Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Votre impatience de mon retour augmente la mienne… »)

Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« Votre impatience de mon retour augmente la mienne… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 80-83).


XXV.

AU MÊME.

Votre impatience de mon retour augmente la mienne, pour avoir le plaisir de vous revoir : mais vous ne sauriez m’ôter tout à fait la crainte que des sollicitations trop vives auprès de M. de Lionne le Ministre, ne vous rendent moins agréable et mes intérêts importuns. Je dois être assez équitable pour ménager sa bonne volonté, et croire que les grandes affaires dont il est chargé tous les jours, ont quelque chose de plus pressant que les miennes. Votre activité pour vos amis me donne ce soupçon-là ; mais il ne me dure pas longtemps. Votre adresse me rassure et me persuade que vous prendrez toujours votre temps fort à propos. J’eusse été bien fâché que la comparaison de M. le Prince, la lettre détournée, et le portrait de ———, se fussent trouvés en la disposition de M. Barbin[1]. Pour tout le reste, il est devenu vôtre par votre larcin, pourvu que mon nom n’y paroisse point, et que je n’y contribue en rien : ainsi la chose et les manières dépendent de vous. Vous êtes trop raisonnable pour être aussi piqué que vous semblez l’être, de ce que je vous écrivis sur les Imprimeurs de Hollande. Je n’ai eu autre dessein que de vous faire voir combien j’estime la délicatesse d’un style aussi poli que le vôtre. Dans la vérité, on ne peut pas mieux écrire que vous faites.

Le nouvel écrit de Lisola[2] a été imprimé à Bruxelles ; il n’en est venu ici que sept ou huit exemplaires. Un de mes amis me le lut, et ne me le voulut pas laisser. C’est une suite des remarques sur la lettre de M. de Lionne le Ministre, où il tâche de prouver que toutes les avances qu’on fait à Paris pour la paix, sont des amusements et des artifices pour empêcher l’Angleterre et la Hollande de s’opposer à la conquête des Pays-Bas. Il maintient que le dessein d’attaquer la Franche-Comté et celui de faire la paix, étoient incompatibles, tirant des consequences de tout. Dans ses remarques, il y a des choses très-spirituelles, mais il y a trop de railleries pour une matière si importante. Les Espagnols ne sauraient s’empêcher d’accepter l’alternative : l’Angleterre et la Hollande sont maîtresses de la paix ; mais le Marquis de Castelle Rodrigue[3] ne souhaite rien tant que la continuation de la guerre, qui mettra les Hollandois et les Anglois dans son parti. On souhaite fort la paix ici, et on ne néglige rien qui puisse regarder la guerre.

Je suis fort obligé à M. Corneille de l’honneur qu’il m’a fait. Sa lettre est admirable, et je ne sais s’il écrit mieux en vers qu’en prose. Je vous supplie de lui rendre ma réponse, et de l’assurer que personne au monde n’a tant d’estime pour tout ce qui vient de lui que moi. Je n’ai lu ni l’Amphitryon[4], ni Laodice[5] ; mais en jetant les yeux par hasard sur Laodice, les vers m’y ont arrêté plus que je ne pensois. Songe-t-on que l’amour se déguise ? Cela est le mieux pensé du monde et le plus heureusement exprimé[6]. Je vous prie de remercier l’Auteur pour moi de la bonté qu’il a eue de m’envoyer sa pièce : je la lirai avec grand soin, et avec autant de plaisir assurément. Vous n’aurez point de compliments pour votre particulier ; les amitiés bien établies rejettent tout ce qui peut sentir la cérémonie.

Depuis votre lettre écrite, j’ai lu un acte de Laodice qui m’a semblé fort beau.

Molière surpasse Plaute, dans son Amphitryon, aussi bien que Térence, dans ses autres pièces.

  1. Libraire de Paris, qui venoit d’imprimer le petit volume de 1668.
  2. François, baron de Lisola, étoit de Besançon. Il se mit au service de l’Empereur, qui l’employa dans diverses ambassades, où il se fit connoître d’une manière avantageuse. Pendant la guerre de Flandre, la garnison de Lille ayant intercepté une lettre que M. de Lionne écrivoit au Roi, M. de Lisola publia des Remarques sur cette lettre. Il écrivit encore quelques autres ouvrages contre la France. Voy. le Dictionnaire de M. Bayle, à l’article Lisola. (Des Maizeaux.)
  3. Gouverneur des Pays-Bas.
  4. Comédie de Molière.
  5. Tragédie de Thomas Corneille.
  6. Phrase supprimée par Des Maizeaux, rétablie d’après Raguenet.