aurait perdu les siennes. Mais, quand l’état présent de nos mœurs pourrait nous faire regarder la tragédie comme un nouveau moyen de corruption, la plupart de nos pièces me paraissent bien propres à nous rassurer à cet égard. Ce qui devrait, ce me semble, vous déplaire le plus dans l’amour que nous mettons si fréquemment sur nos théâtres, ce n’est pas la vivacité avec laquelle il est peint, c’est le rôle froid et subalterne qu’il y joue presque toujours. L’amour, si on en croit la multitude, est l’âme de nos tragédies ; pour moi, il m’y paraît presque aussi rare que dans le monde. La plupart des personnages de Racine même ont à mes yeux moins de passion que de métaphysique, moins de chaleur que de galanterie. Qu’est-ce que l’amour dans Mithridate, dans Iphigénie, dans Britannicus, dans Bajazet même, et dans Andromaque, si on en excepte quelques traits des rôles de Roxane et d’Hermione ? Phèdre est peut-être le seul ouvrage de ce grand homme où l’amour soit vraiment terrible et tragique ; encore y est-il défiguré par l’intrigue obscure d’Hippolyte et d’Aricie. Arnauld l’avait bien senti, quand il disait à Racine : Pourquoi cet Hippolyte amoureux ? Le reproche était moins d’un casuiste que d’un homme de goût. On sait la réponse que Racine lui fit : Eh, monsieur, sans cela qu’auraient dit les petits-maîtres ? Ainsi c’est à la frivolité de la nation que Racine a sacrifié la perfection de sa pièce. L’amour dans Corneille est encore plus languissant et plus déplacé : son génie semble s’être épuisé dans le Cid à peindre cette passion, et il n’y a presque aucune de ses autres tragédies que l’amour ne dépare et ne refroidisse. Ce sentiment exclusif et impérieux, si propre à nous consoler de tout ou à nous rendre tout insupportable, à nous faire jouir de notre existence, ou à nous la faire détester, veut être sur le théâtre comme dans nos cœurs, y régner seul et sans partage. Partout où il ne joue pas le premier rôle, il est dégradé par le second. Le seul caractère qui lui convienne dans la tragédie, est celui de la véhémence, du trouble et du désespoir : ôtez-lui ces qualités, ce n’est plus, si j’ose parler ainsi, qu’une passion commune et bourgeoise. Mais, dira-t-on, en peignant l’amour de la sorte, il deviendra monotone, et toutes nos pièces se ressembleront. Et pourquoi s’imaginer, comme ont fait presque tous nos auteurs, qu’une pièce ne puisse nous intéresser sans amour ? Sommes-nous plus difficiles ou plus insensibles que les athéniens ? et ne pouvons-nous pas trouver à leur exemple une infinité d’autres sujets capables de remplir dignement le théâtre ; les malheurs de l’ambition, le spectacle d’un héros dans l’infortune, la haine de la superstition et des tyrans, l’amour de la patrie, la tendresse maternelle ? Ne faisons point à nos Françaises l’injure de penser que l’amour seul puisse les émouvoir, comme si elles n’étaient ni citoyennes ni mères. Ne les avons-nous pas vues s’intéresser à la Mort de César, et verser des larmes à Mérope ?

Je viens, monsieur, à vos objections sur la comédie. Vous n’y voyez qu’un exemple continuel de libertinage, de perfidie et de mauvaises mœurs ; des femmes qui trompent leurs maris, des enfants qui volent leurs pères, d’honnêtes bourgeois dupés par des fripons de cour. Mais je vous prie de considérer un moment sous quel point de vue tous ces vices nous sont représentés sur le théâtre. Est-ce pour les mettre en honneur ? Nullement ; il n’est point de spectateur qui s’y méprenne ; c’est pour nous ouvrir les yeux sur la source de ces vices ; pour nous faire voir dans nos propres défauts (dans des défauts qui en eux-mêmes ne blessent point l’honnêteté) une des causes les plus communes des actions criminelles que nous reprochons aux autres. Qu’apprenons-nous dans George-Dandin ? que le déréglement des femmes est la suite ordinaire des mariages mal assortis où la vanité a présidé ; dans le Bourgeois Gentilhomme ? qu’un bourgeois qui veut sortir de son état, avoir une femme de la cour pour maîtresse, et un grand seigneur pour ami, n’aura pour maîtresse qu’une femme perdue, et pour ami qu’un honnête voleur ; dans les scènes d’Harpagon et de son fils ? que l’avarice des pères produit la mauvaise conduite des enfants ; enfin dans toutes cette vérité si utile, que les ridicules de la société y sont une source de désordres. Et quelle manière plus efficace d’attaquer nos ridicules, que de nous montrer qu’ils rendent les autres méchants à nos dépens ? En vain diriez-vous que dans la comédie nous sommes plus frappés du ridicule qu’elle joue, que des vices dont ce ridicule est la source. Cela doit être, puisque l’objet naturel de la comédie est la correction de nos défauts par le ridicule, leur antidote le plus puissant, et non la correction de nos vices qui demande des remèdes d’un autre genre. Mais son effet n’est pas pour cela de nous faire préférer le vice au ridicule ; elle nous suppose pour le vice cette horreur qu’il inspire à toute âme bien née ; elle se sert même de cette horreur pour combattre nos travers ; et il est tout simple que le sentiment qu’elle suppose nous affecte moins dans le moment de la représentation que celui qu’elle cherche à exciter en nous, sans que pour cela elle nous fasse prendre le change sur celui de ces deux sentiments qui doit dominer dans notre âme. Si quelques comédies en petit nombre s’écartent de cet objet louable, et sont presque uniquement une école de mauvaises mœurs, on peut comparer leurs auteurs à ces hérétiques, qui pour débiter le mensonge ont abusé quelquefois de la chaire de vérité.

Vous ne vous en tenez pas à des imputations générales. Vous attaquez, comme une satyre cruelle de la vertu, le Misanthrope de Molière, ce chefd’œuvre théâtre comique, si néanmoins le Tartufe ne lui est pas encore supérieur, soit par la vivacité de l’action, soit par les situations théâtrales ; soit enfin par la variété et la vérité des caractères. Je ne sais, monsieur, ce que vous pensez de cette dernière pièce ; elle était bien faite pour trouver grâce devant vous, ne fût-ce que par l’aversion dont on ne peut se défendre pour l’espèce d’hommes si odieuse que Molière y a joués et démasqués. Mais je viens au Misanthrope. Molière, selon vous, a eu dessein dans cette comédie de rendre la vertu ridicule. Il me semble que le sujet et les détails de la pièce, que le sentiment même qu’elle produit en nous, prouvent le contraire. Molière a voulu nous apprendre que l’esprit et la vertu ne suffisent pas pour la société, si nous ne savons compatir aux faiblesses de nos semblables, et supporter leurs vices même ; que les hommes sont encore plus bornés que méchants, et qu’il faut les mépriser sans le leur dire. Quoique le Misanthrope divertisse les spectateurs, il n’est pas pour cela ridicule à leurs yeux : il n’est personne au contraire qui ne l’estime, qui ne soit porté même à l’aimer et à le plaindre. On rit de sa mauvaise humeur, comme de celle d’un enfant bien né et de beaucoup d’esprit. La seule chose que j’oserais blâmer dans le rôle du Misanthrope, c’est qu’Alceste n’a pas toujours tort d’être en colère contre l’ami raisonnable et philosophe que Molière a voulu lui opposer comme un modèle de la conduite qu’on doit tenir avec les hommes. Philinte m’a toujours paru, non pas absolument, comme vous le prétendez, un caractère odieux, mais un caractère mal décidé, plein de sagesse dans ses maximes et de fausseté dans sa conduite. Rien de plus sensé que ce qu’il dit au Misanthrope dans la première scène, sur la nécessité de s’accommoder aux travers des hommes ; rien de plus faible que sa réponse aux reproches dont le Misanthrope l’accable sur l’accueil affecté qu’il vient de faire à un homme dont il ne sait pas le nom. Il ne disconvient pas de l’exagération qu’il a mise dans cet accueil, et donne par là beaucoup d’avantage au Misanthrope. Il devait répondre, au contraire, que ce qu’Alceste avait pris pour un accueil exagéré, n’était qu’un compliment ordinaire et froid, une de ces formules de politesse dont les hommes sont convenus de se payer réciproquement lorsqu’ils n’ont rien à se dire. Le Misanthrope a encore plus beau jeu dans la scène du sonnet. Ce n’est point Philinte qu’Oronte vient consulter, c’est Alceste ; et rien n’oblige Philinte de louer comme il fait le sonnet d’Oronte à tort et à travers, et d’interrompre même la lecture par ses fades éloges. Il devait attendre qu’Oronte lui demandât son avis, et se borner alors à des discours généraux, et à une approbation faible, parce qu’il sent qu’Oronte veut être loué, et que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la vérité qu’à ses amis ; encore faut-il qu’ils aient grande envie ou grand besoin qu’on la leur dise. L’approbation faible de Philinte n’en eût pas moins produit ce que voulait Molière, l’emportement d’Alceste, qui se pique de vérité dans les choses les plus indifférentes, au risque de blesser ceux à qui il la dit. Cette colère du Misanthrope sur la complaisance de Philinte n’en eût été que plus plaisante, parce qu’elle eût été moins fondée ; et la situation des personnages eût produit un jeu de théâtre d’autant plus grand, que Philinte eût été partagé entre l’embarras de contredire Alceste et la crainte de choquer Oronte. Mais je m’aperçois, monsieur, que je donne des leçons à Molière.

Vous prétendez que dans cette scène du sonnet, le Misanthrope est presque un Philinte ; et ses je ne dis pas cela, répétés avant que de déclarer franchement son avis, vous paraissent hors de son caractère. Permettez-moi de n’être pas de votre sentiment. Le Misanthrope de Molière n’est pas un homme grossier, mais un homme vrai ; ses je ne dis pas cela, surtout de l’air dont il les doit prononcer, font suffisamment entendre qu’il trouve le sonnet détestable ; ce n’est que quand Oronte le presse et le pousse à bout qu’il doit lever le masque et lui rompre en visière. Rien n’est, ce me semble, mieux ménagé et gradué plus adroitement que cette scène ; et je dois rendre cette justice à nos spectateurs modernes, qu’il en est peu qu’ils écoutent avec plus de plaisir. Aussi je ne crois pas que ce chef-d’œuvre de Molière, supérieur peut-être de quelques années à son siècle, dût craindre aujourd’hui le sort équivoque qu’il eut à sa naissance ; notre parterre, plus fin et plus éclairé qu’il ne l’était il y a soixante ans, n’aurait plus besoin du Médecin malgré lui pour aller au Misanthrope. Mais je crois en même temps avec vous que d’autres chefs-d’œuvre du même poète et de quelques autres, autrefois justement applaudis, auraient aujourd’hui plus d’estime que de succès ; notre changement de goût en est la cause ; nous voulons dans la tragédie plus d’action, et dans la comédie plus de finesse. La raison en est, si je ne me trompe, que les sujets communs sont presque entièrement épuisés sur les deux théâtres : et qu’il faut d’un côté plus de mouvement pour nous intéresser à des héros moins connus, et de l’autre plus de recherche et plus de nuance pour faire sentir des ridicules moins apparents.

Le zèle dont vous êtes animé contre la comédie, ne vous permet pas de faire grâce à aucun genre, même à celui où l’on se propose de faire couler nos larmes par des situations intéressantes, et de nous offrir dans la vie commune des modèles de courage et de vertu : autant vaudrait, dites-vous, aller au sermon. ce discours me surprend dans votre bouche. Vous prétendiez, un moment auparavant, que les leçons de la tragédie nous sont inutiles, parce qu’on n’y met sur le théâtre que des héros auxquels nous ne pouvons nous flatter de ressembler : et vous blâmez à présent les pièces où l’on n’expose à nos yeux que nos citoyens et nos semblables ; ce n’est plus comme pernicieux aux bonnes mœurs, mais comme insipide et ennuyeux que vous attaquez ce genre. Dites, monsieur, si vous le voulez, qu’il est le plus facile de tous ; mais ne cherchez pas à lui enlever le droit de nous attendrir : il me semble au contraire qu’aucun genre de pièces n’y est plus propre ; et, s’il m’est permis de juger de l’impression des autres par la mienne, j’avoue que je suis encore plus touché des scènes pathétiques de l’Enfant prodigue, que des pleurs d’Andromaque et d’Iphigénie. Les princes et les grands sont trop loin de nous, pour que nous prenions à leurs revers le même intérêt qu’aux nôtres. Nous ne voyons, pour ainsi dire, les infortunes des rois qu’en perspective ; et dans le temps même où nous les plaignons, un sentiment confus semble nous dire, pour nous consoler, que ces infortunes sont le prix de la grandeur suprême, et comme les degrés par lesquels la nature rapproche les princes des autres hommes. Mais les malheurs de la vie privée n’ont point cette ressource à nous offrir : ils sont l’image fidèle des peines qui nous affligent ou qui nous menacent ; un roi n’est presque pas notre semblable, et le sort de nos pareils a bien plus de droits à nos larmes.

Ce qui me paraît blâmable dans ce genre, ou plutôt dans la manière dont l’ont traité nos poètes, est le mélange bizarre qu’ils y ont presque toujours fait du pathétique et du plaisant. Deux sentiments si tranchants et si disparates ne sont pas faits pour être voisins, et quoiqu’il y ait dans la vie quelques circonstances bizarres où l’on rit et où l’on pleure à la fois, je demande si toutes les circonstances de la vie sont propres à être représentées sur le théâtre, et si le sentiment trouble et mal décidé qui résulte de cet alliage des ris avec les pleurs, est préférable au plaisir seul de pleurer, ou même au plaisir seul de rire ? Les hommes sont tous de fer ! s’écrie l’Enfant prodigue, après avoir fait à son valet la peinture odieuse de l’ingratitude et de la dureté de ses anciens amis ; et les femmes ? lui répond le valet, qui ne veut que faire rire le parterre ; j’ose inviter l’illustre auteur de cette pièce à retrancher ces trois mots, qui ne sont là que pour défigurer un chef-d’œuvre. Il me semble qu’ils doivent produire sur tous les gens de goût le même effet qu’un son aigre et discordant qui se ferait entendre tout-à-coup au milieu d’une musique touchante.

Après avoir dit tant de mal des spectacles, il ne vous restait plus, monsieur, qu’à vous déclarer aussi contre les personnes qui les représentent et contre celles qui, selon vous, nous y attirent ; et c’est de quoi vous vous êtes pleinement acquitté par la manière dont vous traitez les comédiens et les femmes. Votre philosophie n’épargne personne, et on pourrait lui appliquer ce passage de l’Écriture, et manus ejus contra omnes. Selon vous, l’habitude où sont les comédiens de revêtir un caractère qui n’est pas le leur, les accoutume à la fausseté. Je ne saurais croire que ce reproche soit sérieux. Vous feriez le procès sur le même principe à tous les auteurs de pièces de théâtre, bien plus obligés encore que le comédien de se transformer dans les personnages qu’ils ont à faire parler sur la scène. Vous ajoutez qu’il est vil de s’exposer aux sifflets pour de l’argent ; qu’en faut-il conclure ? Que l’état de comédien est celui de tous où il est le moins permis d’être médiocre. Mais en récompense, quels applaudissements plus flatteurs que ceux du théâtre ? C’est là où l’amour-propre ne peut se faire illusion ni sur les succès ni sur les chutes ; et pourquoi refuserions-nous à un acteur accueilli et désiré du public le droit si juste et si noble de tirer de son talent sa subsistance ? Je ne dis rien de ce que vous ajoutez, pour plaisanter sans doute, que les valets, en s’exerçant à voler adroitement sur le théâtre, s’instruisent à voler dans les maisons et dans les rues.

Supérieur, comme vous l’êtes, par votre caractère et par vos réflexions, à toute espèce de préjugés, était-ce là, monsieur, celui que vous deviez préférer pour vous y soumettre et pour le défendre ? Comment n’avez-vous pas senti que, si ceux qui représentent nos pièces méritent d’être déshonorés, ceux qui les composent mériteraient aussi de l’être ; et qu’ainsi en élevant les uns et en avilissant les autres, nous avons été tout à la fois bien inconséquents et bien barbares ? Les Grecs l’ont été moins que nous, et il ne faut point chercher d’autres causes de l’estime où les bons comédiens étaient parmi eux. Ils considéraient Esopus par la même raison qu’ils admiraient Euripide et Sophocle. Les Romains, il est vrai, ont pensé différemment ; mais chez eux la comédie était jouée par des esclaves ; occupés de grands objets, ils ne voulaient employer que des esclaves à leurs plaisirs.

La chasteté des comédiennes, j’en conviens avec vous, est plus exposée que celle des femmes du monde ; mais aussi la gloire de vaincre en doit être plus grande : il n’est pas rare d’en voir qui résistent long-temps, et il serait plus commun d’en trouver qui résistassent toujours, si elles n’étaient comme découragées de la continence par le peu de considération réelle qu’elles en retirent. Le plus sûr moyen de vaincre les passions est de les combattre par la vanité : qu’on accorde des distinctions aux comédiennes sages, et ce sera, j’ose le prédire, l’ordre de l’état le plus sévère dans ses mœurs. Mais quand elles voient que d’un côté on ne leur sait aucun gré de se priver d’amants, et que de l’autre il est permis aux femmes du monde d’en avoir, sans en être moins considérées, comment ne chercheraient-elles pas leur consolation dans des plaisirs qu’elles s’interdiraient en pure perte ?

Vous êtes du moins, monsieur, plus juste ou plus conséquent que le public ; votre sortie sur nos actrices en a valu une très-violente aux autres femmes. Je ne sais si vous êtes du petit nombre des sages qu’elles ont su quelquefois rendre malheureux, et si par le mal que vous en dites vous avez voulu leur restituer celui qu’elles vous ont fait. Cependant je doute que votre éloquente censure vous fasse parmi elles beaucoup d’ennemies ; on voit percer à travers vos reproches le goût très-pardonnable que vous avez conservé pour elles, peut-être même quelque chose de plus vif ; ce mélange de sévérité et de faiblesse (pardonnez-moi ce dernier mot) vous fera aisément obtenir grace ; elles sentiront du moins, et elles vous en sauront gré, qu’il vous en a moins coûté pour déclamer contre elles avec chaleur, que pour les voir et les juger avec une indifférence philosophique. Mais comment allier cette indifférence avec le sentiment si séduisant qu’elles inspirent ? qui peut avoir le bonheur ou le malheur de parler d’elles sans intérêt ? Essayons néanmoins, pour les apprécier avec justice, sans adulation comme sans humeur, d’oublier en ce moment combien leur société est aimable et dangereuse ; relisons Épictète avant que d’écrire, et tenons-nous fermes pour être austères et graves.

Je n’examinerai point, monsieur, si vous avez raison de vous écrier : Où trouvera-t-on une femme aimable et vertueuse ? comme le sage s’écriait autrefois : Où trouvera-t-on une femme forte ? Le genre humain serait bien à plaindre si l’objet le plus digne de nos hommages était en effet aussi rare que vous le dites. Mais si par malheur vous aviez raison, quelle en serait la triste cause ? L’esclavage et l’espèce d’avilissement où nous avons mis les femmes ; les entraves que nous donnons à leur esprit et à leur âme ; le jargon futile et humiliant pour elles et pour nous auquel nous avons réduit notre commerce avec elles, comme si elles n’avaient pas une raison à cultiver, ou n’en étaient pas dignes ; enfin l’éducation funeste, je dirais presque meurtrière, que nous leur prescrivons, sans leur permettre d’en avoir d’autre ; éducation où elles apprennent presque uniquement à se contrefaire sans cesse, à n’avoir pas un sentiment qu’elles n’étouffent, une opinion qu’elles ne cachent, une pensée qu’elles ne déguisent. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons dans nos jardins, nous cherchons à l’orner en l’étouffant. Si la plupart des nations ont agi comme nous à leur égard, c’est que partout les hommes ont été les plus forts, et que partout le plus fort est l’oppresseur et le tyran du plus faible. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’éloignement où nous tenons les femmes de tout ce qui peut les éclairer et leur élever l’ame, est bien capable, en mettant leur vanité à la gêne, de flatter leur amour-propre. On dirait que nous sentons leurs avantages, et que nous voulons les empêcher d’en profiter. Nous ne pouvons nous dissimuler que dans les ouvrages de goût et d’agrément elles réussiraient mieux que nous, surtout dans ceux dont le sentiment et la tendresse doivent être l’ame ; car quand vous dites qu’elles ne savent ni décrire, ni sentir l’amour même, il faut que vous n’ayez jamais lu les Lettres d’Héloïse, ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poète qui les aura gâtées. J’avoue que ce talent de peindre l’amour au naturel, talent propre à un temps d’ignorance, où la nature seule donnait des leçons, peut s’être affaibli dans notre siècle, et que les femmes, devenues à notre exemple plus coquettes que passionnées, sauront bientôt aimer aussi peu que nous et le dire aussi mal ; mais sera-ce la faute de la nature ? À l’égard des ouvrages de génie et de sagacité, mille exemples nous prouvent que la faiblesse du corps n’y est pas un obstacle dans les hommes ; pourquoi donc une éducation plus solide et plus mâle ne mettrait-elle pas les femmes à portée d’y réussir ? Descartes les jugeait plus propres que nous à la philosophie, et une princesse malheureuse a été son plus illustre disciple. Plus inexorable pour elles, vous les traiterez, monsieur, comme ces peuples vaincus, mais redoutables, que leurs conquérants désarment ; et après avoir soutenu que la culture de l’esprit est pernicieuse à la vertu des hommes, vous en conclurez qu’elle le serait encore plus à celle des femmes. Il me semble au contraire que les hommes devant être plus vertueux à proportion qu’ils connaîtront mieux les véritables sources de leur bonheur, le genre humain doit gagner à s’instruire. Si les siècles éclairés ne sont pas moins corrompus que les autres, c’est que la lumière y est trop inégalement répandue ; qu’elle est resserrée et concentrée dans un trop petit nombre d’esprits ; que les rayons qui s’en échappent dans le peuple ont assez de force pour découvrir aux ames communes l’attrait et les avantages du vice, et non pour leur en faire voir les dangers et l’horreur : le grand défaut de ce siècle philosophe est de ne l’être pas encore assez. Mais quand la lumière sera plus libre de se répandre, plus étendue et plus égale, nous en sentirons alors les effets bienfaisants ; nous cesserons de tenir les femmes sous le joug et dans l’ignorance, et elles de séduire, de tromper et de gouverner leurs maîtres. L’amour sera pour lors entre les deux sexes ce que l’amitié la plus douce et la plus vraie est entre les hommes vertueux ; ou plutôt ce sera un sentiment plus délicieux encore, le complément et la perfection de l’amitié ; sentiment qui, dans l’intention de la nature, devait nous rendre heureux ; et que pour notre malheur nous avons su altérer et corrompre.

Enfin ne nous arrêtons pas seulement, monsieur, aux avantages que la société pourrait tirer de l’éducation des femmes ; ayons de plus l’humanité et la justice de ne pas leur refuser ce qui peut leur adoucir la vie comme à nous. Nous avons éprouvé tant de fois combien la culture de l’esprit et l’exercice des talents sont propres à nous distraire de nos maux, et à nous consoler dans nos peines : pourquoi refuser à la plus aimable moitié du genre humain destinée à partager avec nous le malheur d’être, le soulagement le plus propre à le lui faire supporter ? Philosophes que la nature a répandus sur la surface de la terre, c’est à vous à détruire, s’il vous est possible, un préjugé si funeste ; c’est à ceux d’entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d’être pères, d’oser les premiers secouer le joug d’un barbare usage, en donnant à leurs filles la même éducation qu’à leurs autres enfants. Qu’elles apprennent seulement de vous, en recevant cette éducation précieuse, à la regarder uniquement comme un préservatif contre l’oisiveté, un rempart contre les malheurs, et non comme l’aliment d’une curiosité vaine, et le sujet d’une ostentation frivole. Voilà tout ce que vous devez et tout ce qu’elles doivent à l’opinion publique, qui peut les condamner à paraître ignorantes, mais non pas les forcer à l’être. On vous a vus si souvent, pour des motifs très-légers, par vanité ou par humeur, heurter de front les idées de votre siècle ; pour quel intérêt plus grand pouvez-vous le braver, que pour l’avantage de ce que vous devez avoir de plus cher au monde, pour rendre la vie moins amère à ceux qui la tiennent de vous, et que la nature a destiné à vous survivre et à souffrir ; pour leur procurer dans l’infortune, dans les maladies, dans la pauvreté, dans la vieillesse, des ressources dont notre injustice les a privées ? On regarde communément, monsieur, les femmes comme très-sensibles et très-faibles ; je les crois au contraire ou moins sensibles ou moins faibles que nous. Sans force de corps, sans talents, sans étude qui puisse les arracher à leurs peines, et les leur faire oublier quelques moments, elles les supportent néanmoins, elles les dévorent et savent quelquefois les cacher mieux que nous ; cette fermeté suppose en elles, ou une ame peu susceptible d’impressions profondes, ou un courage dont nous n’avons pas l’idée. Combien de situations cruelles auxquelles les hommes ne résistent que par le tourbillon d’occupation qui les entraîne ! Les chagrins des femmes seraient-ils moins pénétrants et moins vifs que les nôtres ? Ils ne le devraient pas l’être. Leurs peines viennent ordinairement du cœur ; les nôtres n’ont souvent pour principe que la vanité et l’ambition. Mais ces sentiments étrangers, que l’éducation a portés dans notre ame, que l’habitude y a gravés, et que l’exemple y fortifie, deviennent, à la honte de l’humanité, plus puissants sur nous que les sentiments naturels : la douleur fait plus périr de ministres déplacés que d’amants malheureux.

Voilà, monsieur, si j’avais à plaider la cause des femmes, ce que j’oserais dire en leur faveur ; je les défendrais moins sur ce qu’elles sont que sur ce qu’elles pourraient être. Je ne les louerais point en soutenant avec vous que la pudeur leur est naturelle ; ce serait prétendre que la nature ne leur a donné ni besoins, ni passions ; la réflexion peut réprimer les désirs, mais le premier mouvement, qui est celui de la nature, porte toujours à s’y livrer. Je me bornerai donc à convenir que la société et les lois ont rendu la pudeur nécessaire aux femmes ; et si je fais jamais un livre sur le pouvoir de l’éducation, cette pudeur en sera le premier chapitre. Mais en paraissant moins prévenu que vous pour la modestie de leur sexe, je serai plus favorable à leur conservation ; et malgré la bonne opinion que vous avez de la bravoure d’un régiment de femmes, je ne croirai pas que le principal moyen de les rendre utiles soit de les destiner à recruter nos troupes.

Mais je m’aperçois, monsieur, et je crains bien de m’en apercevoir trop tard, que le plaisir de m’entretenir avec vous, l’apologie des femmes, et peut-être cet intérêt secret qui nous séduit toujours pour elles, m’ont entraîné trop loin et trop longtemps hors de mon sujet. En voilà donc assez, et peut-être trop, sur la partie de votre lettre qui concerne les spectacles en eux-mêmes, et les dangers de toute espèce dont vous les rendez responsables. Rien ne pourra plus leur nuire, si votre écrit n’y réussit pas ; car il faut avouer qu’aucun de nos prédicateurs ne les a combattus avec autant de force et de subtilité que vous. Il est vrai que la supériorité de vos talents ne doit pas seule en avoir l’honneur. La plupart de nos orateurs chrétiens, en attaquant la comédie, condamnent ce qu’ils ne connaissent pas ; vous avez au contraire étudié, analysé, composé vous-même pour en mieux juger les effets, le poison dangereux dont vous cherchez à nous préserver ; et vous décriez nos pièces de théâtre avec l’avantage non-seulement d’en avoir vu, mais d’en avoir fait. Néanmoins cet avantage même forme contre vous une objection incommode, que vous paraissez avoir sentie en n’osant vous la faire, et à laquelle vous avez indirectement tâché de répondre. Les spectacles, selon vous, sont nécessaires dans une ville aussi corrompue que celle que vous avez habitée longtemps ; et c’est apparemment pour ses habitants pervers, car ce n’est pas certainement pour votre patrie que vos pièces ont été composées : c’est-à-dire, monsieur, que vous nous avez traité comme ces animaux expirants qu’on achève dans leurs maladies de peur de les voir trop longtemps souffrir. Assez d’autres sans vous auraient pris ce soin ; et votre délicatesse n’aura-t-elle rien à se reprocher à notre égard ? Je le crains d’autant plus que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de si heureux essais, comme musicien et comme poète, est du moins aussi propre à faire au spectacle des partisans, que votre éloquence à leur en enlever. Le plaisir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre ; et vous aurez longtemps la douleur de voir le Devin du village détruire tout le bien que vos écrits contre la comédie auraient pu nous faire.

Il me reste à vous dire un mot sur les deux autres articles de votre lettre, et en premier lieu sur les raisons que vous apportez contre l’établissement d’un théâtre de comédie à Genève. Cette partie de votre ouvrage, je dois l’avouer, est celle qui a trouvé à Paris le moins de contradicteurs. Très-indulgents envers nous-mêmes, nous regardons les spectacles comme un aliment nécessaire à notre frivolité ; mais nous décidons volontiers que Genève ne doit point en avoir ; pourvu que nos riches oisifs aillent tous les jours, pendant trois heures, se soulager au théâtre du poids du temps qui les accable, peu leur importe qu’on s’amuse ailleurs ; parce que Dieu, pour me servir d’une de vos plus heureuses expressions, les a doués d’une douceur très-méritoire à supporter l’ennui des autres. Mais je doute que les Génevois, qui s’intéressent un peu plus que nous à ce qui les regarde, applaudissent de même à votre sévérité. C’est d’après un désir qui m’a paru presque général dans vos concitoyens, que j’ai proposé l’établissement d’un théâtre dans leur ville, et j’ai peine à croire qu’ils se livrent avec autant de plaisir aux amusements que vous y substituez. On m’assure même que plusieurs de ces amusements, quoiqu’en simple projet, alarment déjà vos graves ministres ; qu’ils se récrient surtout contre les danses que vous voulez mettre à la place de la comédie, et qu’il leur paraît plus dangereux encore de se donner en spectacle que d’y assister.

Au reste, c’est à vos compatriotes seuls à juger de ce qui peut en ce genre leur être utile ou nuisible. S’ils craignent pour leurs mœurs les effets et les suites de la comédie, ce que j’ai déjà dit en sa faveur ne les déterminera point à la recevoir, comme tout ce que vous dites contre elle ne la leur fera pas rejeter, s’ils imaginent qu’elle puisse leur être de quelque avantage. Je me contenterai donc d’examiner en peu de mots les raisons que vous apportez contre l’établissement d’un théâtre à Genève, et je soumets cet examen au jugement et à la décision des Génevois.

Vous nous transportez d’abord dans les montagnes du Valais, au centre d’un petit pays dont vous faites une description charmante ; vous nous montrez ce qui ne se trouve peut-être que dans ce seul coin de l’univers, des peuples tranquilles et satisfaits au sein de leur famille et de leur travail ; et vous prouvez que la comédie ne serait propre qu’à troubler le bonheur dont ils jouissent. Personne, monsieur, ne prétendra le contraire ; des hommes assez heureux pour se contenter des plaisirs offerts par la nature ne doivent point y en substituer d’autres ; les amusements qu’on cherche sont le poison lent des amusements simples ; et c’est une loi générale de ne pas entreprendre de changer le bien en mieux. Qu’en conclurez-vous pour Genève ? L’état présent de cette république est-il susceptible de l’application de ces règles ? Je veux croire qu’il n’y a rien d’exagéré ni de romanesque dans la description de ce canton fortuné du Valais, où il n’y a ni haine, ni jalousie, ni querelles, et où il y a pourtant des hommes. Mais si l’âge d’or s’est réfugié dans les rochers voisins de Genève, vos citoyens en sont pour le moins à l’âge d’argent ; et dans le peu de temps que j’ai passé parmi eux ils m’ont paru assez avancés, ou, si vous voulez, assez pervertis pour pouvoir entendre Brutus et Rome sauvée sans avoir à craindre d’en devenir pires.

La plus forte de toutes vos objections contre l’établissement d’un théâtre à Genève, c’est l’impossibilité de supporter cette dépense dans une petite ville. Vous pouvez néanmoins vous souvenir que des circonstances particulières ayant obligé vos magistrats, il y a quelques années, de permettre, dans la ville même de Genève, un spectacle public, on ne s’aperçut point de l’inconvénient dont il s’agit, ni de tous ceux que vous faites craindre. Cependant, quand il serait vrai que la recette journalière ne suffirait pas à l’entretien du spectacle, je vous prie d’observer que la ville de Genève est, à proportion de son étendue, une des plus riches de l’Europe ; et j’ai lieu de croire que plusieurs citoyens opulents de cette ville, qui désireraient d’y avoir un théâtre, fourniraient sans peine à une partie de la dépense ; c’est du moins la disposition où plusieurs d’entre eux m’ont paru être, et c’est en conséquence que j’ai hasardé la proposition qui vous alarme. Cela supposé, il serait aisé de répondre en deux mots à vos autres objections. Je n’ai point prétendu qu’il y eût à Genève un spectacle tous les jours ; un ou deux jours de la semaine suffiraient à cet amusement, et on pourrait prendre pour un de ces jours celui où le peuple se repose ; ainsi d’un côté le travail ne serait point ralenti, de l’autre la troupe pourrait être moins nombreuse, et par conséquent moins à charge à la ville ; on donnerait l’hiver seul à la comédie, l’été aux plaisirs de la campagne, et aux exercices militaires dont vous parlez. J’ai peine à croire aussi qu’on ne pût remédier par des lois sévères aux alarmes de vos ministres sur la conduite des comédiens, dans un état aussi petit que celui de Genève, où l’œil vigilant des magistrats peut s’étendre au même instant d’une frontière à l’autre, où la législation embrasse à la fois toutes les parties ; où elle est enfin si rigoureuse et si bien exécutée contre les désordres des femmes publiques, et même contre les désordres secrets. J’en dis autant des lois somptuaires, dont il est toujours facile de maintenir l’exécution dans un petit état : d’ailleurs la vanité même ne sera guère intéressée à les violer, parce qu’elles obligent également tous les citoyens, et qu’à Genève les hommes ne sont jugés ni par les richesses, ni par les habits. Enfin rien, ce me semble, ne souffrirait dans votre patrie de l’établissement d’un théâtre, pas même l’ivrognerie des hommes et la médisance des femmes, qui trouvent l’une et l’autre tant de faveur auprès de vous. Mais quand la suppression de ces deux derniers articles produirait, pour parler votre langage, un affaiblissement d’état, je serais d’avis qu’on se consolât de ce malheur. Il ne fallait pas moins qu’un philosophe exercé comme vous aux paradoxes, pour nous soutenir qu’il y a moins de mal à s’enivrer et à médire, qu’à voir représenter Cinna et Polyeucte. Je parle ici d’après la peinture que vous avez faite vous-même de la vie journalière de vos citoyens ; et je n’ignore pas qu’ils se récrient fort contre cette peinture ; le peu de séjour, disent-ils, que vous avez fait parmi eux, ne vous a pas laissé le temps de les connaître, ni d’en fréquenter assez les différents états ; et vous avez représenté comme l’esprit général de cette sage république, ce qui n’est tout au plus que le vice obscur et méprisé de quelques sociétés particulières.

Au reste, vous ne devez pas ignorer, monsieur, que depuis deux ans une troupe de comédiens s’est établie aux portes de Genève, et que Genève et les comédiens s’en trouvent à merveille. Prenez votre parti avec courage, la circonstance est urgente et le cas difficile. Corruption pour corruption, celle qui laissera aux Génevois leur argent dont ils ont besoin, est préférable à celle qui le fait sortir de chez eux.

Je me hâte de finir sur cet article dont la plupart de nos lecteurs ne s’embarrassent guère, pour en venir à un autre qui les intéresse encore moins, et sur lequel par cette raison je m’arrêterai moins encore. Ce sont les sentiments que j’attribue à vos ministres en matière de religion. Vous savez, et ils le savent encore mieux que vous, que mon dessein n’a point été de les offenser ; et ce motif seul suffirait aujourd’hui pour me rendre sensible à leurs plaintes, et circonspect dans ma justification. Je serais très-affligé du soupçon d’avoir violé leur secret, surtout si ce soupçon venait de votre part : permettez-moi de vous faire remarquer que l’énumération des moyens par lesquels vous supposez que j’ai pu juger de leur doctrine, n’est pas complète. Si je me suis trompé dans l’exposition que j’ai faite de leurs sentiments (d’après leurs ouvrages, d’après des conversations publiques où ils ne m’ont pas paru prendre beaucoup d’intérêt à la Trinité ni à l’enfer, enfin d’après l’opinion de leurs concitoyens, et des autres églises réformées), tout autre que moi, j’ose le dire, eût été trompé de même. Ces sentiments sont d’ailleurs une suite nécessaire des principes de la religion protestante ; et si vos ministres ne jugent pas à propos de les adopter ou de les avouer aujourd’hui, la logique que je leur connais doit naturellement les y conduire, ou les laissera à moitié chemin. Quand ils ne seraient pas sociniens, il faudrait qu’ils le devinssent, non pour l’honneur de leur religion, mais pour celui de leur philosophie. Ce mot de sociniens ne doit pas vous effrayer : mon dessein n’a point été de donner un nom de parti à des hommes dont j’ai d’ailleurs fait un juste éloge ; mais d’exposer par un seul mot ce que j’ai cru être leur doctrine, et ce qui sera infailliblement dans quelques années leur doctrine publique. À l’égard de leur profession de foi, je me borne à vous y renvoyer et à vous en faire juge ; vous avouez que vous ne l’avez pas lue, c’était peut-être le moyen le plus sûr d’en être aussi satisfait que vous me le paraissez. Ne prenez point cette invitation pour un trait de satire contre vos ministres ; eux-mêmes ne doivent pas s’en offenser ; en matière de profession de foi, il est permis à un catholique de se montrer difficile, sans que des chrétiens d’une communion contraire puissent légitimement en être blessés. L’Église romaine a un langage consacré sur la divinité du Verbe, et nous oblige à regarder impitoyablement comme ariens tous ceux qui n’emploient pas ce langage. Vos pasteurs diront qu’ils ne reconnaissent pas l’Église romaine pour leur juge, mais ils souffriront apparemment que je la regarde comme le mien. Par cet accommodement nous serons réconciliés les uns avec les autres, et j’aurai dit vrai sans les offenser. Ce qui m’étonne, monsieur, c’est que des hommes qui se donnent pour zélés défenseurs des vérités de la religion catholique, qui voient souvent l’impiété et le scandale où il n’y en a pas même l’apparence, qui se piquent sur ces matières d’entendre finesse et de n’entendre point raison, et qui ont lu cette profession de foi de Genève, en aient été aussi satisfaits que vous, jusqu’à se croire même obligés d’en faire l’éloge. Mais il s’agissait de rendre tout à la fois ma probité et ma religion suspectes ; tout leur a été bon dans ce dessein, et ce n’était pas aux ministres de Genève qu’ils voulaient nuire. Quoi qu’il en soit, je ne sais si les ecclésiastiques génevois que vous avez voulu justifier sur leur croyance, seront beaucoup plus contents de vous qu’ils l’ont été de moi, et si votre mollesse à les défendre leur plaira plus que ma franchise. Vous semblez m’accuser presque uniquement d’imprudence à leur égard ; vous me reprochez de ne les avoir point loués à leur manière, mais à la mienne ; et vous marquez d’ailleurs assez d’indifférence sur ce socinianisme dont ils craignent tant d’être soupçonnés. Permettez-moi de douter que cette manière de plaider leur cause les satisfasse. Je n’en serais pourtant point étonné, quand je vois l’accueil extraordinaire que les dévots ont fait à votre ouvrage. La rigueur de la morale que vous prêchez les a rendus indulgents sur la tolérance que vous professez avec courage et sans détour. Est-ce à eux qu’il faut en faire honneur, ou à vous, ou peut-être aux progrès inattendus de la philosophie dans les esprits même qui en paraissaient les moins susceptibles ? Mon article Genève n’a pas reçu de leur part le même accueil que votre lettre ; nos prêtres m’ont presque fait un crime des sentiments hétérodoxes que j’attribuais à leurs ennemis. Voilà ce que ni vous ni moi n’aurions prévu ; mais quiconque écrit doit s’attendre à ces légères injustices : heureux quand il n’en essuie point de plus graves.

Je suis, avec tout le respect que méritent votre vertu et vos talents, et avec plus de vérité que le Philinte de Molière,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
D’Alembert.