Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« C’étoit assez, Madame… »)


LVII. Lettre à la duchesse Mazarin, 1694.


LETTRE À MADAME LA DUCHESSE MAZARIN.
(1694.)

C’étoit assez, Madame, de nous priver de votre table, par votre voyage des Bains ; il ne falloit pas m’ôter Galet1, et me réduire à ne pouvoir manger même à mes dépens. M. Villiers, qui est dans une maison enchantée, pourroit s’en passer : cependant il trouve le repas si nécessaire à la vie, qu’il en fait de bons, dans un lieu où le plaisir de la vue pourroit dispenser de celui du goût. Jugez, Madame, si je ne dois pas chercher ce dernier, dans mes appartements, ou j’ai plus affaire d’un cuisinier que de tapissiers et de peintres. J’ai tout perdu en perdant Galet : c’est un grand sujet de plainte contre vous ; mais le souvenir de la longe de Veau, que vous m’avez donnée, répare tout.

Milord Montaigu, M. Justel et M. Silvestre l’ont mangée à mon logis. Milord Montaigu, fidèle au Mouton, eut de la peine à souffrir le Veau ; mais quand il en eut mangé, et que je lui eus dis qu’il venoit de vous, il jura de ne manger de Mouton de sa vie, à moins que vous n’eussiez la bonté de m’en envoyer de Bath. Le Bibliothécaire2 chercha, dans Athénée, dans Apicius, dans Horace, dans Pétrone, un aussi bon mets que le mien, et n’en trouva point. Le Médecin dit que c’étoit une viande bonne pour les malades, et délicieuse pour les gens qui se portent bien. Je me servis des termes de votre lettre pour faire son éloge, assurant que le Veau de rivière, des Commandeurs et des d’Olonnes, n’en approchoit pas.

Votre santé fut bue trois fois : on commença par les approbations ; des approbations on vint aux louanges, et des louanges à l’admiration. Comme la tendresse et la pitié se mêlent d’ordinaire avec les louanges, en buvant on plaignit le malheur de votre condition, et j’eus de la peine à empêcher le murmure contre la Providence d’avoir fait la fille3 veuve, plutôt que la mère. C’est assez parlé de la longe et de ses suites ; il faut quelques vers, sur les petits poissons de M. le duc de Saint-Albans.

Un jeune duc, de sa grâce,
Craignant que je ne manquasse
De rime à vos carpillons,
M’envoya des perchillons.
Ils étoient bons pour la rime :
Poëte, je les estime :
Pour un Côteau4 délicat,
C’étoit un fort méchant plat.
Ce duc, pêchant à la ligne,
Par une froidure insigne,
Lui-même les avoit pris ;
Sa peine faisoit leur prix :
Mais tels qu’il me les envoie,
Je les reçois avec joie ;
Toujours sensible à l’honneur
Qu’il fait à son serviteur.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Cuisinier de Mme Mazarin.

2. M. Justel. Voy. inf. p. 417.

3. La marquise de Bellefond, deuxième fille de Mme Mazarin, venoit de perdre son mari.

4. Allusion à l’ordre des Côteaux, dont Saint-Évremond avoit jadis fait partie, en France. Voy. notre Histoire de Saint-Évremond, ch. V, p. lxxxviii, où il est parlé du Veau de rivière.