Lettre de Saint-Évremond au prince d’Auvergne


CXXV. Lettre à M. le prince d’Auvergne.


LETTRE À M. LE PRINCE D’AUVERGNE1.
(1701.)

J’avois toujours ouï dire que l’amitié ne remontoit point : sentiment fondé sur quelques observations, que les pères aiment mieux leurs enfants, qu’ils n’en sont aimés. Pour les pères, je n’en disconviens pas ; mais je trouve le proverbe faux, à l’égard des grands-pères, par ma propre expérience. L’amitié de mon petit-fils ne s’arrête pas au premier degré ; elle remonte de toute sa force pour venir au grand-papa2. Que ne fait-on point pour lui plaire ? on donne d’excellent vin, à Londres ; on envoie du meilleur thé de Hollande ; on écrit le premier. Je pousserois ces On-là bien loin ; mais je veux quitter cette espèce de tierce personne, introduite à la cour par M. de Turenne3 et entretenue, après sa mort, par ceux de sa maison ; je la veux quitter, pour vous faire directement des reproches, qui montrent la tendresse du grand-papa. Comment avez-vous pu quitter l’Angleterre, pour aller prendre une fièvre en Hollande ? Si vous étiez demeuré à Londres, notre docteur eût empêché sûrement la maladie, par le régime ordinaire qu’il prescrit, et qu’il observe lui-même. Il vous eût fait faire, dans votre chambre, un potage de santé, avec un bon chapon, un jarret de veau, du céleri et de la chicorée. Il eût fait rôtir deux perdrix, ou trois, si j’y avois été, bien piquées, et de bon fumet. Il y auroit ajouté un hêtudeau4, et un pigeon de volière, pour chacun. Le vin de Villiers pris, modérément, eût fait partie d’une simplicité honnête, et nécessaire, pour se bien porter. Mais le cher docteur entre dans ma chambre : ne pouvant empêcher présentement la maladie, il va vous dire les remèdes qu’il faut employer pour la guérison, etc.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Emmanuel-Maurice de la Tour, dit le bailly d’Auvergne, mort à la Haye, en mars 1702, peu de temps après que M. de Saint-Évremond lui eut écrit cette lettre. Il étoit le fils de Frédéric-Maurice de la Tour, duc de Bouillon, frère aîné du vicomte de Turenne.

2. Le prince Maurice appeloit ordinairement M. de Saint-Évremond son grand-papa. (Des Maizeaux.)

3. Observation curieuse, et qu’on ne trouve nulle autre part, sur l’introduction de cette manière de parler.

4. Nicot ecrit hestoudeau, et le définit : un chaponneau qui n’est ne poulet, pour estre plus gros, ne chapon, pour estre plus petit. Voy. Ménage, Dict. étym., vº hétoudeau, dernière édit. La forme la plus usitée, au temps de Saint-Évremond, étoit hétudeau ; on ne trouve plus aucun de ces mots dans nos dictionnaires modernes, l’Académie les ayant supprimés, on ne sait pourquoi, dès sa première édition. Laveaux dit que hestoudeau est un vieux mot inusité. M. Didot lui a donné un souvenir dans le Complément du dictionnaire de l’Académie.