Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« Je viens de lire… »)


XXXV. Lettre à la duchesse Mazarin, 1677.


À LA MÊME.
(1677.)

Je viens de lire, avec M. Van Beuning1, les vers que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer. Cet ambassadeur, qui a passé sa vie dans l’étude, aussi bien que dans les affaires, les trouve fort beaux ; et mon sentiment est, Madame, qu’il y en a dans ce petit ouvrage d’aussi élevés que j’en aie vus depuis longtemps dans notre langue. Ce qui me les fait estimer davantage, c’est qu’il y a de la nouveauté et du bon sens, ajustement difficile à faire : car nos nouveautés ont souvent de l’extravagance ; et le bon sens qui se trouve dans nos écrits, est le bon sens de l’antiquité plus que le nôtre. Je veux que l’esprit des anciens nous en inspire, mais je ne veux pas que nous prenions le leur même. Je veux qu’ils nous apprennent à bien penser ; mais je n’aime pas à me servir de leurs pensées. Ce que nous voyons d’eux avoit la grâce de la nouveauté, lorsqu’ils le faisoient : ce que nous écrivons aujourd’hui a vieilli de siècle en siècle, et est tombé comme éteint dans l’entendement de nos auteurs.

Qu’avons-nous affaire d’un nouvel auteur, qui ne met au jour que de vieilles productions ? qui se pare des imaginations des Grecs, et donne au monde leurs lumières, pour les siennes ? On nous apporte une infinité de règles qui sont faites il y a trois mille ans, pour régler tout ce qui se fait aujourd’hui ; et on ne considère point que ce ne sont point les mêmes sujets qu’il faut traiter, ni le même génie qu’il faut conduire.

Si nous faisions l’amour comme Anacréon et Sapho, il n’y auroit rien de plus ridicule ; comme Térence, rien de plus bourgeois ; comme Lucien, rien de plus grossier. Tous les temps ont un caractère qui leur est propre ; ils ont leur politique, leur intérêt, leurs affaires : ils ont leur morale, en quelque façon, ayant leurs défauts et leurs vertus. C’est toujours l’homme, mais la nature se varie dans l’homme ; et l’art, qui n’est autre chose qu’une imitation de la nature, se doit varier comme elle. Nos sottises ne sont point les sottises dont Horace s’est moqué ; nos vices ne sont point les vices que Juvénal a repris : nous devons employer un autre ridicule, et nous servir d’une autre censure.

J’ai obligation à M. de Nevers ; je cherchois de la nouveauté il y a longtemps, il m’en a fait rencontrer. Je trouve un homme qui sait penser lui-même ce qu’il ecrit, et qui donne son propre tour à l’expression de ses pensées.

Moi, qui n’ai dans mes vers, échappés au hasard,
Que l’audace pour règle et le bon sens pour art.

Si la fortune, l’audace et le bon sens produisent tant de beautés, je conseille aux auteurs de renoncer aux règles de l’art, et de s’abandonner purement à leur génie.

Pour orner le François de nouvelles parures,
Je hasarde en mes vers d’insolentes figures.

Celui qui hasarde ces insolentes figures, est assuré de n’en avoir que de nobles ; c’est une hardiesse heureuse qui n’a rien d’extravagant ni de faux ; un éclat d’imagination que le jugement peut avouer pour une de ses lumières.

Je ne sais pas bien si les avantages que M. de Nevers attribue à Mme de la Fayette et à M. de Meré, sont sincères. Leur mérite me persuade la sincérité : sans cela, la délicatesse du tour me seroit suspecte, et je craindrois qu’il n’y eût quelque ridicule caché sous le sublime de l’une et sous les charmes divers de l’autre. Les louanges que l’on donne à M. Bourdelot sont plus nettement expliquées. Je n’en donnerois pas moins à sa personne, mais je voudrois qu’elles fussent plus dégagées de sa profession. À mon avis, la médecine rompt plus de trames qu’elle n’en renoue ; et il ne falloit pas moins que les vers de monsieur votre frère, pour remettre en honneur une science que ceux de Molière avoient décriée. À vous parler franchement, je retrancherois quelque chose de l’habileté du Médecin, pour donner plus s’il étoit possible, aux lumières du bel esprit.

J’ai plus de vénération pour la Cour de Rome, que pour la Faculté de Paris ; et quoique j’aie toute liberté de parler du Pape dans un pays où on le brûle tous les ans, je ne dirai rien de son éloge, sinon que saint Pierre en doit avoir de la jalousie : car il est plus aisé de fonder un État que de le réformer ; d’y mettre l’ordre, que de l’y rétablir.

La discrétion que vous avez toujours en parlant de monsieur votre mari, me fait passer légèrement sur Orgon ; et ma retenue fondée sur la vôtre, m’ôte l’idée de M. Mazarin. Mais un homme qui trafiqueroit son salut l’argent à la main, me donneroit mauvaise opinion du marchand qui achète le ciel, et plus méchante de ceux qui le vendent.

Revenons à la beauté des vers, qui ne peut pas être égale partout. L’élévation de l’esprit laisse de petites choses en prise à l’exactitude de la critique ; et c’est une consolation que les grands génies ne doivent pas envier aux médiocres. Que des malheureux, à qui la nature a été peu favorable, se fassent valoir comme ils pourront par le travail d’une étude si gênante ; pour moi, je me sens transporté avec plaisir à des endroits qui m’enlèvent, et mon admiration ne laisse point de place au chagrin de la censure.

Il est beaucoup plus facile de louer le Roi en prose qu’en vers. Les vers, avec tout le merveilleux de la poésie, n’approchent point de la magnificence du sujet ; et en prose, une vérité simple est un grand éloge. Il ne faut que dire purement ce qu’a fait le Roi, pour effacer tout ce qu’on a écrit des autres. M. de Nevers a entrepris une chose plus difficile : il a cherché des pensées qui pussent égaler les actions de son Héros. Le dessein étoit hardi, mais il n’a pas été tout à fait malheureux ; car s’il demeure fort au-dessous de la gloire de celui qu’il loue, il s’élève fort au-dessus du génie de tous ceux qui l’ont loué.

Qui peindra les beaux traits de sa gloire immortelle ?
Le pinceau trembleroit entre les mains d’Apelle.
Quel bonheur d’être nés au siècle de LOUIS !
Admirons, Bourdelot, ses exploits inouïs,
Que nous pouvons tous voir, que nous pouvons écrire ;
Et plaignons l’avenir, qui ne peut que les lire.

Je plaindrois la condition de nos neveux, si la mienne n’étoit plus à plaindre. Ils vivront un jour : ils entreront dans le monde, d’où je suis prêt de sortir, où je suis réduit à lire les exploits du Roi, sans en pouvoir être témoin non plus qu’eux. C’est un grand malheur de passer sa vie loin de son Empire : mais si la fortune ne m’en avoit éloigné, je ne vivrois pas sous le vôtre, Madame. Vous inspirez de la passion à tout ce qui en est capable, et la raison vous donne ceux que la passion ne touche plus.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Ambassadeur des états généraux en Angleterre.