Lettre de Saint-Évremond à la duchesse de Bouillon, pour la duchesse Mazarin


LIX. Lettre à la duchesse de Bouillon, pour la duchesse Mazarin, 1694.


LETTRE À MADAME LA DUCHESSE DE BOUILLON ,
SOUS LE NOM DE MADAME MAZARIN.
(1694.)

Il me semble, ma chère sœur, que je me suis expliquée tant de fois et si nettement, sur la demande qu’on me fait de déclarer mes intentions, qu’il n’y avoit aucun lieu d’en exiger un nouvel éclaircissement. Je vous proteste donc, ma chère sœur, que je n’ai aucun dessein de m’éterniser en Angleterre : tout mon but et mon souhait, c’est de me revoir en France avec ma famille ; mais je vous dis avec la dernière sincérité, qu’il me seroit autant possible de partir d’ici, sans payer mes dettes, que de voler. Je suis contrainte d’en faire tous les jours de nouvelles, quand je croyois recevoir de quoi acquitter les vieilles. Il y a peut-être une ou deux personnes de qualité, parmi mes créanciers, qui ne s’opposeroient pas à mon départ ; les autres ne souffriroient non plus ma banqueroute que les marchands. Croyez, s’il vous plaît, que j’ai plus d’envie de me voir libre, qu’on n’a de regret de me savoir dans une espèce de captivité, aux pays étrangers. Je n’attends que les moyens d’en sortir, pour aller passer le reste de mes jours avec les personnes du monde que j’aime le mieux. Vous croyez bien, ma chère sœur, que mon frère et vous en êtes les principales. Voilà mes véritables intentions ; je ne me déguise point. Il est bien vrai que je choisirais plutôt la mort, que de retourner avec M. Mazarin, et que je n’aurois guère moins d’aversion à passer le reste de ma vie dans un couvent : et en effet, ce sont deux extrémités autant à éviter l’une que l’autre1. Vous ferez l’usage de ma lettre, que vous jugerez devoir faire, pour mes intérêts. Adieu, ma chère sœur ; aimez-moi toujours, et continuez à vouloir servir la personne du monde qui est le plus à vous.