Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« J’aurois à vous faire de grandes excuses… »)

Lettre de Saint-Évremond au comte de Lionne (« J’aurois à vous faire de grandes excuses… »)
Œuvres mêlées de Saint-Évremond, Texte établi par Charles GiraudJ. Léon Techener filstome III (p. 65-67).


XX.

AU MÊME.

J’aurois à vous faire de grandes excuses de ne vous pas envoyer ce que vous ai promis, s’il en valoit la peine. Je suis ingénieux à différer l’ennui que mes bagatelles vous peuvent donner ; et c’est une marque d’amitié que je vous donne assez délicate ; cependant je passerai pardessus votre intérêt et le mien, pour vous envoyer les pièces que je fais copier présentement. J’en adresse une à M. Vossius, mon ami de lettres, et avec qui il y a plus à apprendre qu’avec homme que j’aie vu en ma vie. Je vous dirai cependant que j’écris aux gens de guerre et de cour, comme un bel esprit et un savant ; et que je vis avec les savants, comme un homme qui a vu la guerre et le monde.

Pour la confession galante de ma faute dont vous me parlez, je n’aurois pas manqué de la faire, si j’avois eu dessein de faire voir ce que vous m’avez volé. Personne ne sait mieux que vous combien cela étoit éloigné de ma pensée. Vous me ferez plaisir de me faire savoir si je dois espérer quelque retour en France, ou si je me dois résoudre à habiter le reste de mes jours les pays étrangers. L’espérance est la source, ou du moins une des premières causes de l’inquiétude ; et l’inquiétude n’est supportable qu’en amour, où elle a même des plaisirs, puisque, comme vous savez,

Amour,
Tous les autres plaisirs ne valent pas tes peines !

partout ailleurs c’est un grand tourment. Nous n’avons point ici l’Attila de Corneille : vous m’obligerez de me l’envoyer avec quelques pièces de Molière, s’il y en a de nouvelles : je n’ai de curiosité que pour leurs ouvrages. Les anciens ont appris à Corneille à bien penser, et il pense mieux qu’eux. L’autre s’est formé sur eux à bien dépeindre les mœurs de son siècle dans la Comédie ; ce qu’on n’avoit pas vu encore sur nos théâtres. Insensiblement me voilà savant avec vous : je vais recevoir une visite de M. Vossius, à qui je parlerai de la guerre de Flandre. Adieu, Monsieur ; j’ai banni le premier une cérémonie ennuyeuse, je vous prie de le trouver bon.

J’oubliois de vous prier d’assurer M. le comte de Grammont, que je suis ravi de le voir protecteur de la maison de Grammont[1].

  1. M. le comte de Guiche, après avoir été longtemps exilé, avoit enfin obtenu son retour en France, par le crédit de M. le comte de Grammont. M. de Saint-Évremond plaisante ici, sur ce que le comte de Grammont avoit su faire ce que le maréchal de Grammont, son frère, avoit tenté plusieurs fois inutilement. (Des Maizeaux.)